/ HAS MAGAZINE
Naviguer l’anxiété et l’espoir dans l’usage de l’espace public
Stephanie Geertman & Monique Gross
Chercheuse & Traductrice
Dans les réflexions de Monique Gross et Stephanie Geertman, l'expérience quotidienne – et l'expérience du quotidien – pendant la pandémie est examinée, ainsi que leurs effets potentiels à long terme sur l'urbanisme et la vie en ville.

Observations du processus de transition pandémique à Utrecht et Paris

Utrecht a démarqué des bancs “officiels” dans le centre-ville afin d’empêcher les gens de s’y asseoir, pourtant les gens se sont mis à les utiliser comme des porte-vélos. Ceci a été rendu nécessaire par l’augmentation de l’usage des vélos, et parce que l’espace de trottoir adéquat avait besoin d’être sécurisé, les vélos ne pouvaient plus y être garés.

De nombreuses villes sont soudainement devenues de grands ateliers d’artistes –programmes pilotes, pollinisation croisée des associations de quartier (un créateur d’associations !) – et réseaux de mobilité menant au-delà de la ville, rassemblant les gens autour d’un objectif commun. Tout cela est approuvé, relativement toléré, même mandaté par les autorités urbaines au nom de la santé et du bien-être.1

Afin d’empêcher les citoyens de s’asseoir trop près les uns des autres dans les parcs, la ville d’Utrecht a peint des cercles et les gens ont commencé à s’asseoir à l’intérieur de ceux-ci.

Mais la conscience et l’engagement ainsi que l’investissement dans l’amélioration de la qualité de vie des citoyens urbains n’est pas neuve. Précédemment, cependant, l’engagement citoyen se déroulait lentement, parfois au rythme traînant des grandes administrations. Des initiatives isolées ponctuaient une chronologie urbaine de moments démocratiques, ressentis par une minorité, afin de reconnaître un problème à l’initiative d’une des nombreuses associations de terrain – un jour désigné de fermeture de l’autoroute et de sa récupération par les piétons, une section de rue fermée pour un événement dominical, une course à vélo le long d’un boulevard urbain. Bien que ce genre d’initiative de terrain améliore la qualité de vie des citoyens concernés de nombreuses manières (par exemple une meilleure cohésion sociale dans un quartier, plus d’accès aux espaces verts), elles disparaissent souvent de l’espace public avant même d’avoir pu générer suffisamment d’attention pour être acceptées du plus grand nombre.

Ces dernières années, la participation citoyenne dans la création urbaine a été placée haut dans la liste des priorités des experts en urbanisme ainsi que des autorités. L’idée est de permettre aux individus d’augmenter leur contrôle sur la manière dont leur environnement immédiat est formé, de leur donner la possibilité de contribuer au design, à l’implémentation et au contrôle du processus. Au sein de l’idée de « projets participatifs », citoyens et organisateurs se sont donnés les moyens de réaliser un processus de création urbaine gouverné de façon démocratique. Cependant, les voix citoyennes dans ces projets participatifs deviennent souvent l’objet de longues discussions de la part des autorités urbaines. La participation citoyenne influence potentiellement les politiques et le fonctionnement des institutions bureaucratiques et – en raison des nombreuses parties concernées dans les logistiques complexes des bureaux de développement urbain – le processus est souvent très lent. De plus, l’idée d’un contrôle citoyen total est rarement réalisée. Souvent, la participation citoyenne reste limitée au cadre d’une consultation de quelques résidents déjà actifs plutôt que d’une prise de contrôle des citoyens à l’échelle de la ville quant à la façon dont leur ville est utilisée et façonnée.

Un café parisien utilise un poteau, ordinairement utilisé pour empêcher les voitures de se garer sur le trottoir, comme plateau impromptu permettant aux clients d’y poser leurs verres et de se tenir autour en raison des règles de distanciation sociale.

En 2020, cela a changé. Cette année, les villes étaient confinées, vides d’activité, à l’arrêt. Quand, plusieurs mois après, les citoyens s’aventurèrent dehors, ils purent observer leurs villes d’un point de vue différent, et se mirent à utiliser les espaces publics différemment. Tandis que l’accès aux espaces intérieurs était restreint, les citoyens se ruèrent en masse vers les espaces publics extérieurs. Cela a conduit à une raréfaction de l’espace public, mettant de la pression sur l’usage et l’appropriation de cet espace. Cela a conduit également à un usage différent de l’espace public. Les activités d’intérieur furent transposées à l’extérieur, et à cause des limitations de l’espace, l’extérieur se vit immédiatement doté des fonctions multiples. Cela mena instantanément à une recherche de moyens plus créatifs de l’utilisation de cet espace. Au moment même où les citoyens commencèrent à faire un usage différent des espaces publics, les autorités accélérèrent les changements de politiques permettant des usages différents des espaces publics.

Les invitations à se sentir à l’aise dans l’espace public, à le partager, et à se l’approprier, relevaient auparavant du domaine de l’urbanisme tactique. L’usage tactique de l’espace public par des citoyens engagés – usages qui peuvent varier avec le temps – apportent de la vie à une ville par le biais des gens qui emploient l’espace pour d’intenses interactions sociales. Bien que les autorités urbaines reconnaissent les bienfaits de l’usage tactique de l’espace par les citoyens, cela peut également être un casse-tête pour eux, dans le sens où ces usages ne peuvent être prédits et sont difficiles à surveiller et contrôler. De plus, les initiatives citoyennes dans l’espace public ont tendance à explorer leur valeur d’usage plutôt que leur rentabilité économique. Toutefois, grâce aux conditions chaotiques de la pandémie, l’urgence d’un usage public des espaces extérieurs, ainsi que l’implication des citoyens dans les mesures prises pour combattre la pandémie, ont permis aux autorités urbaines de considérer les propositions citoyennes comme potentiellement bénéfiques, non seulement en termes de santé et de bien-être, mais également comme moyens d’assurer un soutien populaire dans la transition vers de nouveaux usages des espaces urbains extérieurs.

La pandémie a étendu la durée d’événements autrement occasionnels/éphémères, permettant au public une plus grande expérience des effets des solutions créatives autorisées par les autorités urbaines. Des initiatives sur lesquelles les autorités urbaines souhaitent mettre en place ont été instaurées, souvent de façon temporaire, mais parfois de manière permanente, grâce à leur réception positive. Les arts et les sciences humaines s’introduisent ici, sous la forme des usages temporaires de certains espaces, un usage plus pluraliste de l’espace2, et des usages de l’espace qui changent au cours de la journée. Au moment où les citoyens s’approprient les rues et s’engagent dans un usage créatif de l’espace extérieur, les autorités ont alloué une plus large place aux espaces partagés.3 A la place des traditionnelles proscriptions quant à l’usage de l’espace, les autorités ont largement commencé à inciter les citoyens vers certains changements comportementaux, réévaluant des usages anciens4 et des usages plus créatifs de l’infrastructure urbaine formelle.

Un sol en parquet et des bacs à fleurs sont temporairement installés sur des places de parking par un restaurant parisien.

La pandémie a nourri l’intensification de l’usage des espaces publics, ce qui a créé plus de vie dans les rues. Cela peut se voir dans les usages créatifs initiés par les gens eux-mêmes et leurs solutions pour permettre des usages de l’espace public nouveaux et pluriels. En soi, c’est un développement désirable en ce sens où cela augmente la participation active dans un usage des espaces qui potentiellement augmente le sentiment d’appartenance des gens à ces espaces. Toutefois, conjointement avec de nouveaux usages créatifs des rues et des trottoirs, les espaces libres sont également appropriés par des entreprises tels que bars, restaurants et épiceries. Pendant la pandémie, ces usages informels ont été tolérés pour les bénéfices apparents qu’ils offraient en terme de sécurité sanitaire pour les citoyens urbains. Certaines rues ont été transformées en « Restaurues » (espaces dînatoires extérieurs)5 pour lesquelles la priorité est donnée aux gens dans toute la rue, excluant temporairement les voitures. Ceci est potentiellement prometteur pour les villes en tant que cela réduit le bruit et la pollution de l’air causée par les voitures, augmente la proportions d’espaces dédiés aux rencontres et étend l’espace potentiel de marche et de cyclisme. En même temps, il existe une anxiété vis-à-vis de la normalisation possible de ces situations temporaires. Ces espaces, antérieurement utilisés pour s’asseoir, jouer ou marcher, pourraient se voir commercialisés pendant de larges pans de la journée.

La municipalité d’Utrecht a installé ces blocs pour que les piétons les utilisent comme des ronds-points, pourtant les gens les utilisent également comme bancs.

Un résultat prometteur issu directement des changements qui ont lieu actuellement réside dans le fait que les villes font l’expérience d’un plus grand engagement local. Tandis que les citoyens réduisent leurs mouvements et travaillent en majorité à domicile, ils se retrouvent de plus en plus connectés à leurs environnements locaux en y passant plus de temps. L’augmentation des interactions entre voisins mène à plus de communication, génère de l’empathie pour « l’autre » ainsi qu’une plus grande cohésion sociale.6 Le danger potentiel ici est que si les gens s’engagent trop dans leur environnement local (communauté, région, pays), ils pourraient se retrouver déconnectés des environnements plus lointains, causant une augmentation de l’anxiété ressentie pour l’« autre »/l’inconnu. L’équilibre entre le proche et le lointain reste d’une importance cruciale.

Un square au paravent vide devant un marché couvert parisien. Les cafés voisins profitent de la fermeture obligatoire pour installer des sièges pour leurs clients.

Le changement de perspective quant aux espaces précédemment utilisés pour la mobilité est un sujet très sensible pour beaucoup de monde – le droit à la propriété d’une voiture et à l’espace pour la conduire. Bien que la plupart des automobilistes feraient bon accueil à un environnement urbain assaini, on trouve également une grande anxiété parmi ces derniers quand à ce qu’ils perçoivent comme la perte de leur liberté de déplacement7, alors qu’ils représentent 20 % de population, avaient pourtant accès à 70 % de l’espace urbain.8 Malgré un ensemble de données croissant attestant le fait que les villes auto-centrées ont un impact négatif sur l’environnement9, et à cause d’un accès aux services de mobilité inadéquats10, il est concevable que la volonté de bénéficier d’un droit à un espace dédié est au cœur de la résistance aux alternatives multimodales de la part des automobilistes individuels.

Vélopolitain, un réseau de pistes cyclables qui guide les gens vers et hors des régions avoisinantes et à travers la ville.

L’augmentation de l’intensité des usages des espaces publics ouverts dans les villes pose des questions quant à savoir qui utilise les espaces urbains et comment : l’espace est-il alloué entre tous les citoyens de manière égale ? Les nouveaux usages de l’espace urbain depuis la pandémie sont, en général, prometteurs. La pandémie a forcé l’attention des autorités et des citoyens, proposant des alternatives à la fois sur le court et long-terme. Nous voyons de plus en plus de citoyens adopter des modes de mobilité non-polluants, tels que la marche et le vélo, ainsi que les autorités urbaines proposer des politiques qui fournissent plus d’espace pour ces modes de mobilité alternatifs équitablement.

Dans le processus de navigation de ces transitions, notre plus grand espoir est que le bon équilibre soit poursuivi par les gouvernements et les peuples dans le partage des espaces que nous habitons.

À Utrecht, certaines rues sont converties en rues pour cyclistes, les voitures sont des invités (indiqués par des pavés transformés de gris en rouge) et, incitée par les besoins usagers pendant la pandémie, la ville a converti des garages à voitures en garages à vélos.
  1. « Une ville saine est une ville qui crée et améliore continuellement les environnements physiques et sociaux et étend les ressources de la communauté qui permettent aux gens de se soutenir mutuellement dans la performance des fonctions de vie et de se développer à leur potentiel maximal ». Health Promotion Glossary, 1998
  2. Gregory Scruggs, « How Much Space Does a City Need? » Next City, 7 janvier, 2015.
  3. Sarah Wray, « Bogota expands bike lanes to curb coronavirus spread », Smart Cities World, 18 mars, 2020.
  4. Daniel Boffey, « Utrecht restores historic canal made into motorway in the 1970s », Guardian, 14 septembre, 2020. Voir aussi Paul Lecroart interview, Grand Paris Développement, 12 décembre, 2019.
  5. « How cities are using streateries to help restaurants recover », Bloomberg Cities, Medium, 28 mai, 2020 ; Derek Robertson, « How cities are prioritizing people over parking », Guardian, 12 octobre, 2020.
  6. Stephanie Geertman, « Adaptive Resilient Urbanism Through Crisis Management—Vietnam », Living in Cities, 11 juillet, 2020, tiré de Jane Jacobs, The Death and Life of Great American Cities, 1961.
  7. Enrique Peñalosa, maire de Bogota, cité : « Une ville progressiste n’est pas une ville où même les pauvres utilisent des voitures mais où les riches utilisent les transports publics », dans « Why buses represent democracy in action », TED, septembre, 2013.
  8. Nathalie Mueller et al, « Changing the urban design of cities for health: The superblock model », Environment International, Vol. 134, janvier 2020.
  9. Paul Lecroart, « Rethinking post-carbon cities, from expressways to boulebards », L’Institut Paris Region, 4 novembre, 2015.
  10. « Gilets Jaunes et crise de la mobilite : à quoi le Vrai et le Grand Debats ont-ils abouti ? », Forum Vies Mobiles, 1 juillet, 2020.

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Janvier 2021
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