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Balancement entre angoisse et espoir dans la psychose schizophrénique
Solenne Lestienne
Chercheuse indépendante
Solenne Lestienne analyse l'ambiguïté de l'anxiété et de l'espoir dans l'œuvre et l'influence de Virginia Woolf.

Le paradigme de la fiction et du modernisme woolfiens dans une sélection d’ouvrages

En regard avec l’œuvre photographique Poetics of Skin de Rosalyn Driscoll

L’anxiété est un sentiment spécifiquement humain au contraire de la peur que connaît également le monde animal. Dans son fonctionnement intérieur, l’humain peut ressentir une émotion s’apparentant à une peur indéfinie, ce qui éveille en lui la conscience soudaine que les questions fondamentales qui le taraudent se heurtent à une absence béante et terrifiante de réponses.1 L’anxiété n’a pas seulement été traitée par des philosophes comme Heidegger ou Kierkegaard mais aussi par un grand nombre d’artistes. Quand Sartre envisage l’être humain comme « un individu privé de message »2, il considère un défaut de sens qui contribue à endolorir sa relation à « l’être-là »3. Ainsi, les humains font l’expérience du rien, expérience qui s’impose comme une composante et non comme une opposante. De ce fait, « l’inquiétante étrangeté », ce sentiment qui donne l’impression trouble que notre demeure n’est pas vraiment la nôtre, peut faire jaillir l’anxiété. L’invasion de l’angoisse, que je me permets d’utiliser comme synonyme, s’avère parfois sporadique, d’autres fois erratique, possiblement structurelle, comme dans les psychoses. Elle constitue un symptôme bien connu des troubles schizophréniques. La perception chaotique, violemment biaisée, de la réalité est souvent liée à cette sensation que l’étymologie latine associe à « l’oppression, la suffocation ». En sa qualité de maladie chronique et durable, comme elle se révèle être le plus souvent, la schizophrénie engendre des assauts massifs d’anxiété. Comme conséquences directes, la prise de toxiques, dont la cigarette, la boulimie ou son envers, le manque d’exercice physique, l’inertie, les hallucinations, s’associent au malaise pathologique, et influent sur les comportements qui s’inclinent alors vers des pensées morbides. Afin d’éclairer plus pertinemment les mécanismes de l’angoisse, je propose l’exemple de l’œuvre woolfien qui se tient au carrefour de la souffrance schizophrène et des tentatives de rédemption comme dans Between the Acts (Entre les actes) qui pourrait s’assimiler à une farce grotesque imbibée d’humour et d’ironie au-delà de la disruption que l’ouvrage met en exergue. De manière oblique, la maladie de Woolf rappelle le regard que Lacan portait sur les psychotiques ; des êtres créatifs, avant tout.

Assurément, je voudrais souligner le caractère emblématique de la fiction woolfienne qui décrit l’oscillation schizophrénique entre les crises anxieuses insupportables et les moments bénis engageant l’inspiration créative. Car, la boîte de Pandore qui libéra les maux de l’humanité, contient aussi « l’espoir », l’elpis qui annonce l’issue potentielle, même si elle n’est que temporaire. Sans doute, pour les psychotiques, l’invention et l’art peuvent résonner comme la quête du Graal.

Rosalyn Driscoll, Poetics of Skin

Isolement et absurdité

Avant toute chose, je souhaiterais explorer la logique qui préside au fonctionnement de l’angoisse. En apparence, deux notions sont impliquées : l’isolement et l’absurdité.

D’un côté, cette émotion est provoquée par une communication inaboutie,
prosaïquement ou abstraitement, au cours d’une conversation ou dans le déroulement psychique ; en tout état de cause, la présence d’un « fragment » est en jeu. De l’autre côté, elle émane d’une forme d’absurdité qui menace l’unité. A ce stade, deux aspects méritent d’être mis en lumière. D’abord, l’absurdité interroge la justification de l’existant à être et soulève la question de l’illégitimité à occuper sa place dans un monde émietté et dénué de liens. Ensuite, l’anxiété introduit un sentiment de péril pour les psychotiques qui se sentent immensément menacés par la dislocation, par cette image fractionnée qu’ils ont d’eux-mêmes et par cette vision déformée du corps qui leur est renvoyée, impression que la psychiatrie nomme « dysmorphophobie » quand le ressenti est grave. Prenons l’exemple de The Waves (Les Vagues), roman dans lequel l’intranquillité, notamment corporelle est de mise : « perpetual warfare »4 (guerre perpétuelle) ; « the [mirror] shows […] heads only; it cuts off […] heads » (TW, 29). Cette vision démantelée vient évoquer l’importance, chez Lacan, du rôle joué par le stade du miroir dans la schizophrénie. Comme l’image spéculaire que le miroir donne à voir est disjonctive, la perception de l’ego est également impactée, ce qui empêche la bonne évolution de la psyché. L’angoisse fait alors office d’un signal d’alarme révélant une fissure dans l’identité structurelle. Aussi pouvons-nous lire les mots de Lacan à ce sujet :

L’assomption jubilatoire de son image spéculaire par l’être encore plongé dans l’impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu’est le petit homme à ce stade infans, nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet.5

Dans la fiction woolfienne, l’anxiété épouse des formes différentes ; on note même une introduction de celle-ci dans les interstices des personnalités que Woolf met en scène ; je pense notamment à Septimus ou Rhoda. Dans Mrs. Dalloway, le traumatisé de guerre Septimus se voit confronté à une infinie solitude. Il y a quelque chose de désespéré, une impuissance qui se greffent sur sa détresse. Il subit des angoisses qui peuvent être imputées à une absence de continuum, à une interruption : « thunder-claps of fear »6. Il éprouve une douleur forte : « that eternal suffering, that eternal loneliness » (MD, 27). Dans la page, deux fragments juxtaposés sont séparés par une césure comme en poésie : « There was his hand; there the dead » (MD, 27). La force de ces deux expressions accolées vient de la présence d’une métonymie ; the « hand » représente le corps tout entier, ce qui accentue l’idée d’un corps en morceaux, complètement écartelé. Ce profond éclatement est par ailleurs renforcé par le propos de Septimus pour qui « the world itself is without meaning » (MD, 97). Dans l’ouvrage, psychiquement exténué, Septimus finit par commettre l’irréparable (MD, 165). Dans The Waves, de façon approchante, Rhoda se trouve dans l’impossibilité de traverser une flaque d’eau, et ce presque physiquement ; elle est « outside the loop » (TW, 15)  et « without anchorage » (TW, 91).

Ainsi, l’absurdité est provoquée par une absence d’interconnexions, précipitant la perte de sens à être là loin de toute cohérence. Pour plus de clarté, je précise que le fractionnement et le sentiment de vanité qui en découle sont au fondement de l’anxiété. Une comparaison avec un chef d’orchestre qui ne parviendrait pas à faire jouer ses musiciens tous en même temps peut être esquissée. Dans une telle situation, il y aurait sans nul doute désordre et dissonance. De manière avérée, des expressions connotant la dispersion et le tumulte abondent dans Between the Acts : « quivering cacophony » (BA, 124), « words became inaudible » (BA, 84) ; « solitude [comes] again » (BA, 121) ; « death, death, death » (BA, 107).

Si l’univers woolfien est violemment disruptif, on se doit de revenir aux origines de la pathologie schizophrénique qui signifie étymologiquement « esprit coupé en deux »7. Dès lors, les apparitions de fragments, dans la vie ou la fiction, sont remarquables occasionnant des pensées sombres et reflétant un « séparatisme » sous-jacent (« Bart is a ‘separatist’ » ; BA, 72). En toute logique, plus la réalité est vécue comme parcellaire, plus elle est douloureuse. Dans The Waves, les personnages, « six-sided flower; made of six lives » (TW, 175), placent leur confiance en Bernard, ce faiseur d’histoires qui tente de fédérer leurs expériences ; au final, il échouera à cette tâche. Woolf, à qui il incombe de tisser des histoires, s’efforce elle aussi d’étoffer son pouvoir de romancière pour remédier aux fêlures ; « scraps and fragments » (BA, 26). La vision artistique dont Woolf se fait l’émissaire, reste un objet de doutes permanents. L’autrice se suicidera ; de façon similaire, son personnage Miss LaTrobe dans Between the Acts songe à se noyer.8

Rosalyn Driscoll, Poetics of Skin

Réalité et souffrance

La littérature du XXe siècle a étudié sous toutes les coutures la communication, la mise en liens, en posant ces deux thèmes au centre des débats. En recourant à la réflexivité, les ouvrages de cette période formulent des questions métatextuelles à propos du langage lui-même et des procédés d’écriture appropriés. Dans « Modern Fiction », Woolf déclare que la littérature doit se mettre à la page ; elle ne craint pas de fustiger les « matérialistes »9, et insiste sur l’urgence de dire ce qu’elle nomme « the fragment before us »10 en toute authenticité. Au XXe siècle, la représentation de la communication avec le monde extérieur s’avère délicate, parfois avortée, toujours problématique. Les pièces de Beckett, En attendant Godot par exemple, fournissent une définition aiguë de la solitude. Dans les écrits de Kafka, je pense à la nouvelle La Métamorphose, Gregor, le cloporte hybride finit abandonné dans une chambre qui n’est plus qu’un dépotoir, et chez Ionesco, il n’existe plus de véritables dialogues. Si l’absurdité gangrène l’entendement entre les êtres, alors, les interrelations sont abrogées laissant les angoisses à vif et les réponses rassurantes en suspens. Typiquement, le fonctionnement du cerveau n’est rendu possible que par les interactions que les neurones génèrent entre elles. Par opposition, dans l’incipit de The Waves, le dialogue est empêché et tous les interlocuteurs sont isolés les uns des autres. Le cerveau des six personnages qui est réuni en un seul se présente sous une forme totalement morcelée. De manière saisissante, le principe même de schizophrénie est reproduit. La maladie, qui est basiquement une pathologie de la cognition, de la liaison, entraîne une rupture des jonctions, ce qui favorise la crise d’angoisse et interdit l’intégration des liens.

Je vois un anneau suspendu au-dessus de ma tête, dit Bernard. Il
tremble et se balance au bout d’un nœud coulant de lumière.
— Je vois une bande jaune pâle, dit Suzanne. Elle s’allonge à la
rencontre d’une raie violette.
— J’entends un bruit, dit Rhoda. Chip… Chap… Chip… Chap… le son
monte, et puis descend.
*

La réalité est douloureuse. La souffrance est incomprise. L’angoisse bée. C’est ainsi que Warner, en invoquant The Waves, pointe du doigt l’absence terrible de cohérence qui concerne The Waves que Woolf surnomme « a playpoem » ; « contradictory and destructive coherence »11. Voilà ce que souligne aussi Sallie Sears au sujet de Between the Acts : « Interrupted speech…quotations, abortive communication, fragments of sentences, truisms, homespun verse »12. Abolissant les dialogues et tronquant les phrases, créant des personnages divisés et effaçant les liens thématique et formel, Woolf dépeint des psychés psychotiques tourmentées, lesquelles s’inscrivent dans la pluralité palimpsestique de sa littérature et dans ses journaux.

Création et espoir

Je me dois de revenir sur le mécanisme des psychoses schizophréniques. Il s’agit en fait d’une « césure avec le monde extérieur »13 ; l’ego, qui s’est construit de façon bancale depuis le stade du miroir, présente un agrégat de symptômes qui rendent déficient le cours de sa pensée. On pourrait presque dire que le fameux « stream of consciousness » défini par les modernistes imite la voix que les psychotiques entendent dans leurs commentaires, suivant un mode hallucinatoire. Il a été dit que Woolf souffrait d’un déséquilibre mental (« mental instability »14) et son art rappelle en effet la relation que Aristote effectue dans son Problème XXX entre troubles psychiques et esprit créatif. Dans le but ultime de vaincre l’anxiété, Woolf convoque des procédés comme l’humour ou l’ironie qui peuvent générer de l’espoir mais qui reflètent aussi la ferme intention d’émerger du voyage intérieur tourné vers le tourment et l’affliction.

Je reste convaincue que la création et l’espoir sont étroitement liés dans les psychoses. Les deux notions, même si elles sont loin d’être miraculeuses, s’annoncent comme une solution, une voix d’issue susceptibles de décloisonner le côté carcéral encouragé par la maladie. Dans la fiction woolfienne, la distance et le second degré se conjuguent pour alléger le fardeau.

Si Orlando est une comédie ouvertement déjantée, Between the Acts est de toute évidence gouverné par l’ironie et la dérision. Le roman retrace l’histoire de l’Angleterre dans un esprit éminemment sarcastique. Des outils spécifiques sont utilisés pour évoquer la division mais surtout pour la dépasser. Le rôle joué par le rythme est primordial dans l’ouvrage tout comme le symbolisme : le gramophone émet des « chuff, chuff, chuff » (BA, 90) et des « cut cut cut » (BA, 23) par exemple. Il est vrai que « fragment » provient du terme latin « frangere » signifiant « to break », et qu’on peut définir le travail de Woolf par une accumulation de cassures. Chez la romancière, heureusement, les discontinuités sont souvent compensées par les images de « l’anneau » (« ring », TW, 5), du « cercle » (« circle » ; BA, 40) ou des « bulles » (« bubbles » ; TW, 197), lesquelles constituent des symboles de douceur en dépit de toutes les craquelures (« cracks in the structure », TW, 86).

L’écriture proposée par Woolf n’est pas abrupte ; elle est émaillée de réitérations, de choix littéraires fédérateurs et surtout son écriture est inscrite dans une attitude distancée qui amène une abstraction singulière. L’intention n’est peut-être pas de représenter mais plutôt de créer une texture poétique à travers les fameux « non-events »15 de l’autrice. Une fois de plus, il y a expérimentation. D’ailleurs, cette dernière est bien intégrée dans le modernisme et dans la volonté de rassembler les fragments pour atteindre l’unité. Toutes ces tentatives et ces idées nouvelles fleurissent pour dépeindre au plus près l’esprit humain assailli de toutes parts par des occurrences complexes. Woolf communique un sentiment d’espoir, quand, dans Between the Acts, elle cherche à faire naître le dialogue.

Le vacillement entre l’angoisse, la douleur, et l’expérience de la grâce est donc acté. Quand j’examine l’épilogue de Between the Acts, l’espoir, de manière extrêmement sincère, est contenu dans l’échange verbal entre Isa et Giles ; la rédemption semble à portée de main, produisant du sens au-delà de la dissolution. Soudainement, l’insoutenable rupture est allégée. Quoi qu’il en soit, l’épilogue de Between the Acts, qui voit Isa et Giles se parler, n’empêchera pas Woolf de se noyer la même année où son livre est édité. C’est pourquoi le balancement entre espoir et anxiété est permanent et l’idée d’échec lancinante.

Rosalyn Driscoll, Poetics of Skin

Entre le réel et l’abstrait

Si Woolf est expérimentale, elle n’est pas la seule. Car, James Joyce, par exemple, a offert une écriture luxuriante contrariant toutes les conventions ; dans sa vie propre, il s’est montré audacieux en supplantant sa foi en Dieu par sa foi en l’art. Il a recouru à la création comme une issue : un de ses personnages déclare en substance que « la reproduction signe le début de la mort »16. Accusé de massacrer la grammaire et la dignité de la langue par Shaw ou Coelho entre autres érudits, Joyce fut l’objet de diatribes. Plus globalement, la littérature moderniste du XXe siècle ne peut être consensuelle puisque les sujets qu’elle aborde sont eux-mêmes non consensuels ; elle plonge sa plume dans les coulisses de l’inconscient, interdisant, par-là même, la linéarité et la politesse, les certitudes et la prétention aveugle.

Essentiellement, avec le développement de la psychanalyse, le modernisme favorise l’éclosion d’une dimension nouvelle ; le sujet est dès lors de fouiller la psyché et ses mystères ainsi que tous les passages imbriqués dans une démarche presque réaliste. Le réalisme de l’esprit, bien loin du réalisme social, est au travail. Dans Mrs. Dalloway, le roman s’ouvre in medias res sur la description d’une journée qui sera la seule du livre, Woolf optant pour une temporalité réduite. Du début à la fin, le lecteur écoute les protagonistes penser tout haut et se trouve plongé dans leurs âmes en toute intimité, le point de vue venant de la sphère la plus intérieure. Toute chose impactant la conscience mérite d’être écrite : everything which « scores upon consciousness » is the « proper stuff of fiction ». (« Modern Fiction », 154). Pour servir cette intention, Woolf use de la poésie pour tempérer le vortex interne, chaotique et inexpliqué. Hésitant entre les détails, la vie imaginaire comme dans « The Mark on the Wall » et le traitement de la guerre, du patriarcat, Woolf tend à couvrir tous les domaines, dans un désir possible de transversalité. Elle doit dire : se dire elle-même, dire la disruption, la société, le genre. On a l’impression que la création n’attend pas ; si le mal est persistant, l’invention artistique se présente comme une béquille sur laquelle on s’appuie dans l’urgence.

L’alternance thymique et les fissures structurelles sont toutes contenues dans la littérature woolfienne. Le lecteur ne peut ignorer le combat artistique, personnel, et même identitaire dont il se fait le complice, car il se débat avec des sensations si mouvantes qu’il en est bouleversé. Pourtant, dans un contexte où la création est transcendance et où les aspects les plus basiques sont sublimés, le lecteur trouve une chance de s’extraire de son monde, peut-être étriqué, pour accéder à une visibilité plus grande de l’esprit humain et de sa complexité. Le balancement entre le réel et l’abstrait, ou entre la fixité et le changement redéfinit sûrement les notions d’identité et de continuité, ce qui évoque la « différance », terminologie que l’on doit à Dérida :

[…] la différance est la différence qui ruine le culte de l’identité […] ; elle signifie qu’il n’y a pas d’origine (unité originaire). Différer, c’est ne pas être identique.16

La création est un moyen de colmater les trous percés dans la structure identitaire à travers l’expression de l’auteur/l’autrice qui paraphe un écrit responsable, rendant les choses « visibles » ainsi que le formule Paul Klee17.

Rosalyn Driscoll, Poetics of Skin

Woolf et le chaos

Pour conclure, on peut considérer que les ouvrages modernistes, et ceux de Woolf en particulier, expérimentent tous les procédés possibles pour dire la multiplicité de l’âme humaine et ses accès anxieux. Woolf était malade – elle parle elle-même de « ultimate crisis » – et semble-t-il, elle s’aidait de la littérature pour composer avec ses symptômes. Psychotique, elle était en proie à de terribles tensions intérieures. Dans ces circonstances, la création s’est avérée un instrument pertinent pour garder la cohérence, pour rester debout, pour contenir et soulager le mal, et enfin, pour s’autoriser un répit.

De Between the Acts se dégage une atmosphère proche du cauchemar; le gramophone ou les reflets dans les miroirs participent à l’ambiance grisâtre et au désarroi ambiant. L’angoisse transperce le « halo », the « thin envelope of life » (« Modern Fiction », 150). Ainsi, la narration doit suppléer l’écorchure et différer le démantèlement ; « the flower and tree entire » (BA, 10), « circle together » (BA, 40). Heureusement, la littérature laisse des traces qui tendent à pourvoir du sens quand l’œuvre de l’écrivain est rassemblée, réunie et comparée. Se tenant au carrefour de l’art et de la confession, ou de l’expérimentation littéraire et du travail thérapeutique, la fiction orchestrée par Woolf est représentative du passage de la pensée volatile et éthérée à la transcription écrite dotée de consistance. Elle symbolise à la fois l’autrice percutante dont le regard se veut perçant et celle qui voit dans l’écriture le moyen pratique, très privé, de soulager ses maux. On atteint alors la définition de « la parole pleine » telle que nous la transmet Lacan et qui s’adapte très bien à l’action créative à laquelle s’adonne Woolf. Strictement chaque phrase est pensée et chargée d’une observation fine et d’un subtil déchiffrage psychique. Au final, l’acte d’écriture se transmue en acte de survivance.

« By addressing an Other, who in turn translates the enigmatic experience of suffering, the subject creates a link for transference ».17

Woolf semble toujours avoir été en quête de liens que ce soit dans son travail ou dans son esprit propre. Si, à certains moments, l’espoir paraissait accessible, certains « moments of being » pouvaient tourner au chaos. Les quelques pierres que Woolf a glissées dans la poche de son manteau et qui l’ont amenée dans les profondeurs de la rivière dans laquelle elle s’est noyée, sont symboliques de la souffrance indicible que l’écrivaine éprouvait face à l’existence malgré les mots, malgré l’audace, malgré son génie.

Rosalyn Driscoll, Poetics of Skin
  1. Jean Brun, « L’angoisse », Encyclopédie Universalis, Paris, Corpus 2, p. 150.
  2. Ibid., p. 151.
  3. voir le Dasein chez Heidegger,
    Martin Heidegger, Être et Temps, Gallimard, (1927), 1986.
  4. Virginia Woolf, The Waves, Londres, Penguin Books, (1931), 1992, p. 205.
  5. Jacques Lacan, « Le Stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », dans Écrits, Seuil, (1949), 1966, p. 94.
  6. Virginia Woolf, Mrs. Dalloway, Londres, Penguin Books, p. 95.
  7. Solenne Lestienne, « La Schizophrénie, Vecteur d’exclusion, idéalement intégrée », Paris : Revue française de psychiatrie, 2013, p. 63.
  8. Virginia Woolf, « Modern Fiction », dans The Common Reader, Harvest book, (1925), 1984, p. 147.
  9. Ibid., p. 151.
  10. Eric Warner, The Waves, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 58.
  11. Sallie Sears, « Theater of war in Between the Acts », dans Jane Marcus (ed), Virginia Woolf, a Feminist Slant, Nebraska, University of Nebraska, 1983, p. 212.
  12. Solenne Lestienne, « La Schizophrénie », p. 63.
  13. Georges Spater and Ian Parsons, A Marriage of True Minds, An Intimate Portrait of Leonard and Virginia Woolf, Harcourt Brace Jovanovich : New York, Londres, 1977, p. 58.
  14. Michael Hollington, “Svevo, Joyce and Modernist Time,” dans Modernism: a Guide to European Literature, 1890-1930, éditions Malcolm Bradbury et James Macfarlane, Londres, Penguin, 1976, p. 430.
  15. James Joyce, A Portrait of the Artist as a Young Man, Dover Thrift Editions, (1916), 1994.
  16. Lucie Guillemette et Josiane Cossette, « Déconstruction et Différance »
  17. Klee cité dans San G. Di, Lazzaro, Klee, éditions: Fernand Hazan, Paris, 1957, p. 105.
  18. Jorge Santiago, « Beyond Full and Empty Speech ».

*Virginia Woolf, Les Vagues, 1931, traduction de Marguerite Yourcenar, Livre de poche, 1974.

Rosalyn Driscoll, Poetics of Skin

Sources primaires 
Woolf, Virginia, Between the Acts, Penguin Books, (1941), 1992.
—. Mrs. Dalloway, Penguin Books, (1925), 1992.
—. The Waves, Penguin Books, (1931), 1992.

Sources secondaires
Brun, Jean. « L’Angoisse », Encyclopédie Universalis, Paris, Corpus 2, 1988.
Heiddeger, Martin. Être et Temps. Gallimard (1927), 1986.
Hollington, Michael. “Svevo, Joyce and Modernist Time.” Dans Modernism: a Guide to European Literature, 1890-1930. Editions Malcolm Bradbury et James Macfarlane, Londres, Penguin, 1976.
Joyce, James. A Portrait of the Artist as a Young Man. Dover Thrift Editions, (1916), 1994.
Lacan, Jacques. « Le Stade du miroir comme formateur de la fonction du Je ». Dans Écrits, Seuil (1949), 1966.
Lazzaro, G. Di. San. Klee. Editions : Fernand Hazan. Paris, 1957.
Lestienne, Solenne. « La Schizophrénie, Vecteur d’exclusion, idéalement intégrée ». Paris : Revue française de psychiatrie, 2013.
Sears, Sallie. « Theater of war in Between the Acts ». Dans Jane Marcus (ed), Virginia Woolf, a Feminist Slant. Nebraska, University of Nebraska, 1983.
Spater, Georges and Ian Parsons. A Marriage of True Minds, An Intimate Portrait of Leonard and Virginia Woolf. Harcourt Brace Jovanovich : New York, Londres, 1977.
Warner, Eric. The Waves. Cambridge, Cambridge University Press, 1987.
Woolf, Virginia. « Modern Fiction ». Dans The Common Reader, Harvest book, (1925), 1984.

Sources internet
Cossette, Josiane and Guillemette, Lucie. « Jacques Derrida, Déconstruction et Différance ». 2006.
Santiago, Jorge. « Beyond Full and Empty Speech ». 20 août 2020.

Chercheuse indépendante diplômée de l’Université de Paris 7 Diderot en lettres et en Langue Anglaise. Elle s’intéresse particulièrement aux ouvrages de Virginia Woolf et de Henry James. Entre 2014 et 2018 elle écrit une rubrique dans un magazine dédié aux questions de handicap. Elle est peintre et expose régulièrement à Paris.

Rosalyn Driscoll est formée en histoire de l’art au Smith College, Rosalyn Driscoll a travaillé comme assistante de conservation au département asiatique de la galerie d’art de l’Université Yale avant d’être diplômée du Silvermine College of Art dans le Connecticut. L’imagerie de ses premiers travaux en peinture et en dessin est dérivée du corps – d’abord le corps visible, puis le corps anatomique, et enfin le corps abstrait de l’expérience.

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Entre anxiété et espoir
Janvier 2021
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Chercheuse indépendante diplômée de l’Université de Paris 7 Diderot en lettres et en Langue Anglaise. Elle s’intéresse particulièrement aux ouvrages de Virginia Woolf et de Henry James. Entre 2014 et 2018 elle écrit une rubrique dans un magazine dédié aux questions de handicap. Elle est peintre et expose régulièrement à Paris.

Rosalyn Driscoll est formée en histoire de l’art au Smith College, Rosalyn Driscoll a travaillé comme assistante de conservation au département asiatique de la galerie d’art de l’Université Yale avant d’être diplômée du Silvermine College of Art dans le Connecticut. L’imagerie de ses premiers travaux en peinture et en dessin est dérivée du corps – d’abord le corps visible, puis le corps anatomique, et enfin le corps abstrait de l’expérience.

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