/ HAS MAGAZINE
Espoir et angoisse dans l’œuvre de José Saramago
Bina Nir
Chercheuse interdisciplinaire
Des périodes de crise profonde incitent à s'intéresser à la spéculation apocalyptique. En se concentrant sur deux romans de José Saramago, Bina Nir examine les références à l'anxiété et à l'espoir dans la littérature.

En regard avec la série Vision de l’Invisible de Giovanna Magri

Giovanna Magri, Vision de l’Invisible

La menace d’une apocalypse imminente fait l’objet d’un discours culturel, personnel et collectif qui refait souvent surface en temps de crise. Affronter un futur inconnu amène de l’incertitude et un sentiment d’angoisse. Depuis la propagation de la pandémie de la COVID-19, le terme « apocalyptique » revient souvent pour qualifier la situation que nous vivons actuellement. La lutte que l’humanité mène contre l’avancée du coronavirus et de la crise écologique constitue en fait à un effort pour prévenir, ou faire reculer, un possible futur catastrophique.1 Il n’est donc pas étonnant que l’incertitude, le désespoir et l’angoisse soient au rendez-vous.

Paul Tillich distingue trois angoisses différentes qui sont propres à l’existence humaine et auxquelles la pandémie nous a simultanément confrontés – l’angoisse de la mort et de la fatalité, l’angoisse du vide et du manque de sens et enfin l’angoisse de la conscience et de la culpabilité.2 Selon Tillich, l’angoisse de la mort et de la fatalité prend le dessus sur toutes les autres et se caractérise par un sentiment d’arbitraire, par l’horreur de l’imprévisible et par l’incapacité de trouver du sens et une logique au monde.

Les situations extrêmes suscitent aussi l’angoisse du vide et du manque de sens. Il est rare que l’on se pose les grandes questions existentielles dans notre vie de tous les jours. Notre quotidien se caractérise usuellement par une succession d’actions mécaniques au cours desquelles, tel que le décrit par Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe, « un jour seulement, le « pourquoi » s’élève, et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement ».3 Les circonstances extrêmes nous offrent l’occasion de nous questionner sur le sens profond de nos vies individuelles et collectives. Pour Camus, ces questionnements qui nous font osciller entre angoisse et espoir sont notre façon de gérer l’absurdité de l’existence.4 Selon lui, le sentiment d’absurde naît de la relation de l’humain avec le monde, du fait que l’homme exige de la rationalité dans un monde qui en est dépourvu.

Nous éprouvons principalement le sentiment d’une apocalypse imminente en temps de crise, mais ce discours de la fin des temps est fondamentalement enraciné dans la culture judéo-chrétienne. Dans cet article nous examinerons le discours apocalyptique, ses racines culturelles et les émotions culturellement codifiées qui l’accompagnent, telles que l’angoisse et l’incertitude. Nous examinerons aussi la place centrale qu’occupe l’espoir dans ce discours à partir de deux romans du genre littéraire apocalyptique, L’Aveuglement et Les Intermittences de la mort de l’auteur portugais José Saramago. En creusant le concept de la fin des temps au moyen de crises imaginaires, le genre littéraire apocalyptique nous invite à poser un regard critique sur nos vies sous un prisme pouvant être politique, culturel ou social. Mais comme dans toute grande œuvre littéraire, au milieu de l’angoisse et de l’effroi se trouve un espoir que le lecteur est invité à trouver.

Aux origines du discours apocalyptique

Dans la pensée judéo-chrétienne occidentale, le temps a un commencement : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre » (Genèse 1:1) et une fin : « Il arrivera dans les derniers jours » (Esaïe 2:2). Le temps biblique linéaire est irréversible et se poursuit inexorablement vers un événement final, l’instauration du Royaume des Cieux.5 Les prophètes nous assurent que nous jouons un rôle décisif dans le dénouement de cette histoire : « Si vous réformez vos voies et vos œuvres […] Alors je vous laisserai demeurer dans ce lieu, dans le pays que j’ai donné à vos pères, d’éternité en éternité » (Jérémie 7:5-7). Dans la Bible, l’Homme est pris dans le flux du temps au cours duquel il peut, à tout instant, être mis à l’épreuve et devoir se montrer capable ou non de satisfaire la volonté de Dieu.6

Les « derniers jours » évoqués par le prophète Esaïe marquent la fin des temps. Le début de la Genèse pose les fondements de cette fin – si il y a une genèse, il y a une apocalypse. La perception linéaire du temps instauré par la Bible trace une ligne depuis la création jusqu’aux derniers jours, et c’est sur cette ligne du temps que l’Histoire se déroule.7 Le temps avance génération après génération, événement après événement, jusqu’au moment présent à partir duquel une ligne droite et continue s’étire jusqu’à la fin – les derniers jours, l’Apocalypse.8 C’est en grande partie des prophètes d’Israël que nous viennent les écrits sur la fin des temps et sur la responsabilité des peuples et nations en la matière: « Ainsi parle l’Eternel : Retiens tes pleurs, Retiens les larmes de tes yeux ; Car il y aura un salaire pour tes œuvres, dit l’Eternel; Ils reviendront du pays de l’ennemi » (Jérémie 31:16).

Cette croyance en la fin des temps a notamment imprégné le christianisme à travers le Livre de la Révélation. L’Apocalypse de Jean, fortement influencé par les révélations apocalyptiques de l’Apocalypse selon Daniel est en quelque sorte devenu le modèle pour toutes les révélations visionnaires qui lui ont succédé : « Et il dit : Je vais t’apprendre ce qui arrivera au terme de la colère, car il y a un temps marqué pour la fin » (Daniel 8:19). Les faits décrits dans les révélations faites à Daniel sont ainsi devenus des piliers de la perception historique occidentale. Le Livre de Daniel a été rédigé peu après la destruction du Second Temple9, et certains y voient la réponse à un certain désarroi de la population et à une perte de foi en la pratique religieuse comme source de salvation pour l’individu et le monde.10

Ce fut Saint Agustin qui adapta le modèle judaïque de l’histoire et du temps au christianisme.11 Il définit le temps intérieur, celui de l’expérience, et associa le passé à la mémoire historique et le futur à l’espoir ou l’attente. Selon Saint Augustin, la civilisation humaine avance et se développe de façon constante.12 Après tout, la vision chrétienne situe le commencement de l’humanité dans sa chute, son péché originel dans le Jardin d’Eden, et sa fin dans le salut éternel.

L’Histoire occidentale – tout au moins dans ses écrits liturgiques – a elle aussi un début et une fin.13 L’histoire des origines de l’humanité, telle qu’elle existe en Occident, présuppose l’existence du progrès et du développement – autrement dit, d’une trajectoire ascendante qui trouve son expression dans la flèche du temps biblique.14 Cette conception linéaire de l’Histoire faite de segments qui se suivent au fur et à mesure qu’on approche de la fin, domine désormais toutes les sphères culturelles qui s’appuient sur la Bible en tant que fondement d’une vision du monde.15 Bien que l’existence humaine soit de fait une rencontre avec le temps et avec les actions humaines s’y déployant, notre civilisation occidentale, à la différence d’autres cultures, attend beaucoup de son temps.16

Giovanna Magri, Vision de l’Invisible

L’Apocalypse dans l’œuvre de Jose Saramago

Nombreux sont les ouvrages littéraires du genre apocalyptique permettant à nos imaginaires de se figurer la vie humaine dans des conditions extrêmes de catastrophe imminente ou en cours. L’expérience de la lecture nous fait accéder à des états d’angoisse qui nous poussent à des questionnements profonds sur nos existences fragiles. Mais en plus de l’angoisse, nombre de ces travaux contiennent également une dose d’espoir. La littérature, selon Michael Keren, n’est pas tenue de produire des représentations objectives ni fidèles de la réalité mais nous invite plutôt à rentrer dans un dialogue entre l’œuvre et la pensée.17 Les deux romans de Saramago que nous examinerons posent différentes situations apocalyptiques qui sont à la fois la cause et le résultat de l’angoisse humaine, tout en dévoilant l’espoir qu’elles renferment

L’Aveuglement

Le roman L’Aveuglement de José Saramago transporte effectivement le lecteur dans une ambiance de fin des temps.18 Tandis que les personnages du roman perdent la vue un à un, le lecteur a comme le sentiment que l’humanité subit un châtiment. Et pourtant, nous n’identifions aucune force externe susceptible d’avoir causé une telle punition – ce qui n’est pas le cas dans le récit biblique du déluge: «  L’Eternel vit que la méchanceté des hommes était grande sur la terre […] Et l’Eternel dit : J’exterminerai de la face de la terre l’homme que j’ai créé » (Genèse 6:5-8). Dans le roman de Saramago, il s’agit d’une maladie interne et contagieuse, la conséquence d’un échec systémique.

Saramago restitue le délitement d’une civilisation jusqu’à un « état naturel »19 dans lequel l’individu est déstitué de son humanité.20 La raison de cette rapide propagation d’aveuglement n’est pas explicite mais il est difficile de ne pas l’attribuer à l’état dégradé du sens moral de l’humanité. L’épouse du médecin, personnage principal du roman, décide de simuler son aveuglement afin de suivre son mari jusque dans un centre de quarantaine. Là, elle prend la tête d’un groupe d’individus aveugles car elle ressent « la responsabilité de sa vue au moment où d’autres l’ont perdue ». En employant la métaphore de la vision, Saramago nous invite à garder un regard honnête et critique, même lorsque nous pouvons nous sentir comme l’épouse du médecin : « Si vous pouviez voir ce que je suis obligée de voir, vous souhaiteriez être aveugle ». Il se peut que ceux qui « voient » l’état des choses en souffrent, mais c’est leur devoir de mettre leur vision au service des autres. Tel que l’a prononcé Camus dans son discours sur les devoirs de l’auteur, « Le rôle de l’écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles.[…] il accepte, autant qu’il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier: le service de la vérité et celui de la liberté ».21 De la même manière, Chomsky pense la perspective critique comme étant le devoir moral de l’écrivain : « La responsabilité de l’écrivain en tant qu’acteur moral est d’essayer de mettre à jour la vérité des affaires humaines signifiantes à un public qui est en mesure d’y faire quelque chose ».22

Les personnages de L’Aveuglement ne se fient plus aux informations qu’ils reçoivent mais la quarantaine semble être la seule façon d’endiguer la propagation de la maladie. Les aveugles sont détenus dans un ancien asile psychiatrique, ce qui n’est pas sans rappeler l’argument de Foucault expliquant que le premier objectif de l’emprisonnement est de soustraire le scandale au regard public afin de maintenir l’ordre social.23 Nous pouvons trouver des déclarations similaires dans l’analyse de Giorgio Agamben qui a récemment écrit au sujet de la pandémie de COVID-19.24 Prenant pour outil la théorie biopolitique, il décrit en quoi les directives de distanciation sociale, de collecte de données et de confinement constituent une violation de l’autonomie des corps, de l’espace privé et des principes fondamentaux d’une société civile démocratique.

Dans L’Aveuglement, Saramago émet une critique acerbe des institutions politiques et religieuses ainsi que des médias. Les représentants de ces institutions ne font que parler sans jamais prendre de véritables mesures pour sauver l’humanité. Pour citer un des personnages, c’est « un gouvernement d’aveugles qui essaye de guider des aveugles, autrement dit, le rien qui tente d’organiser le rien ». Par ailleurs, alors même qu’elle est impuissante face aux circonstances, l’épouse du médecin prend toutes les responsabilités qui sont à sa portée. Elle préserve son intégrité tout au long du roman – rappelant le personnage du médecin dans La Peste de Camus25 – en faisant preuve d’humanisme profond. En dépit de l’absurdité du monde qui l’entoure, elle maintient une vertu qui est motivée par un instinct inné, un décret moral fondamental que nous nous devons tous de maintenir et ce, même lorsque nous ne pouvons pas prétendre changer le monde.26

Nous pouvons dire que l’épouse du docteur est épargnée par l’épidémie d’aveuglement parce qu’elle n’est pas paralysée par l’angoisse. L’angoisse et la peur figurent parmi les causes de l’aveuglement et Saramago les place à l’origine des plus grandes erreurs de l’humanité. C’est par exemple la peur qui pousse un soldat à ouvrir le feu sur un détenu aveugle : « La peur a glacé le sang du soldat, et c’est la peur qui l’a poussé à pointer son arme et à décharger une rafale de tirs à bout portant ». Si l’épouse du médecin ne perd pas la vue c’est qu’elle ne cède pas à la peur. Elle tue le violeur qui martyrise les femmes de l’asile, non pas parce que cela lui est facile mais parce que « quelqu’un devait le faire, et il n’y a avait personne d’autre ». L’angoisse est aveuglante, tandis que le courage d’affronter la situation et d’agir est source d’espoir. Sans cela nous ne sommes que « des aveugles voyants, des aveugles qui peuvent voir mais qui ne voient pas ». Ce n’est que lorsqu’un groupe s’organise en une communauté basée sur la confiance mutuelle et la coopération que la vue de tous est rétablie.

Giovanna Magri, Vision de l’Invisible

Les Intermittences de la mort

Nous sommes le 1er janvier et à travers le petit pays dans lequel se déroule Les Intermittences de la mort, personne n’est mort – ni de maladie, ni de cause accidentelle, ni même de vieillesse. Il y a certes des blessés – des malades, des gens dans le coma – mais même suspendus à un fil, ils restent en vie. Les jours passent ainsi et tous résistent à la mort, comme si les « ciseaux grinçants des Parques » avaient cessé leur activité journalière.27 La peur de la mort est considérée comme l’angoisse et la source de souffrance la plus profonde de l’humanité.28 Ainsi, au début du roman, alors qu’elle accède à son ultime désir – celui d’échapper à la tyrannie arbitraire de la mort – et que l’immortalité devient accessible à tous, l’humanité pense avoir reçu un don précieux. Mais l’excitation est bien sûr de courte durée. La crise de la mort – c’est-à-dire, la fin de la liberté de mourir – s’avère être une forme de tyrannie bien plus terrible.

Avec Les Intermittences de la mort, Saramago développe une critique et tourne en ridicule les institutions de notre société. Il critique l’Église que la nouvelle situation inquiète car « sans mort il n’y a pas de résurrection, et sans résurrection il n’y a pas d’Église ». Il critique la presse et ses titres à sensations – « certains dramatiques, certains lyriques et d’autres presque philosophiques ou mystiques – au sujet de la « Vie Nouvelle ». Le nationalisme moderne se voit également tourné en ridicule lorsque, dépassé par la ferveur patriotique, les masses se précipitent pour hisser les drapeaux de leur pays aux balcons, fiers d’être citoyens de la première nation au monde à avoir vaincu la mort. Ceux qui tentent de venir en aide à leurs proches afin qu’ils puissent mourir de mort naturelle se retrouvent à les faire passer clandestinement de l’autre côté des frontières; un geste soulevant immédiatement la question morale de savoir s’il s’agit là d’un phénomène naturel ou bien d’un meurtre. Comme toujours, il y a ceux à qui la situation profite. En l’occurrence il s’agit de la mafia qui peut compter sur la collaboration d’un gouvernement qui n’a d’autre choix que de trouver quelqu’un pour faire le sale boulot à sa place.

Dans cet ouvrage, Saramago présente l’absurdité de l’existence dans tout son éclat : les gens craignent la mort en tant que principal obstacle au bonheur mais il s’avère que la condition première de ce dernier est que nous soyons justement destinés à mourir. Lorsque cet équilibre est perturbé, le bonheur se dissout, nous enseignant ainsi que la mort fait partie intégrante et naturelle de l’existence humaine.

La mort elle-même apparaît sous la forme d’une femme. Elle explique au directeur du réseau national de télévision qu’elle a cessé d’ôter la vie afin de démontrer à ceux qui la haïssent tant ce à quoi ressembleraient le monde s’ils venaient à vivre éternellement. Elle avoue néanmoins que sa façon d’agir a pu être un peu cruelle, ne donnant parfois aucun préavis aux mourants et en les privant d’un temps de préparation avant leur départ. Bien qu’elle ait souvent envoyé la maladie pour préparer la voie, la Mort explique que la maladie ne parvient jamais à faire complètement mourir l’espoir. Pour autant de douleur et de souffrance qu’elle puisse leur infliger, les êtres humains espèrent toujours survivre. Afin d’éviter tout nouveau malentendu, la Mort décide de commencer à envoyer des notifications de mort manuscrites par la poste.

Malgré ses promesses, la Mort manque d’envoyer une lettre devant notifier un violoncelliste de sa disparition prochaine. Afin de réparer la situation, elle demande à sa faux de la remplacer pendant une semaine et part en vacances sous la forme d’une belle femme, « transformée en l’espèce dont elle est l’ennemie ». Au fil du récit, la Mort tombe amoureuse du violoncelliste. C’est dans l’amour qui transcende le temps et l’espace que l’on trouve l’espoir : « Si j’ai le don de prophétie, la compréhension de tous les mystères et toute la connaissance, si j’ai même toute la foi jusqu’à transporter des montagnes, mais que je n’ai pas l’amour, je ne suis rien […] L’amour est patient, il est plein de bonté […] Il excuse tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout… L’amour ne meurt jamais » (Corinthiens 13:2–8).

Giovanna Magri, Vision de l’Invisible

Saramago, Camus et l’absurdité cosmique

Dans L’Aveuglement et Les Intermittences de la Mort de Saramago, l’angoisse et l’espoir sont intrinsèquement liés. C’est le motif existentiel à travers lequel Saramago choisit de dépeindre l’existence humaine à l’intérieur de la société. « L’humanité », disait Albert Camus, « baigne dans l’angoisse et l’espoir, car les valeurs auxquelles l’Homme aspire sont constamment en péril ».29

Les phénomènes d’éveil qui se produisent dans les romans de Saramago adviennent en tant que résultats de grandes catastrophes et surgissent précisément quand la vie se trouve au seuil de l’Apocalypse. C’est une épidémie d’aveuglement qui paradoxalement conduit les personnages du roman L’Aveuglement à la vision véritable. Un groupe d’aveugles embarque pour un voyage contemplatif vers un endroit authentique, naturel, moral où naît l’espoir d’une transformation sociale véritable. Ceci les mène à créer une nouvelle alliance sous tutelle féminine, fondée sur la compassion et l’empathie. Dans Les Intermittences de la Mort, l’Apocalypse passe dans un premier temps pour le salut. L’humanité expérimente une sorte de résurrection des morts, l’établissement du Royaume des Cieux sur Terre, la vie éternelle. Mais le dérèglement de l’ordre naturel des choses s’avère désastreux, et la population n’a rapidement pour unique souhait que de revenir à l’état de mortels auquel ils avaient tant voulu échapper. « J’en viens enfin à la mort, et au sentiment que nous en avons… L’horreur vient en réalité du côté mathématique de l’événement. Si le temps nous effraie, c’est qu’il fait la démonstration, la solution vient derrière », affirme Camus dans Le Mythe de Sisyphe.30 Exister dans le temps est néanmoins l’apanage de l’Homme : « Il appartient au temps, et par horreur qui le saisit, il reconnaît son pire ennemi ».31

L’humain cherche à comprendre le monde et se trouve saisi d’angoisse face à l’absurdité de l’existence : « Cette nostalgie d’unité, cet appétit d’absolu illustre le mouvement essentiel du drame humain ».32 Saramago présente l’aveuglement et la vie éternelle comme deux tentatives d’évacuer le sentiment d’angoisse qui sont vouées à l’échec. Nous pouvons cependant clairement tirer de ces deux ouvrages, comme de la réflexion sur l’absurde développée par Camus, la conclusion que l’élimination de l’angoisse suppose de fait l’élimination de l’espoir. Angoisse et espoir sont ici deux éléments jumeaux, comparables à ce que Nietzsche disait du bonheur et de la souffrance.33 Ils surgissent ensemble et découlent tous deux de l’affirmation de la vie et de son activité.34

La pensée humaine obéit à des schémas culturels que nous avons assimilé et dont nous sommes souvent inconscients. Ces schémas incluent la peur de la mort, la peur de la maladie et notre « aveuglement » par rapport aux nombreux moyens de contrôle qui nous assujettissent. Il n’y a qu’une compréhension profonde, allant au-delà des schémas culturellement établis qui « fait du destin une affaire d’homme, qui doit être réglée entre les hommes ».35 Entendons par là que l’existence humaine n’est pas une condition figée. Que l’homme n’est que pur mouvement, un événement indéfini dans le temps.36

Giovanna Magri, Vision de l’Invisible
  1. Lebovic, « BiopoliticalTimes: The Plague and the Plea ».
  2. Tillich, The Courage To Be, p. 35-38.
  3. Camus, Le Mythe de Sisyphe.
  4. Ibid.
  5. Leibowitz, Faith, History And Values.
  6. Rauch, Faith And Revolution: The Philosophy Of History, p. 10-11.
  7. Dan, The Apocalypse Then And Now, p. 19.
  8. Zeligman, Studies In Biblical Literature, p. 102–103.
  9. Flusser, Jesus, p. 131–132.
  10. Dan, The Apocalypse, p. 38.
  11. Augustin, Les Confessions de Saint Augustin.
  12. Russell, « St. Augustine’s Philosophy And Theology », p. 353–354.
  13. Bloch, The Historian’s Craft, p. 5-6.
  14. Carr, What Is History?, p.109-113.
  15. Dan, The Apocalypse, p. 265-308.
  16. Bloch, The Historian’s Craft, p. 5-6.
  17. Keren, Political Literature In The Twentieth Century, p.12–13.
  18. Saramago, L’Aveuglement.
  19. Keren, Politics And Literature, p. 29–32.
  20. Keren, Reality And Fiction At The Turn Of The Millennium, p. 80–81.
  21. Camus, Discours de Stockholm.
  22. Chomsky, Power And Prospects: Reflections On Nature And The Social Order, p. 72.
  23. Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique.
  24. Agamben, « L’invenzione di un’epidemia », dans Quodlibet, 26 février 2020.
  25. Camus, La Peste.
  26. Ohana, A Humanist In The Sun: Camus’ Mediterranean Inspiration, p. 22–53.
  27. Saramago, Les Intermittences de la Mort.
  28. Tillich, The Courage To Be.
  29. Kovacs, The Search For Meaning In Albert Camus, p. 121-122.
  30. Camus, Le Mythe de Sisyphe.
  31. Ibid.
  32. Ibid.
  33. Nietzsche, Le Gai Savoir.
  34. Eylon, Self-Creation: Life, Man And Art According To Nietzsche, p. 170.
  35. Camus, Le Mythe de Sisyphe.
  36. Golomb, Introduction To Existentialist Philosophy, p. 46.

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Bina Nir est cheffe de département des études interdisciplinaires et directrice du programme Honors B.A. du Yezreel Valley College. Elle recherche l’interface des religions occidentales et des cultures contemporaines, en particulier les généalogies des constructions culturelles d’origine religieuse occidentales.

Giovanna Magri est une photographe qui travaille en Italie et en France. Elle a travaillé dans les domaines de la publicité, des natures mortes, du portrait, de l’alimentation et de l’architecture. Elle enseigne à l’Académie des Beaux-Arts de LABA à Brescia. Son travail fait partie de collections publiques et privées, et a été présenté aux États-Unis, en Argentine et en Europe dans des galeries privées, des institutions publiques, ainsi que dans plusieurs foires et festivals d’art.

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Entre anxiété et espoir
Janvier 2021
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Bina Nir est cheffe de département des études interdisciplinaires et directrice du programme Honors B.A. du Yezreel Valley College. Elle recherche l’interface des religions occidentales et des cultures contemporaines, en particulier les généalogies des constructions culturelles d’origine religieuse occidentales.

Giovanna Magri est une photographe qui travaille en Italie et en France. Elle a travaillé dans les domaines de la publicité, des natures mortes, du portrait, de l’alimentation et de l’architecture. Elle enseigne à l’Académie des Beaux-Arts de LABA à Brescia. Son travail fait partie de collections publiques et privées, et a été présenté aux États-Unis, en Argentine et en Europe dans des galeries privées, des institutions publiques, ainsi que dans plusieurs foires et festivals d’art.

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