/ HAS MAGAZINE
La science calme notre anxiété et donne forme à notre espoir
Federica Migliardo
Professeur de Physique Expérimentale
Federica Migliardo discute des leçons et des conséquences du rôle et de la fonction de la science dans la société.
Détail de la caverne dans la Vierge aux Rochers de Léonard de Vinci, 1483-1486.

La vie de chacun de nous se caractérise par le dualisme anxiété-espoir : « l’espérance et la crainte sont inséparables, et il n’y a point de crainte sans espérance, ni d’espérance sans crainte » disait La Rochefoucauld (Ripert, 2002). Et nous vivons tous comme Léonard de Vinci face à une sombre caverne, le cœur agité par le sentiment de la peur du noir qui pourrait cacher une menace ou un danger (détail de la caverne dans le Saint Jérôme de Léonard de Vinci) et le sentiment du désir de savoir s’il pourrait trouver quelque chose de miraculeux (détail de la caverne dans la Vierge aux Rochers de Léonard de Vinci) (E-Leo) :

E tirato dalla mia bramosa voglia, vago di vedere la gran copia delle varie e strane forme fatte dalla artifiziosa natura, ragiratomi alquanto infra gli onbrosi scogli, pervenni all’entrata d’una gran caverna, dinanzi alla quale restato alquanto stupefatto, e igniorante di tal cosa, piegato le mie reni in arco, e ferma la stanca mano sopra il ginocchio, e colla destra mi feci tenebre alle abbassate e chiuse ciglia, e spesso piegandomi in qua e in là per vedere se dentro vi disciernessi alcuna cosa, e questo vietatomi per la grande oscurità che là entro era. E stato alquanto, subito salse in me due cose: paura e desiderio, paura per la minacciante e scura spilonca, desidero per vedere se là entro fusse alcuna miracolosa cosa. (Codex Arundel 155r)

Détail de la caverne dans le Saint Jérôme de Léonard de Vinci, vers 1483.

Pandémie et crise climatique

Ce qui marque la période historique actuelle est que ce dualisme caractérise la vie de la collectivité : on partage tous en même temps et indépendamment de notre localisation géographique la même anxiété et le même espoir.

La pandémie a réussi cet objectif que la crise climatique n’a jamais atteint surtout en raison du manque de conscience des dimensions de cette catastrophe. A ce propos, il faut observer que la crise sanitaire présente de nombreuses similitudes avec la crise climatique :

– ces deux crises représentent des défis mondiaux ;
– elles représentent des amplificateurs de pauvreté, d’inégalités et d’exclusion sociales ;
– elles doivent être guidées par la science. Par ce point de vue la crise sanitaire offre une leçon sur la méthode, celle concernant l’écoute et la prise en compte des données et des avis des scientifiques ;
– elles exigent une réponse à long terme à toutes les échelles.

Ce qui les distingue pour l’instant est la violence avec laquelle la pandémie a changé nos vies comparé à la crise climatique, ce qui est par ailleurs la raison pour laquelle la réponse à cette dernière est beaucoup plus faible et lente. Il est évident que la crise climatique ne puisse être résolue dans un temps comparable à ce qui est envisagé pour la pandémie, mais ce qui émerge est qu’un changement généralisé est possible si les risques sont bien compris au niveau global.

Le partage de ces deux états d’esprit – anxiété et espoir – aide à apaiser le sentiment de solitude qui accompagne généralement la forme individuelle de ce dualisme et il peut même apparaitre étonnant de découvrir qu’on souffre tous des mêmes symptômes de l’anxiété, de la peur de cette menace et de ses conséquences. De l’autre côté, l’espoir prend des formes différentes en dépendant de la situation spécifique de chacun, même si nous partageons tous le même désir : celui d’avoir un avenir où on voit à nouveau clairement sa propre place et son propre rôle.

Renaissance

Tous parmi nous espérons cette « renaissance » : notre envie de renaissance ou notre « peur du vide » pour le dire avec Léonard (E-Leo) – « Il voto nasce quando la speranza more » (MsH 48v) (le vide est provoqué par la mort de l’espoir) – s’accompagne d’une inquiétude sur l’avenir qui, si en conditions de vie normale est naturelle et même positive – Léonard disait (E-Leo) : « Paura ovvero timore è prolungamento di vita » (MsH 32r) (la peur est nécessaire pour nous pousser à vivre – pour « rendre notre vie plus longue ») – pour nous pousser à améliorer nous-mêmes, nos vies et notre monde, dans cette période risque de se traduire dans une impasse qui paralyse notre esprit d’initiative.

Afin d’éviter ce risque de paralysie et au contraire de repartir avec un esprit et une ambition renouvelés, nous sommes appelés à faire preuve d’une grande résilience et donc à partager nos réflexions individuelles dans le but de les traduire en actions collectives concrètes. Delacroix disait que « l’adversité rend aux hommes toutes les vertus que la prospérité leur enlève » (Ripert, 2002) : pendant la pandémie on est tous plus créatifs, on est tous engagés à identifier des solutions innovantes de l’échelle individuelle, en passant par l’échelle communautaire, à l’échelle régionale et mondiale. Et la créativité s’associe tout naturellement à la science, qui combine la rigueur de la méthode et l’innovation de l’approche (figure 1).

Figure 1

Le signal clair que l’actuelle crise sanitaire a illustré est : le monde a besoin de la science. Aujourd’hui, ceux qui considéraient la science comme une activité humaine dont la seule signification est liée aux applications technologiques l’ont également compris. Et donc tout le monde – et pas seulement les scientifiques – demande que la recherche soit soutenue, que les médecins soient protégés, que les jeunes scientifiques soient recrutés. Quel égoïsme a révélé cette pandémie ! Cette nouvelle « sensibilité » a pris la place de l’indifférence que les scientifiques ont toujours observée face à chaque réduction des fonds pour la recherche ou à la condamnation à la précarité de nos excellents chercheurs, même en sachant que pour beaucoup de gens, malades et proches des malades, la vie est toujours une urgence, une anxiété constante pour une fin qui pourrait venir à tout moment, une attente douloureuse pour un médicament encore en expérimentation par manque de fonds, un désir déchirant de normalité jamais satisfait.

Il y a des précieuses leçons que la pandémie actuelle nous apprend sur la relation science-société et qui devraient devenir partie intégrante de l’éducation, et pas seulement de l’éducation scientifique compte tenu de leurs implications éthiques, morales et sociales.

Leçons sur la science pour la société

La science comme phare pour tout le monde

Notre histoire sera divisée entre un « avant le coronavirus » et un « après le coronavirus », mais la science a été, est et sera toujours culture et progrès, et aujourd’hui est surtout une leçon de vie : en ces temps pleins d’incertitudes et de doutes, la science nous guide, en fournissant des informations basées sur des données. Nous utilisons ici une très belle définition de science donnée par Léonard (E-Leo) :

E veramente accade che sempre dove manca la ragione suppliscono le grida, la qual cosa non accade nelle cose certe. Per questo diremo che dove si grida non è vera scienza, perché la verità ha un sol termine, il quale essendo pubblicato, il litigio resta in eterno distrutto, e s’esso litigio resurge, ella è bugiarda e confusa scienza, e non certezza rinata. Ma le vere scienze son quelle che la speranza ha fatto penetrare per i sensi, e posto silenzio alla lingua de’ litiganti, e che non pasce di sogni i suoi investigatori, ma sempre sopra i primi veri e noti principi procede successivamente e con vere seguenze insino al fine, come si dinota nelle prime matematiche, cioè numero e misura, dette aritmetica e geometria, che trattano con somma verità della quantità discontinua e continua. (Libro di pittura 19r-19v)

Selon Léonard là où la raison manque, là il y a des cris, et là où il y a des cris, il n’y a pas de véritable science. Les véritables sciences sont celles que l’espoir a fait pénétrer par les sens, celles qui n’alimentent pas de rêves leurs étudiants, celles qui avancent à partir des principes de manière séquentielle jusqu’au but, en ajoutant l’exemple de l’arithmétique et de la géométrie qui étudient « avec vérité » les quantités discontinues et continues. Léonard est donc bien un « scientifique moderne », compte tenu de la conscience actuelle que dans la science les différends sont résolus laissant libre la concurrence parmi les différents modèles explicatifs et alternatifs qui sont comparés sur la base d’observations, d’expériences et de calculs, selon un critère de correspondance des modèles avec la réalité.

Une grande leçon que la science nous donne dans cette situation complexe et compliquée est le rôle que chacun de nous doit jouer : la science enseigne aujourd’hui, encore plus efficacement que d’habitude, que ce n’est pas un choix, que l’expression correcte est « chacun de nous doit faire sa part », si ce n’est pas par ses propres compétences, certainement par un sens civique qui pousse chacun à se voir au sein d’une communauté – le monde entier – dont le fonctionnement, l’équilibre et le bien-être dépendent du niveau de notre engagement et de notre implication à devenir des ambassadeurs des valeurs que la science transmet. La science développe ainsi notre sens des responsabilité individuelle, collective et partagée.

La science nous guide également en nous enseignant le travail d’équipe basé sur le dialogue et l’humilité. Dans le monde de la science, telle est la règle : on mesure la force sur le talent et sur les compétences, ici l’humilité n’est pas un signe de faiblesse, mais d’intelligence. En cette difficile période, tout le monde est humble face aux experts, reconnaissant la valeur de leur expertise.

Rôle fondamental de l’expertise et des compétences

Aujourd’hui, tout le monde reconnait avec humilité la valeur de l’expertise des scientifiques. Les scientifiques ont été reconnus parce que chacun dans le monde, y compris les décideurs, a besoin d’être rassuré et soutenu, de se savoir entre de bonnes mains. Et les bonnes mains sont les mains des scientifiques qui travaillent jour et nuit pour sauver des vies et identifier des solutions urgentes à toutes les graves conséquences de la pandémie actuelle.

Le besoin d’excellence en science n’est plus un slogan. C’est aussi la meilleure réponse aux fake news : maintenant tout le monde comprend le niveau de frustration des scientifiques en luttant contre les informations fausses et dangereuses qui ont la prétention d’être considérées comme scientifiques même en l’absence de validation de la part de la communauté scientifique. Il faut reconnaitre pourtant que les scientifiques ne sont pas encore suffisamment engagés, comme les comités qui s’occupent d’éthique et d’intégrité de la recherche le recommandent, d’un côté pour « corriger » les informations scientifiques qui sont publiées de manière frauduleuse même dans les soi-disant « journaux prédateurs », et de l’autre côté pour intervenir dans les réseaux sociaux ou dans les canaux de communication média les plus souvent utilisés afin de ramener le débat sur un plan de transparence et d’objectivité et pour rétablir la crédibilité de la science.

Succès de l’approche interdisciplinaire

En raison de la nécessité de couvrir un large éventail de domaines, pendant l’actuelle crise sanitaire, les collaborations scientifiques internationales interdisciplinaires fructueusement activées soulignent la capacité de la science à surmonter les frontières – et souvent les barrières – géographiques et disciplinaires.

En ces temps difficiles, tout le monde est témoin du succès de l’approche interdisciplinaire qui est cruciale pour relever les défis mondiaux, comme ceux de la santé et du climat. Malgré les déclarations officielles, l’interdisciplinarité n’est pas encore correctement et adéquatement reconnue et valorisée; ainsi, une conséquence souhaitable de cette prise de conscience tardive est que l’interdisciplinarité trouve enfin une place appropriée par une évaluation pertinente des scientifiques et des recherches interdisciplinaires.

Leçon sur la société pour la science

Succès de l’approche transdisciplinaire

La communauté scientifique est de plus en plus consciente de la nécessité d’accroître ses efforts pour améliorer la communication des connaissances scientifiques et contribuer ainsi à la formation d’un esprit critique : les scientifiques ont été reconnus pour leur expertise, de sorte que chaque scientifique a de devoir moral d’interagir efficacement avec la société dans un effort non seulement interdisciplinaire, mais aussi transdisciplinaire impliquant la société.

La seule façon de combler la distance importante entre la science et la société est de promouvoir et intensifier le dialogue et les échanges. Cette prise de conscience nécessaire et urgente de la part des scientifiques doit être accompagnée par un engagement concret de la part des institutions en termes de financements pour la formation des scientifiques dans la communication de la science et par un engagement structuré de la part des scientifiques pour inclure parmi leurs multiples tâches une constante interaction avec la société à des fins de vulgarisation des résultats de la recherche et de promotion et de défense des valeurs et des principes éthiques de la science.

Relations avec les décideurs

Les scientifiques ont été reconnus à l’échelle mondiale pour leur expertise, mais, afin de rendre cette reconnaissance permanente, l’interaction avec les décideurs doit se développer sur des bases solides. Les scientifiques qui ont reçu l’attention tant convoitée des décideurs dans une telle situation ont la tâche difficile d’améliorer cette relation complexe. Ici, un rôle fondamental est joué à la fois par une demande constante d’aide et de conseils par les décideurs et un flux approprié d’informations par les scientifiques.

Dans ce cadre la formation dans la communication de la science pour les scientifiques est fondamentale et doit inclure les aspects moraux et sociaux afin de transmettre les valeurs de la science, qui sont également les valeurs de la démocratie et du vivre ensemble.

Contrairement à ce qui s’est passé jusqu’à présent pour le cas emblématique du changement climatique, pour lequel les scientifiques réclament depuis longtemps un changement de rythme et de paradigme, dans le cas de la pandémie les décideurs ont appris à écouter les scientifiques et à prendre – ou de moins à essayer de prendre – des décisions fondées sur la science : pour un avenir durable de tous les points de vue, pour éviter de voir le travail scientifique contrecarré par l’indifférence ou pire par des intérêts, augmentant ainsi la frustration des scientifiques, alors que le changement de rythme a été imposé violemment par la pandémie, il appartient aux décideurs politiques de conduire un décisif changement de paradigme basé sur une nouvelle conscience sociale et sur les lois d’échelle que la science nous apprend, c’est-à-dire le sentiment de protection, l’affection, le respect, la solidarité valable dans notre foyer doivent être valables et appliqués au monde entier.

Leçon pour la science et la société sur les femmes scientifiques

Malheureusement, l’énième occasion de donner la parole aux femmes scientifiques a été manquée. Alors que les femmes ont incontestablement joué un rôle clé pendant la phase la plus violente de la pandémie, dans la phase de reconstruction elles sont presque complètement ignorées et ne trouvent pas assez de place pour donner leur contribution dans ce défi mondial qui nécessite l’aide de tous.

En Italie, de nombreuses femmes ont envoyé une lettre au Premier ministre afin de demander l’augmentation du nombre de femmes dans le comitéscientifique et technique qui soutient le gouvernement et dans le « Task-force per la ricostruzione » (« Groupe de travail pour la reconstruction ») où les femmes sont encore minoritaires.

Plus tristement, les tâches domestiques et familiales, dont la charge a augmenté durant la pandémie, sont encore presque totalement attribuées aux femmes, souvent incompatibles avec une vie professionnelle – en science ou ailleurs. Mais, comme le Programme International UNESCO­-L’Oréal For Women in Science l’affirme depuis longtemps : « le monde a besoin de Science et la Science a besoin des Femmes ». Donc, si la science est le phare, les femmes scientifiques devraient avoir la possibilité de partager avec les hommes le rôle de gardiens du phare.

Il faut garder cette leçon pour l’éducation à donner à nos enfants. Il faut transmettre le message que la lutte contre les discriminations basées sur le genre se place dans le cadre de la lutte pour le respect des droits humains et donc des femmes, surtout pour contribuer à renforcer la position des femmes comme moteurs du changement, comme le souligne le Programme 2030 (Nations Unies, 2015). L’éducation au respect est fondamentale pour une restructuration de la mentalité qui est nécessaire et urgente, dont la caractéristique principale doit être l’interdisciplinarité : il faut adopter une approche holistique, fondée sur l’égalité des droits, la justice sociale, le respect de la diversité culturelle, la solidarité internationale et le partage des responsabilités.

Le grand mérite de la pandémie par rapport à la science et surtout à la relation science-société est d’avoir mis en lumière l’extraordinaire puissance de la science dans un changement profond de mentalité. Comme Niels Bohr le disait : « Chaque grande difficulté porte en elle sa propre solution. Elle nous oblige à changer notre façon de penser afin de la trouver » (Ripert, 2002), la pandémie a démontré ce que les scientifiques savent très bien, c’est-à-dire qu’il est possible d’avoir une approche scientifique à la vie sans être un scientifique, et que la vie devient plus facile grâce à cette approche.

L’exemple plus probant de la capacité de la science à faciliter et améliorer notre vie est représenté par la contribution apportée par la science moderne à la formation d’une mentalité démocratique (Collège de France, 2014 ; Corbellini, 2011) selon laquelle les décisions sont prises sur la base d’informations acquises par une analyse aussi complète que possible des faits. En encourageant les gens à penser librement, à accepter l’existence de différents points de vue et à évaluer les différentes opinions en utilisant des critères plausibles et autant que possible objectifs, l’éducation scientifique a apporté et apporte toujours une importante contribution à la diffusion d’un esprit démocratique.

Federica Migliardo est professeur de Physique Expérimentale à l’Université de Messine en Italie. Actuellement elle est présidente du Conseil Scientifique de la COP régionale dans la Région Centre-Val de Loire, membre de la Commission Nationale pour l’Ethique et l’Intégrité de la Recherche et de comités d’EURAXESS. Ses recherches ont été récompensées par le Programme International UNESCO-L’Oréal Pour les Femmes et la Science. Elle travaille avec le festival National Geographic Sciences à Rome et est cofondatrice du projet « Science for Life pour Lampedusa  ».

Publication précédente
Sommaire
Publication suivante
02
Entre anxiété et espoir
Janvier 2021
Auteur

Federica Migliardo est professeur de Physique Expérimentale à l’Université de Messine en Italie. Actuellement elle est présidente du Conseil Scientifique de la COP régionale dans la Région Centre-Val de Loire, membre de la Commission Nationale pour l’Ethique et l’Intégrité de la Recherche et de comités d’EURAXESS. Ses recherches ont été récompensées par le Programme International UNESCO-L’Oréal Pour les Femmes et la Science. Elle travaille avec le festival National Geographic Sciences à Rome et est cofondatrice du projet « Science for Life pour Lampedusa  ».

Version PDF