/ HAS MAGAZINE
L’Angoisse et l’espoir selon Lu Xun et Søren Kierkegaard
Harold Sjursen
Professor Emeritus NYU Tandon School of Engineering
Dans une discussion prolifique imaginée par Harold Sjursen, les pensées de Søren Kierkegaard et de Lu Xun offrent non seulement des éclairages sur l'anxiété et l'espoir, mais aussi sur la pertinence sans cesse croissante de la pensée philosophique.

En regard avec le travail plastique de Nadou Fredj

Nadou Fredj, Débris, installation, 2019

À un degré sans précédent, notre époque est assaillie par des crises, provoquant une angoisse généralisée quant à ce que l’avenir nous réserve. La sagesse des âges nous offre-t-elle une base pour formuler de l’espoir ? La philosophie, la littérature ou les épreuves passées de l’humanité peuvent-elles nous guider dans notre présent ? Rassemblons-nous dans un esprit d’optimisme et méditons sur notre situation.

Les dîners sont des événements complexes. Dans son ouvrage Anthropologie d’un point de vue pragmatique, Kant suggère qu’ils constituent l’endroit idéal pour échanger des points de vue philosophiques et qu’ils sont propices à la production de solutions pratiques, à condition de ne pas y tolérer de dogmatisme et, en cas de sérieux conflits d’opinion, de ne pas laisser les passions s’enflammer. Ce doit être un environnement convivial, un lieu où règnent la raison et le respect mutuel. En matière de dîners célèbres (et imaginaires), nous pouvons évoquer le dîner mis en scène par Judy Chicago, réunissant de nombreuses femmes éminentes de l’Histoire. Ce dîner rêvé suggère ce que le monde aurait pu devenir sous la direction des femmes. Les rêves sont-ils des réminiscences ? Nous rendent-ils heureux ? Nous aident-il à comprendre l’avenir ? Les délibérations rationnelles et réfléchies, ou les reconstitutions imaginaires de l’histoire – à l’image de ce dîner – satisfont-elles nos besoins de mortels ? Nous aident-elles à trouver une vie bonne ? Favorisent-elles l’espoir ?

Le XXIe siècle est une époque marquée par l’angoisse. Deux écrivains – l’un danois, l’autre chinois – ayant eux-mêmes vécu des époques d’angoisse, bien que très différentes à plusieurs égards, nous offrent deux éclairages sur la condition humaine qui pourraient avoir une résonnance salutaire dans notre présent. Que pouvons­nous apprendre d’une discussion avec Søren Kierkegaard et Lu Xun ?

Imaginez un dîner avec les invités suivants : Constantin Constantius, Frater Taciturnitus, Ah Q, et un Fou. Chacun utilise un pseudonyme, non pas parce qu’il anticipe un conflit virulent – bien que, contrairement à ce que prédit Kant, le conflit est probable – mais parce qu’il n’a pas l’autorité de parler en son nom propre, et ne peut que jouer le rôle qui lui a été attribué.

Allons à la rencontre de nos convives. Ce sont des pantins dirigés par deux cerveaux à l’autorité non légitime ; derrière les imposteurs attablés se cachent les auteurs cités précédemment. Deux invités sont assujettis à Søren Kierkegaard et deux sont au service de Lu Xun – un nom qui, lui aussi, en cache un autre. Bien qu’ils soient issus de milieux assez différents, les invités possèdent plusieurs traits communs que de nos jours, nous pourrions qualifier de troubles de la personnalité ou encore de conséquences d’une socialisation insuffisante. Ce sont des inadaptés sociaux. Bien entendu, ils rejetteraient très probablement cette appellation, car pour eux c’est la société et ses membres qui ont besoin d’être corrigés. Leur aliénation, si nous tenons à l’appeler ainsi, est à la base même de leurs convictions.

Ces asociaux présentent encore d’autres similitudes. Ils éprouvent tous de l’angoisse et s’agrippent à une fine tige d’espoir. En un sens, leur espoir naît de leur angoisse, et c’est d’ailleurs le sujet de discussion du dîner. Mais présentons d’abord les invités : Constantin Constantius est l’auteur d’un livre intitulé La reprise : essai d’expérience psychologique dans lequel il tente ostensiblement de porter conseil à un « jeune homme » au sujet de ses doutes vis-à-vis du mariage et de sa décision de rompre ses fiançailles. Kierkegaard avait en effet quelque chose à dire concernant les demandes en mariage et les ruptures de fiançailles, mais avant d’explorer le thème de la reprise, il nous faut encore présenter nos autres convives. Frater Taciturnitus ou le « frère silencieux » est l’auteur, entre autres publications, d’Étapes sur le chemin de la vie. Malgré sa tendance au mutisme, son point de vue sera important car il est l’incarnation d’une vie à la recherche de la beauté et du plaisir. Le Fou – c’est ainsi qu’il se dénomme lui-même, et non pas une désignation péjorative de Lu Xun – est quant à lui rempli de peur. Il voit le cannibalisme partout et craint d’être dévoré. Ce n’est peut-être pas l’assemblée qu’aurait convoquée Kant, mais elle est adaptée à notre sujet.

Comment un psychologue de développement personnel, un moine taciturne, un homme aux origines inconnues et un paranoïaque peuvent-ils contribuer à nous faire passer de l’angoisse à l’espoir ? Par la répétition ou plutôt, comme le propose Kierkegaard, par la reprise.

L’idée simple de la répétition indique un acte exécuté deux fois ou plus dans le but conscient de reproduire la performance originale, voire de l’améliorer. Il pourrait s’agir d’une action dans le futur destinée à recréer le passé – un retour vers le futur, pour ainsi dire. Cependant, l’idée de reprise conçue par Kierkegaard et formulée par Constantius, est moins simple et part d’une approche d’un événement qu’il a pu considérer, dans sa propre vie, comme un échec éthique. En effet, les faits racontés dans La Reprise présentent bien des similitudes avec la rupture sentimentale entre Kierkegaard et Régine Olsen. Mais quel rôle y joue l’idée de reprise ? Constantius émet la proposition suivante :

[…] la reprise est le terme décisif pour exprimer ce qu’était la « réminiscence » (ou ressouvenir) chez les Grecs. Ceux-ci enseignaient que toute connaissance est un ressouvenir ; de même, la nouvelle philosophie enseignera que la vie est répétition. Reprise et ressouvenir sont un même mouvement, mais en direction opposée ; car, ce dont on a ressouvenir, a été : c’est une reprise en arrière ; alors que la reprise proprement dite est un ressouvenir en avant. C’est pourquoi, quand elle est possible, la reprise rend l’homme heureux, tandis que le ressouvenir le rend malheureux, en admettant, bien entendu, qu’il se donne le temps de vivre et ne cherche pas, dès l’heure de sa naissance, un prétexte (par exemple : qu’il a oublié quelque chose) pour s’esquiver derechef hors de la vie. (« La Reprise », Kierkegaard.)

Quelle que soit notre interprétation de ces mots, ils semblent suggérer que, plutôt que de songer à une vérité éternelle, l’anamnèse est remplacée par l’acte de se ressaisir de sa propre vie. Ainsi c’est dans cet appel à l’action que se situe la vie éthique, et non dans la tergiversation contemplative. Constantius fait bien entendu preuve d’une certaine ironie en considérant cela comme une révélation de vérité éternelle.

Nous retrouvons une évocation similaire du ressouvenir dans l’œuvre de Lu Xun. Dans L’appel aux armes, il déclare :

Dans ma jeunesse j’ai fait, moi aussi, de nombreux rêves. Je les ai oubliés pour la plupart, mais je n’en ai aucun regret. Bien que le souvenir du passé puisse être une source de joie, il peut aussi, par moments, être une source inévitable de solitude, et il n’est pas bon de laisser son esprit enfermé dans la solitude de jours révolus. Néanmoins, il y a des choses que je n’arrive pas à oublier totalement et ces nouvelles émanent des souvenirs que je n’ai pu oublier. (Préface, L’appel aux armes.)

Nadou Fredj, C’est pour mieux te manger, installation, 2019

Kierkegaard et Lu Xun considéraient tous deux que leur époque respective était marquée par une crise des consciences. Pour Kierkegaard, il s’agit d’une profonde crise de foi religieuse, provoquée par les pressions officielles et sociales et aidée par l’Église danoise. Dans le cas de Lu Xun, la transition de la Chine impériale de la dynastie Qing vers une nouvelle et incertaine République, a soulevé des questions d’identité, de loyauté et même de préférence esthétique. Cette crise est très probablement devenue évidente pour Lu Xun au cours de ce que l’on nomme aujourd’hui l’incident de la lanterne magique :

En janvier 1906, dans la ville de Sendai, au nord-est du Japon, Lu Xu a déclaré avoir vécu une révélation qui a changé sa vie et qui l’a fait abandonner ses études de médecine pour « se consacrer à la création d’une littérature dédiée à guérir l’âme chinoise malade ». Le désormais célèbre « incident de la lanterne magique » aurait eu lieu à la fin du cours de bactériologie de Lu Xun à l’école de médecine de Sendai. Une fois le cours terminé, l’enseignant s’est servi du projecteur de diapositives pour montrer aux étudiants des images de la guerre russo-japonaise qui était à peine terminée (1904-05). Lu Xun raconte plus tard que les scènes de guerre avaient mis les étudiants japonais dans un état de frénésie patriotique, culminant dans des chants de « banzaï ! » retentissants ! Une scène montrait un prisonnier chinois sur le point d’être exécuté en Mandchourie par un soldat japonais et la légende décrivait cet homme comme un espion russe. Lu Xun a rapporté que ce n’était pas le fait de voir un compatriote chinois en train de mourir qui le troublait profondément, sinon l’expression sur les visages des spectateurs chinois. Bien qu’ils paraissaient physiquement sains, spirituellement ils semblaient proches de la mort. (The Asia-Pacific Journal—Japan Focus, Volume 5, Numéro 2, Article ID 2344, 2 février, 2007)

Ce qui motiva donc Lu Xun à devenir écrivain fut son désir de guérir l’âme chinoise malade. Pour cela, il développa un nouveau genre de fiction, une nouvelle forme de communication. Kierkegaard aussi a présenté ses préoccupations à travers un ensemble de procédés littéraires élaborés, destinés à attirer le lecteur dans tout un réseau de relations, le forçant ainsi, dans un effort de déterminer qui parle et ce qui est dit, à prendre position et à découvrir ses propres convictions profondes. Aucun des deux écrivains ne dit au lecteur ce qu’il doit penser, tous deux essaient de le pousser à réfléchir.

Ni Kierkegaard ni Lu Xun n’ont utilisé leur création littéraire pour dissimuler leur identité. Tous deux étaient très présents dans l’espace public et tous deux, par la polémique, l’ironie et la satire, ont construit une paternité de leur œuvre (pour reprendre le terme de Kierkegaard) afin d’attaquer et de provoquer un changement dans les valeurs sociales dominantes de leurs temps. Dans les deux cas, leurs alias littéraires n’étaient pas indépendants des intentions du maître, mais présentaient plutôt, pour reprendre la phrase de Kierkegaard, certains aspects du point de vue d’auteur de leur maître. Tous deux, de manière quasi­socratique, interrogent le lecteur en insistant pour qu’il fasse preuve d’esprit critique et de décision, sans jamais lui révéler de prétendue vérité – ou du moins pas directement ou objectivement. À travers un de ses pseudonymes (Johannes Climacus), Kierkegaard déclare une incommensurabilité absolue entre intériorité et extériorité, puis, confronté au doute et à l’absurde, affirme que la subjectivité est la vérité (Post-scriptum définitif et non scientifique aux miettes philosophiques). Les personnages de Lu Xun déclarent-ils la même chose face aux doutes et aux absurdités manifestes perpétrées en Chine à l’époque  ?

La Véritable Histoire d’Ah Q de Lu Xun, écrite en décembre 1921 et reconnue comme une des œuvres majeures de la littérature moderne qui a suivi le mouvement du 4 mai, a d’abord été publiée sous forme de série dans un magazine littéraire hebdomadaire. Le narrateur ouvre l’histoire en évoquant les difficultés d’écrire un récit historiquement et sociologiquement exact d’un personnage dont la véracité du nom même était contestée. De nombreux lecteurs ont interprété l’histoire en tant que récit à peine romancé d’un individu contemporain réel.

Quelques années plus tard, un débat surgit parmi les intellectuels chinois remettant en cause l’illustration des principes marxistes présentés dans le livre, ou du moins la fidélité de Lu Xun à ceux-ci, ainsi que la pertinence du récit pour l’époque. À ce moment-là, la cause communiste était en difficulté et nombreux étaient les intellectuels pro-communistes en proie à des crises idéologiques et personnelles. Le langage réaliste et la critique sociale déployés par Lu Xun ont conduit à un débat cherchant à déterminer si le personnage central de l’histoire pouvait être un représentant de la Chine pré-révolutionnaire plutôt qu’un personnage contemporain. (Voir : Gloria Davies, « The Problematic Modernity Of Ah Q, » Chinese Literature : Essays, Articles, Reviews, décembre 1991, Vol. 13). La question principale était de savoir si l’histoire participait à la révolution et si elle contribuait à rédimer la société chinoise de son passé insidieux ou non. Les questions de subjectivité et de conscience intérieure individuelle ne faisaient pas partie du débat, mais je pense que pour Lu Xun, ces deux niveaux de rédemption étaient profondément liés. La remise en question de l’exactitude historique du récit peut nous faire perdre de vue ­l’essentiel.

Nadou Fredj, C’est pour mieux te manger, installation, 2019

Dans l’introduction de La Véritable Histoire d’Ah Q, le narrateur aborde les défis propres à l’écriture d’une biographie. La question de la vérité – spécifiquement celle de savoir comment un auteur peut connaître la vérité de son sujet – est mise au centre en tant que problème fondamental :

Cela fait plusieurs années que je veux écrire l’histoire vraie d’Ah Q. Mais malgré ce désir d’écrire, j’éprouvais aussi de l’appréhension, ce qui prouve que je ne suis pas de ceux qui atteignent la gloire par l’écriture – car il a toujours fallu une plume immortelle pour retracer la vie d’un homme immortel ; l’homme devenant célèbre par l’écriture et l’écriture étant rendue célèbre par l’homme – jusqu’à ce qu’on ne sache plus lequel des deux a fait connaître l’autre. Mais à la fin, comme possédé par un démon, je reviens toujours à l’idée d’écrire l’histoire d’Ah Q. (La Véritable Histoire d’Ah Q, Chapitre 1, Introduction)

Le narrateur cite ensuite le dicton confucéen concernant la rectification des noms qui affirme que si l’on se trompe de nom, c’est le tout qui bascule dans le désordre. Cette question nous ramène directement à l’idée de la paternité de Kierkegaard. Selon le principe confucéen, si un nom est juste – disons le nom du père – le rôle et l’autorité de l’individu en question seront aussi proprement signalés. Sans connaître le vrai nom d’un individu, comment peut-on savoir depuis quel endroit, avec quelle autorité, il nous parle ?

C’est une question déconcertante que le narrateur de La Véritable Histoire d’Ah Q explique très clairement. Raconter l’histoire véritable de quelqu’un présuppose de connaître son nom. Le narrateur tente de résoudre ce problème en imaginant quel type de biographie nous pourrions ou devrions écrire afin de maintenir l’histoire d’un individu en vie, et dans quel but ? Est-ce seulement pour garder un souvenir en vie ou est-ce pour en tirer un exemple édifiant ? Kierkegaard et Lu Xun semblent tous deux favoriser cette seconde voie ; Kierkegaard avançant une approche corrective et Lu Xun voulant guérir l’âme chinoise. Le fait de ne pas connaître le vrai nom d’un personnage remet en question à la fois le statut du personnage et l’autorité du narrateur.

Kierkegaard et Lu Xun cherchent tous deux à évoquer l’éveil de la conscience qui accompagne la droiture morale et le bonheur psychologique. Cependant, aucun des deux écrivains n’a fait preuve de calme ou d’optimisme en ce qui concernait son propre bien-être. Dans son expérience psychologique, La Reprise, Constantin Constantius, l’alias de Kierkegaard, offre ses conseils à un jeune homme (anonyme) dont l’état mélancolique ressemble à celui du marionnettiste. Mais les conseils fournis ne sont ni facilement applicables, ni susceptibles d’être efficaces. L’éditeur et traducteur de Kierkegaard, Howard Hong, résume la situation comme suit :

La Reprise est une œuvre courte, mais elle contient de nombreuses définitions et illustrations du concept de reprise. Pour l’auteur Constantius, elle signifie l’expérience renouvelée. Pour le Jeune Homme, elle signifie le rétablissement d’un esprit brisé par une fracture causée par le dilemme éthique de la rupture de fiançailles. Tous deux échouent et tombent dans des formes parodiques de répétition. Constantin désespère de connaître la reprise esthétique du fait des aspects accidentels et contingents de la vie, et termine par vivre une vie routinière et monotone. Quant au jeune homme, rongé par la culpabilité, il désespère de la reprise personnelle et atteint la répétition esthétique à travers l’intervention accidentelle du mariage de son ancienne fiancée, se voyant ainsi transporté dans le monde imaginaire du poète. Constantin Constantius évoque également une autre conception de la reprise : « S’il avait été plus religieux, il ne serait pas devenu poète ». Vigilius Haufniensis, auteur de Le concept de l’angoisse, extrait trois lignes de La Reprise laissées en suspens dans l’œuvre de Kierkegaard : « Le ressouvenir est la vision ethnique (ethniske) de la vie, la répétition en est la moderne ; la répétition est le point focal (Interesse) de la métaphysique, l’endroit où la métaphysique est mise en échec ; la répétition est le mot d’ordre (Løsnet) dans toute vision éthique ; la répétition est la condition sine qua non pour toute affaire de dogme » – et il ajoute : « l’éternité est la vraie reprise » ; « la reprise commence dans la foi ». (La Reprise, Kierkegaard.)

Concentrons-nous dans un premier temps sur la reprise esthétique puisque pour le Jeune Homme, celle-ci semble apaiser ses sentiments de culpabilité et le transporter dans le monde de l’imaginaire poétique. Sous quelle forme apparaît la reprise esthétique dans La Véritable Histoire d’Ah Q ? Ah Q est une victime du ressouvenir. Il lutte pour se rappeler la bonne façon d’être, mais en tant que paysan pauvre et ignorant, il ne parvient à mobiliser aucun souvenir qui pourrait le placer en tant que membre de la classe privilégiée. Il tente de se servir de son inaptitude à se souvenir – c’est-à-dire, de sa capacité à oublier – à son avantage. Son extraction de la société est en partie due à son propre aveuglement, lui-même causé par les efforts imparfaits ou insuffisants d’Ah Q de se souvenir. Ah Q se leurre lui-même sur qui il est.

Le Jeune Homme et Kierkegaard ont tous deux rompu leurs fiançailles par considération pour leur propre personne, transposée dans une prétendue considération pour l’autre. Kierkegaard soutenait que sa mélancolie serait un fardeau trop lourd à porter pour Régine. Leurs fiançailles avaient été précédées par un amour romantique intense qui présageait un bonheur possible. Mais immédiatement après leurs fiançailles, Kierkegaard a regretté leur décision et a rompu, créant ainsi un dilemme éthique. Dans le cas d’Ah Q, les circonstances sont différentes. L’amour romantique n’y jouait aucun rôle, et les avances crues d’Ah Q envers la servante (« Couche avec moi! ») ont agi en tant que vulgaire réaction à une malédiction prononcée par une religieuse dans le temple des dieux tutélaires : « Tu mourras sans enfant ». Ses avances ne dénotaient ni d’une connaissance de soi sincère, ni d’une véritable considération pour le bien-être de la servante. Ce n’était qu’une tentative irréfléchie et inconsidérée d’obtenir une forme de statut et de reconnaissance sociale. Ainsi, Lu Xun pose un regard critique très sévère sur le niveau de conscience de ses concitoyens.

La controverse qui entoure l’attitude de Lu Xun à l’égard de la révolution et des principes marxistes et communistes en général dépasse le cadre de cette discussion, à l’exception d’un aspect : son emploi de la satire qui est devenu par ailleurs un élément clef dans la réception de ses œuvres littéraires. Comme Kierkegaard, Lu Xun était une personnalité publique, et il arrivait que des débats acerbes à son sujet noircissent les pages de la presse écrite. Dans le Danemark bourgeois de l’époque de Kierkegaard, ses positions étaient parfois considérées scandaleuses. Tout comme Lu Xun, Kierkegaard est aujourd’hui vénéré – il est cité aux côtés de Hans Christian Anderson, Carl Nielsen et Niels Bohr – mais de son vivant, il a pu être critiqué et même ridiculisé par ses pairs. Un hebdomadaire satirique, Le Corsaire (Corsaren), a publié des caricatures de lui en s’attaquant à ses écrits et aux pseudonymes à travers lesquels il s’exprimait. Kierkegaard lui-même s’en prenait parfois à d’autres écrivains, comme son contemporain Hans Christian Andersen dont il a éviscéré les premiers romans dans Les papiers d’un homme encore en vie, paru en 1838.

En ce qui concerne Lu Xun, la position officielle de la Chine était de le glorifier. À la prononciation de son oraison funèbre, Mao dit :

Sur le front culturel, il fut le plus courageux et le plus honnête, le plus droit, le plus loyal et le plus fervent héros national, un héros inégalé dans notre histoire. (« La démocratie nouvelle », Œuvres choisies de Mao Tsé-toung.)

Nadou Fredj, Débris, installation, 2019

En revanche, Mao emet quelques réserves au sujet de son style littéraire. Au Forum Yan’an sur la littérature et l’art, Mao dit au sujet de Lu Xun :

Nous ne sommes pas opposés à la satire en général… ce que nous devons abolir c’est l’abus de la satire. (« Forum Yan’an sur la littérature et l’art », Œuvres choisies de Mao Tsé-toung.)

Employée dans une forme de communication indirecte, la satire, l’humour et l’ironie, permettent à l’auteur de mettre une distance entre lui et ses écrits. Bien que Mao ait sans doute critiqué certaines des caractérisations satiriques de Lu Xun, l’esprit révolutionnaire a pu perdurer dans ses œuvres grâce à cette distanciation.

L’emploi de dispositifs et de styles littéraires expérimentaux, le goût pour la communication indirecte et l’utilisation de l’humour, de l’ironie et de la satire se retrouvent dans les écrits de Lu Xun et de Kierkegaard. Influencé par le mouvement du 4 mai, Lu Xun s’intéressait à la littérature occidentale moderne qu’il appréciait beaucoup, ce qui se reflète dans son style. Il connaissait d’ailleurs les œuvres de Kierkegaard. Bien qu’il n’embrasse pas la métaphysique ou les doctrines religieuses occidentales, ses écrits présentent une interprétation de la condition humaine qui ne découle pas complètement des traditions chinoises prédominantes ni n’est pas strictement conforme à l’idéologie marxiste ou communiste. Malgré leurs attitudes malavisées, les personnages de Ah Q et du Fou sont dépeints comme des individus dont l’angoisse existentielle fait d’eux les homologues des personnages de Kierkegaard.

A première vue, l’angoisse dépeinte par Lu Xun semble très différente de celle diagnostiquée par Kierkegaard. Le traité de Kierkegaard Le concept de l’angoisse, sous-titré Simple réflexion psychologique pour servir d’introduction au problème dogmatique du péché héréditaire, aborde un problème de la théologie chrétienne qui ne concerne pas Lu Xun. Néanmoins, le livre émet des affirmations sur la psychologie de l’angoisse qui reflètent la perspective de Lu Xun :

L’innocence est ignorance. Dans l’innocence l’homme n’est pas encore déterminé comme esprit, mais son psychisme est pris dans une unité immédiate avec sa condition naturelle […] Dans cet état il y a le calme et le repos mais en même temps il y a autre chose, qui n’est pas le trouble et la lutte puisqu’il n’y a rien contre quoi lutter. Mais qu’est-ce alors ? Le néant. Et quel est l’effet de ce néant ? Il enfante l’angoisse. C’est là le mystère profond de l’innocence; qu’elle est en même temps angoisse. Rêveur, l’esprit projette sa propre réalité, mais cette réalité n’est rien, et l’innocence voit toujours ce rien comme étant extérieur à elle-même. L’angoisse est une qualification de l’esprit rêveur. (Le Concept d’Angoisse, Kierkegaard.)

Il existe une importante différence entre les circonstances concrètes qui menacent nos existences matérielles – qui doivent être reconnues et combattues – et l’angoisse psychologique. L’angoisse, d’après Kierkegaard, est autre chose ; c’est la conscience d’une absence d’être, c’est-à-dire, du néant. L’angoisse est la peur du néant. Dans l’état d’angoisse, nous n’agissons pas. Ainsi, l’inquiétude qu’a expérimentée Lu Xun face à l’absence de réaction des Chinois devant l’exécution de leurs compatriotes, qui contrastait avec l’ardeur des japonais, indiquait qu’il venait d’identifier cet état d’esprit rêveur et fuyant dont parle Kierkegaard. Lu Xun y apportera sa propre réponse avec L’Appel aux armes.

Parmi les œuvres moins connues de Kierkegaard nous pouvons citer Un compte rendu littéraire, publié cette fois en son nom propre (son cycle de travaux sous pseudonymes étant achevé). Dans ce compte rendu de T’o Tidsaldre, écrit par Thomasine Gyllembourg-Ehrensvärd et considéré comme un des premiers romans modernes danois d’importance, Kierkegaard compare sa société à celle d’une époque révolutionnaire. Une époque révolutionnaire, dit-il, est « essentiellement passionnelle; le principe de contradiction n’y étant pas stérilisé, elle peut devenir bonne ou mauvaise, et quelque soit la voie choisie, l’élan passionnel est tel que la trace même d’une action qui marquerait son progrès ou son égarement est perceptible. Elle est forcée de faire un choix, et c’est bien là que réside son salut, car le choix est ce petit mot magique que l’existence respecte. » (Un compte rendu littéraire, Kierkegaard.)

Cette idée n’est pas éloignée de l’idée de révolution de Lu Xun et ce que Kierkegaard souligne là – qu’une époque révolutionnaire exige un esprit déterminé – éclaire en retour la critique que Lu Xun fait d’Ah Q. Mais la révolution vient-elle répondre à l’angoisse, ou bien est-ce l’appel aux armes qui nous délivre de l’angoisse ? Notre époque n’est-elle pas principalement définie par l’angoisse ; notre conscience collective par un esprit de découragement face au néant ?

Il paraît indéniable que nous vivons dans une époque dominée par l’angoisse et un découragement qui s’exprime par un sentiment croissant de désespoir. Nombreux sont ceux qui voient dans notre désespoir ce manque de détermination face aux phénomènes mondiaux qui menacent notre survie même. Qu’il s’agisse de la pandémie de COVID-19, du réchauffement climatique, d’un futur où toute forme d’activité humaine est succeptible d’être remplacée par des robots ou de l’isolationnisme nationaliste qui veut nous dresser les uns contre les autres, nous pouvons nous demander ce que cela signifierait de faire preuve d’esprit de décision et comment nous pourrions le mettre en pratique. Le sentiment d’impuissance face à de telles catastrophes potentielles amène dans un premier temps de l’angoisse, et peut ensuite mener à un état dépressif et finalement nous faire glisser dans une sorte d’état de rêve dans lequel l’individu se dissocie de lui-même.

Quel type de personnalité peut faire face à un tel désespoir ? Il semblerait que les invités aux dîners de Kant n’aient pas été troublés par cela. Les émissaires envoyés par Lu Xun et Kierkegaard pour notre dîner imaginaire sauraient-ils faire mieux ? Kierkegaard subordonne toutes les préoccupations du monde à la rédemption promise par le salut religieux. Son analyse tranchante de l’esprit humain ne permet pas de surmonter les problèmes du déclin matériel. De la maladie à la mort, le désespoir face à notre propre mortalité, vient de notre incapacité de mourir, qui est elle-même due à l’ignorance, au rapport erroné que l’individu entretient avec lui-même, à une incompréhension de ce qu’est la promesse divine. Quant aux personnages de Lu Xun, leurs relations intérieures erronées les ont poussé à se retirer du monde, hors ce n’est que dans le monde que la rédemption peut être trouvée.

Bien que le diagnostic soit le même, le chemin de l’espoir tracé par ces deux auteurs prend des directions divergentes. Ce qui les relie, en revanche, c’est le besoin fondamental d’un engagement déterminé, et ce même devant l’absurde.

Nadou Fredj, Assiette blessure

Enseignant et administrateur dans l’enseignement supérieur depuis plus de 40 ans, membre de la faculté d’une école d’arts libéraux et d’une école d’ingénieurs. Avec une formation en histoire de la philosophie, il s’est toujours intéressé aux sciences et à la technologie. Ses recherches et ses écrits actuels portent sur la philosophie de la technologie, la philosophie globale et l’éthique technologique.

Artiste franco-tunisienne, formée à l’école des Beaux-Arts de Marseille, Nadou Fredj oriente principalement ses créations autour de la nourriture et de l’enfance. Elle pratique le détournement d’objets du quotidien, trouvant son essence dans une iconographie fortement liée aux contes pour enfants. Son travail questionne les thèmes de l’identité en convoquant la mémoire, l’intimité, la culture et le rapport au corps.

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02
Entre anxiété et espoir
Janvier 2021
Auteur

Enseignant et administrateur dans l’enseignement supérieur depuis plus de 40 ans, membre de la faculté d’une école d’arts libéraux et d’une école d’ingénieurs. Avec une formation en histoire de la philosophie, il s’est toujours intéressé aux sciences et à la technologie. Ses recherches et ses écrits actuels portent sur la philosophie de la technologie, la philosophie globale et l’éthique technologique.

Artiste franco-tunisienne, formée à l’école des Beaux-Arts de Marseille, Nadou Fredj oriente principalement ses créations autour de la nourriture et de l’enfance. Elle pratique le détournement d’objets du quotidien, trouvant son essence dans une iconographie fortement liée aux contes pour enfants. Son travail questionne les thèmes de l’identité en convoquant la mémoire, l’intimité, la culture et le rapport au corps.

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