Il s’agit ici de proposer un regard sociologique sur la guerre, tout autant que sur nos manières de documenter le monde. Cette contribution s’inscrit ainsi dans une réflexion plus large qui interroge les façons dont la guerre produit et véhicule sa propre imagerie.
J’ai réalisé les images du projet « Here, There » en mars 2022 dans le cadre d’un séjour de recherche à Jeddah, en Arabie Saoudite. Elles font partie d’un nouveau travail de terrain et d’investigation au long court dans cette partie du Golfe.
Dès le début du XXe siècle, alors que la photographie transforme notre représentation du monde, les progrès technologiques militaires transforment le théâtre des opérations en un lieu d’exploration.
En poursuivant mes recherches sur les modes de fabrication, de diffusion et de réception de l’information via la mise en circulation d’images produites par la guerre (voir HAS #03), je propose ici d’approfondir ma réflexion sur les limites de la représentation et le regard que nous portons sur ce type d’imagerie. L’automatisation des modes de production de l’image ont transformé les technologies en sujet actif de la guerre, où les armes deviennent aussi des outils de perception et de vision. L’œil artificiel de ces machines brouille la perception de la réalité, et nous pouvons alors nous demander : que voit-on, comment et où ?
L’arrivée, entre autres nouvelles technologies, des drones sur le champ de bataille a marqué un tournant majeur quant à la place du combattant sur le terrain. Le vertige de la technique rejoint dès lors le vertige de la terreur, où se construit alors une nouvelle appréhension de l’espace et de ses dimensions.
Parallèlement, la simultanéité de la diffusion des images de guerre entre ce qu’il se passe sur le terrain et ce que nous voyons via les informations qui sont diffusées dans les médias et sur les réseaux sociaux nous fait aujourd’hui vivre la guerre en temps réel. Nous recevons les informations directement dans nos poches, sur nos smartphones. Déjà avec la guerre du Vietnam et tout au long des années soixante-dix, les combats sont de plus en plus « médiatisés ». Avec la mobilité de la caméra installée sous un drone ou sur un missile, se développe également une forme de simultanéité entre le visuel de l’image et ce qu’elle enregistre en temps réel. Le mouvement de l’image induit par le mouvement de la caméra concrétise une forme de militarisation de la vue.
Être loin, voir de près : le drone
Tiré de la traduction du mot anglais drone qui signifie « faux-bourdon » ou « ronronnement » (d’un moteur), le terme drone désigne en français des « aéronefs sans pilotes »[1] aériens, terrestres ou sous-marins et pilotés à distance. Dans le jargon militaire, ils sont désignés sous l’appellation UAV Unmanned Aerial Vehicle que l’on traduit par « véhicule aérien sans équipage » ou Unmanned Combat Air Vehicle pour « véhicules aériens de combat sans équipage ». Ces engins « nouvelle génération » ne sont pas considérés comme des engins pilotés au même titre que les avions ou les hélicoptères. Les drones sont devenus un intermédiaire important de la transmission et de la collecte des informations sur le terrain, permettant le traitement des données en temps réel par la présence des opérateurs au sol. L’évolution de leur utilisation a également suivi l’évolution des conflits des années récentes et il est devenu un engin de combat aux capacités d’autonomie sans précédent. À l’origine centrés sur des missions de reconnaissance, de renseignement et de surveillance, les drones sont peu à peu devenus « des caméscopes volants, de haute résolution, armés de missiles ».[2] Ainsi, ces machines peuvent procéder dans un contexte de guerre, l’absence de pilote rendant le corps vulnérable hors de portée.[3] Il s’agit d’allonger la distance avec l’ennemi, afin de pouvoir l’atteindre sans être atteint à son tour[4].
Les premiers drones destinés à des missions de reconnaissance font leur apparition pendant la guerre du Vietnam. Les américains les ont utilisés afin de détecter la présence de missiles sol- air soviétiques. En 1973, les israéliens s’en servent lors de la guerre du Kippour afin de « leurrer » leurs adversaires. Présents sur le terrain lors de la guerre du Golfe de 1991, il fallut néanmoins attendre les conflits en ex-Yougoslavie, en Irak et en Afghanistan pour que le drone démontre pleinement ses capacités d’observation aérienne[5]. Le premier drone tueur, quant à lui, fait son apparition en 2001. Le Predator, conçu dès 1995, n’est en effet devenu tueur qu’en 2001 lors d’un essai expérimental pendant lequel des officiers de l’armée américaine ont pris l’initiative de l’équiper d’un missile[6]. Une nouvelle arme était née.
L’automatisation de la prise de vue de ces machines voit également se modifier la gestion des données qui découlent de ce nouveau type d’images. Les dispositifs mis en place par ces technologies numériques induisent une mise à distance de toute présence humaine, jusque-là nécessaire à la production d’images. Que ce soit du point de vue du traitement des données, de la diffusion des images ou encore du mode de prise de vue, l’automatisation totale générée par de tels dispositifs visuels bouleverse notre rapport au monde et la manière de le représenter.
« METADATE – Chronicle of war (Chroniques de Guerre) »
En 2012, l’artiste numérique américain Josh Begley développe une application pour iPhone, METADATA+, qui recense les frappes de drones américains au Pakistan, au Yémen et en Somalie. Refusée à de nombreuses reprises par Apple qui qualifiait le projet de Begley de « excessively objectionable or crude content », l’application est finalement autorisée en 2014, après deux ans d’attente. Basée sur les données du Bureau of Investigative Journalism, à chaque fois qu’une frappe de drone a lieu dans l’un de ces pays, l’utilisateur de l’application reçoit une notification l’informant du lieu de l’impact et des dégâts occasionnés. Il peut ensuite accéder à une carte, qui archive toutes les frappes qui ont eu lieu depuis 2002. J’avais téléchargé cette application en 2017 (mais elle semble avoir été supprimée depuis), afin d’archiver toutes les frappes de drone recensées par l’application, de manière décroissante, entre le 16 juin 2017 et le 03 novembre 2002. Présentées comme telles (voir images ci-dessous) les informations transmises par l’application étaient particulièrement glaçantes, sans ambiguïté, et semblaient tout droit sorties d’une rubrique nécrologique en temps réel, celle de notre monde contemporain.
Aujourd’hui, les images de la guerre sont vues à distance en temps réel ; il y a une simultanéité entre l’analyse et l’intervention. Pour représenter l’équivalent d’une guerre, c’est une image dans un bureau qu’on nous montre. Souvenir de la célèbre photo du photographe de la Maison Blanche, Pete Souza, prise dans la « situation room » le 1er mai 2011, pendant l’opération Neptune’s Spear qui a conduit à la mort d’Oussama Ben Laden. On y voit la majorité du staff présidentiel dans un état de tension extrême, suivant en direct l’intervention qui se déroule au Pakistan. La photographie nous montre qu’ils voient, mais nous ne voyons pas ce qu’ils voient. Avec l’arrivée des drones sur les champs de bataille, la guerre se joue désormais « à distance », et cela semble être la caractéristique de la guerre moderne.
Les pilotes de drone sont basés hors de la zone de combat, généralement à des milliers de kilomètres, mais paradoxalement, ils sont situés à seulement cinquante centimètres de leurs écrans de contrôle. Écrans que l’on a souvent assimilés à des écrans de jeux vidéo, et pourtant, la proximité optique entre le pilote et le champ de bataille est omniprésente : elle équivaut à la distance entre l’œil et l’écran.
Dès lors, les conflits pourraient-ils être pensés à distance ? Ces nouvelles représentations de la guerre nous permettent en tout cas d’envisager une dé-réalisation de plus en plus constante des conflits, où il serait justement question « d’échapper à la représentation ».
La guerre en temps réel
Pendant la guerre du Vietnam, certaines équipes de Marines des États-Unis attendaient l’arrivée des chaînes de télévision pour lancer l’assaut, la caméra devenant ainsi une extension de cette mort mécanisée, sur le point d’en fixer des traces immortelles. Par ailleurs, les photographes de guerre embarqués[7] sur le théâtre des opérations avaient une certaine liberté et pouvaient choisir la façon dont ils voulaient traiter le conflit. Le corps du photographe était acteur. Lors de la guerre d’Irak :
« La photographie est passée de l’autonomie du photographe à l’autorité du pouvoir et à l’autorisation obligée. La bureaucratie protège le pouvoir au détriment du sujet qui l’examine. Les images et la vérité en pâtissent. Une photo n’est que le produit final d’un système général. »
Alors que
« pour la guerre du Vietnam, ce système final était composé du corps et de l’esprit du photographe, ce corps étant libre de circuler et de se déplacer comme il le désirait et le pouvait, l’esprit étant dépendant de l’idéologie personnelle et souvent assez souple et mouvant du sujet. »[8]
La guerre du Vietnam est le premier conflit où la présence des journalistes a permis une retransmission de la guerre, et un témoignage de celle-ci via la diffusion des images du champ de bataille. Cette médiatisation du combat à l’échelle mondiale, inédite dans un contexte de guerre, alerta l’opinion publique américaine, première concernée par ce conflit. La guerre du Vietnam a été contemporaine de la révolution télévisuelle et, de ce fait, la guerre fit son entrée dans les foyers occidentaux avec ses images de souffrance et de mort. La guerre devenait réelle, présente, et le flux d’images de violences que commençait à véhiculer les « mass media » devint de plus en plus difficile à accepter pour les populations. La télévision « fait entrer la guerre dans le salon », selon les mots de McLuhan[9]. On ne pouvait plus percevoir la guerre de la même façon que les générations précédentes. À une approche purement analytique des images de guerre, au décompte des victimes américaines, s’ajoutait dès lors une approche émotionnelle des événements, soulevant au sein de l’opinion publique des mouvements de protestation anti- guerre et pacifistes. Toujours selon McLuhan, « La guerre à la télévision signifie la fin de la dichotomie entre le civil et le militaire. Le public participe maintenant à chacune des phases de la guerre et ses combats les plus importants sont livrés par le foyer américain lui-même. »[10]
Avec la première guerre contre l’Irak, en 1991, on assiste, pour la première fois lors d’un conflit, à la retransmission instantanée d’images prises directement depuis la tête des projectiles par des « bombes filmantes »[11]. Ce nouveau genre d’images, enregistrées en noir et blanc et ne montrant, la plupart du temps, que le réticule de visée de l’arme, « ne servaient qu’au contrôle photographique de l’efficacité de l’attaque. »[12]
« Les téléspectateurs, auxquels on présentait des vues aériennes qui en principe n’étaient destinées qu’aux techniciens de la guerre, étaient censés s’identifier à de tels techniciens, ils devaient s’approprier la technique de la guerre. Mais ils restèrent des êtres politiques, qui parlent entre eux et critiquent les images, et ils surent très bien faire la différence entre le premier conflit, au cours duquel le Koweït fut agressé et annexé par l’Irak, et le second. »[13]
Dans cette guerre, la liberté des photographes est quasi nulle : le photographe n’est « que » celui qui fait fonctionner l’appareil photo, alors porté par les blindés, engins qui portent aussi les armes. C’est à partir de cette guerre que le concept de journalistes « embedded » fit son apparition dans les armées occidentales. Qualifiée de « Guerre invisible » par Jean Baudrillard, elle véhicule l’idée que les images en direct de la ville de Bagdad et des actions menées par la coalition ne « […] livre[nt] rien. Ici, l’image ne livre jamais rien, on ne voit jamais la “résistance étonnamment violenteˮ, et même un plan général de Bagdad pendant le bombardement ne révèle pas clairement ce qui a été touché, ni quelles en seront les conséquences. »[14]
Si un basculement a bel et bien eu lieu depuis les armes d’abord conçues comme outil de destruction, vers des armes qui deviennent outils de perception, c’est aussi parce que « pour l’homme de guerre, la fonction de l’arme c’est la fonction de l’œil »[15]. Il en résulte que les images ne fonctionnent plus de la même manière : la fonction première de l’image produite n’est plus destinée à un être humain.
« Here, There »
Le recours permanent aux drones dans les conflits contemporains, les données visuelles qui en découlent, tout autant que la simultanéité de l’enregistrement et de la diffusion de ces informations, m’amènent à repenser l’usage de ces technologies traditionnellement propres au champ d’application militaire. J’ai ainsi basé ma recherche sur la région du Golfe, et particulièrement sur l’Arabie Saoudite, le Koweït et l’Irak, trois pays majoritairement impliqués dans le conflit de 1991, une guerre dont les produits visuels apportaient quelque chose de nouveau et d’inédit dans la perception et, de surcroît, la compréhension du conflit, mais également de ceux qui suivront.
La technologie infrarouge fournit un bon exemple d’outil de perception capable d’influencer le regard. Technique du début du XXe siècle, à l’origine militaire, l’infrarouge ne répondait qu’à un besoin militaire car les photographies étaient uniquement destinées à des opérateurs. Elle fut notamment utilisée par l’armée lors de la Première Guerre mondiale pour améliorer les prises de vues aériennes sur plaques de verre, à des fins de cartographie du paysage. Images qui évoquent un bruit sourd, presque étouffé, les images infrarouges ont cette faculté de déréaliser le réel et d’illusionner notre rapport à l’espace. Où sommes-nous ?
En travaillant sur des lieux qui ont joué un rôle majeur dans le cadre du conflit qui s’est déroulé dans le Golfe en 1991, mon projet « Here, There » questionne les modes de surveillance jour et nuit d’un territoire, cette obsession du contrôle de nos sociétés contemporaines, l’abîme de l’exercice infini du pouvoir. À la croisée de la photographie d’observation purement scientifique et d’effets spéciaux troublants, le rendu de ce processus transforme les lieux en décors luminescents et ambigües au-delà de ce qui, à priori, est rendu visible.
De plus en plus, notre rapport au visible et à l’invisible est bouleversé par la technique. Il n’y a plus de jour, il n’y a plus de nuit. Entre fiction et réalité, l’image informative technologique reste tout aussi peu fiable aujourd’hui qu’à l’époque où on cherchait le truquage. Là où l’obscurité vient révéler et rendre visible, comme donner à voir une image, c’est désormais par la lumière que vient se révéler l’obscurité. Le flash d’Hiroshima, lumière aveuglante, avait imprimé l’ombre éternelle des corps sur la pierre. C’est aujourd’hui la puissance des techniques qui illumine le monde qui se donne en spectacle.
Notes
1].Patrick Ehrhardt, « Le renseignement aérien piloté a-t-il encore un avenir ? », in Bulletin de documentation, n°521, décembre 1997, p. 67.
]Cité par Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La fabrique éditions, Paris, 2013, p. 22. « L’expression est de Mike McConnell, directeur national du renseignement, cité par Bob Woodward, Obama’s War, Simon and Schuster, New York, 2010, p. 6 », note de l’auteur p. 316.
[3] Ibid, p. 23.
[4] Ibid. Voir les procédés de « guerre à distance » (« remote warfare »), en note de l’auteur p. 317
[5] Les drones, tome 1 : « Mieux connaître les drones », publié par l’ONERA, Recherche aérospatiale, Chatillon, 2004, p. 5.
[6] Grégoire Chamayou, Théorie du drone, op. cit., p. 45. Il s’agissait d’un missile Hellfire AGM-114.
[7] Plus de cent cinquante correspondants de guerre y trouvèrent la mort.
[8] François Soulages, « Monstrations et expositions photographiques des violences », in Montrer les violences extrêmes, sous la direction de Annette Becker et Octave Debary, Crepahis éditions, Grâne, 2012, p.47.
[9] François Bernard Huyghe, Quatrième guerre mondiale : faire mourir et faire croire, éditions du rocher, Mes- nil-sur-l’Estrée, 2004, p. 162.
[10] M. McLuhan, Q. Fiore, War and Peace in the Global Village, 1969, Bantam Book, trad. Guerre et paix dans le village planétaire, Robert Laffont, Paris, 1970, cité par François Bernard Huyghe, Quatrième guerre mondiale : faire mourir et faire croire, L’art de la guerre, op. cit., p. 163.
[11] Expression de Klaus Theweleit.
[12] Harun Farocki, Films, Théâtre Typographique, France, 2007, p. 125.
[13] Harun Farocki, « Le point de vue de la guerre », in Trafic, n°50, été 2004, p. 452, texte prononcé le 15 octobre 2003, pour célébrer l’ouverture du semestre d’hiver, à la Hochschule für Gestaltung (Karlsruhe), à l’invitation de Peter Sloterdijk.
[14] Harun Farocki, Films, op. cit., pp.128-129.
[15] Paul Virilio, Guerre et Cinéma I. Logistique de la perception, Les cahiers du cinéma, éditions de l’Étoile, Be- sançon, 1984, p.26.
Hélène Mutter est artiste plasticienne, chercheuse et docteure en Art et Sciences de l’Art. Depuis plus de 10 ans, sa démarche se situe au croisement d’un travail artistique et d’une réflexion théorique qui portent sur la construction sociale du regard sur la guerre. Pluridisciplinaire, son travail se déploie à la manière d’une longue enquête qui allie recherches et travail de terrain qui questionnent, plus largement, les façons que nous avons de penser la représentation de notre époque et de notre société. Elle s’est récemment rendue en Arabie Saoudite afin d’entamer un nouveau projet au long court dans cette partie du Golfe.
Hélène Mutter est artiste plasticienne, chercheuse et docteure en Art et Sciences de l’Art. Depuis plus de 10 ans, sa démarche se situe au croisement d’un travail artistique et d’une réflexion théorique qui portent sur la construction sociale du regard sur la guerre. Pluridisciplinaire, son travail se déploie à la manière d’une longue enquête qui allie recherches et travail de terrain qui questionnent, plus largement, les façons que nous avons de penser la représentation de notre époque et de notre société. Elle s’est récemment rendue en Arabie Saoudite afin d’entamer un nouveau projet au long court dans cette partie du Golfe.