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Espaces et lieux du discours politique : notes sur les mèmes et les fandoms politiques
Noemi Biasetton
Chercheuse et graphiste
L'essor des mèmes et la naissance du fandom politique peuvent être mieux compris à travers les analyses des espaces et des lieux de pratique de la politique contemporaine.

Tout au long de l’histoire, les espaces politiques et physiques ont toujours été étroitement liés, définissant les frontières du pouvoir et de la démocratie. Cependant, au tournant du 21e siècle, la collision entre sphère politique et ère numérique a engendré une série de transformations qui ont modifié sans relâche la manière dont les citoyens vivent la démocratie, tant dans l’espace que dans le temps. Comme anticipé par Joshua Meyrowitz dans son chef-d’œuvre No Sense Of Place, les médias peuvent en effet modifier la logique de l’ordre social « en restructurant la relation entre lieu physique et lieu social et en modifiant les manières dont nous transmettons et recevons l’information sociale. » (Meyrowitz 1986, 308)

Alors qu’avant l’ère numérique, l’espace politique occidental revêtait généralement une dimension identifiable, tangible et sociale, l’espace contemporain de et pour la politique glisse désormais vers un terrain imprévisible et changeant. De toute évidence, ce basculement n’est pas le résultat d’un événement précis, mais découle d’un processus se déroulant sur de nombreuses années, au gré du développement technologique. La pratique des activités politiques, tant pour les citoyens que pour les hommes et femmes politiques, déborde des lieux désignés à la pratique de ces activités pour s’exercer dans des espaces « non surveillés ». La démocratie ne se vit plus dans des lieux « explicites », composés de murs et de plafonds, mais dans des lieux « implicites », comme les médias sociaux, qui ne sont pas nécessairement jugés comme convenables pour la politique, et manquent probablement de cadre juridique approprié. Mais comment, et quand, ce changement s’est-il produit ?

À l’aube du nouveau millénaire, invité honoraire à la conférence Raoul Wallenberg au Taubman College, le sociologue Richard Sennett a proposé une analyse des liens entre les espaces publics et la démocratie : « Les espaces de la démocratie » (The spaces of democracy, 1998). Dans son exposé, Sennett s’est penché sur le modèle urbain de l’Athènes antique, composé de l’agora, cet espace public ouvert conçu pour toutes sortes de rencontres entre les citoyens, mais aussi de la pnyx, un espace de discussion complet et organisé autour d’une place demi-circulaire où se tenait l’assemblée générale du peuple. Sennett pointe que si l’agora est toujours (plus ou moins) présente dans le monde politique occidental contemporain, la pnyx a pratiquement disparu. Selon le sociologue, dans un monde dominé par une politique décentralisée, les citoyens ordinaires manquent d’espaces dans lesquels ils peuvent se réunir pour délibérer sur les affaires publiques. Il ajoute également que l’utilisation d’images télévisées « renforce la capacité du politicien à dissimuler plutôt qu’à se mettre à nu ». (Sennett 1998, pp. 26-27)

Dans la même ligne de pensée, le philosophe politique Warren Magnusson a affirmé dans son livre « La recherche de l’espace politique » (The Search For Political Space) qu’une disjonction s’est opérée entre les espaces politiques revendiqués démocratiquement et ceux mis à disposition comme des sites de participation publique (Magnusson, 1996). Selon lui, nous devrions abandonner l’idée qu’il existe un espace déterminé et unique dans lequel la politique se produit, car la politique n’est pas une chose isolée, mais un ensemble d’éléments à croisements multiples. En outre, il a affirmé que nous devrions commencer à appréhender l’espace politique, non pas comme un lieu physique, mais plutôt comme un environnement façonné par le contexte de sa création. Saisis ainsi, les espaces ne sont pas uniquement basés sur l’existence d’objets physiques, mais aussi sur des lois, des conventions, des directives et des pratiques sociales institutionnalisées – des éléments non physiques, mais non moins pertinents pour définir l’espace que les éléments matériels qui en font partie.

Enfin, le philosophe politique John R. Parkinson a affirmé que nous devrions commencer à différencier l’espace (la forme même), et le lieu (les caractéristiques culturelles, politiques et historiques qui habitent cette forme) (Parkinson 2012). En se demandant dans quelle mesure les comportements sont influencés par l’objet physique, et dans quelle mesure ils répondent aux éléments contextuels, Parkinson commence par la distinction sociologique entre espace et lieu, en s’appuyant sur les théories de Thomas F. Gieryn (2000) et de John A. Agnew (1987). Selon Gieryn, l’espace désigne la localisation géographique ou la forme construite, tandis que le lieu est un espace rempli de personnes, de pratiques, d’objets et de représentations. Le lieu, selon Agnew, opère une séparation entre les environnements physiques, d’une part, et d’autre part, les pratiques et les processus sociaux qui s’y déroulent continuellement, y compris les sentiments que les gens peuvent développer autour de ces espaces et pratiques. Se référant à ces deux auteurs, Parkinson conclut que les éléments de l’environnement bâti n’ont pas de signification intrinsèque, car la signification est ce que nous, en tant qu’individus, et par le biais de la personnalisation, attribuons délibérément à la forme.

PEPP¥ © Noemi Biasetton 2020

À partir des théories brièvement évoquées ci-dessus, nous pouvons extraire trois points principaux. Le premier est que, au cours des dernières décennies, les citoyens ont manqué d’espaces dans lesquels ils pouvaient se réunir pour délibérer sur les affaires publiques. Or, malgré une timide tentative de réformer les systèmes bureaucratiques de nombreux pays occidentaux au cours des années récentes, il existe toujours un fossé énorme entre l’appareil bureaucratique institutionnel et les citoyens. De ce fait, ces derniers se sentent marginalisés, peu impliqués et même exclus de l’exercice de la démocratie. Deuxièmement, les espaces politiques ne devraient pas être conçus uniquement comme des espaces physiques, mais aussi comme des environnements ou des lieux ancrés aussi bien dans le monde matériel que dans le monde virtuel. Enfin, il convient de faire une distinction entre l’espace, considéré comme la forme elle-même, et le lieu, forme chargée de connexions culturelles, politiques et historiques. Cela signifie que, dans le monde politique contemporain, on ne peut plus reconnaître un espace politique uniquement (ou principalement) en raison de ses frontières et de ses éléments tangibles. Au contraire, cette expansion des arènes participatives, combinée à l’incapacité des institutions à représenter correctement les citoyens, a partiellement effacé les frontières des espaces physiques et a favorisé l’émergence de nouveaux environnements politiques qui s’étendent au virtuel. Dans les médias numériques, en particulier dans les réseaux sociaux, les politiciens comme les utilisateurs lambda peuvent eux-mêmes créer des lieux où les idées, les représentations et les significations sont partagées et construites au quotidien. Il s’agit d’environnements liquides, mais très attrayants, capables de rassembler des citoyens de tous âges et de tous horizons et de façonner un sentiment d’appartenance – un sentiment de lieu.

PEPP¥ © Noemi Biasetton 2020

Dans ce cadre, il est particulièrement intéressant de voir dans l’explosion des mèmes sur les réseaux sociaux la naissance d’une nouvelle forme de communication politique, créant un nouveau lieu d’échange de significations symboliques et donnant naissance à un phénomène connu sous le nom de « fandoms politiques ». Au cours des dernières décennies, de nombreux chercheurs dans différents domaines sociaux se sont penchés sur ce concept, en se concentrant principalement sur le chevauchement significatif entre les communautés de fans et le monde de la politique, de plus en plus médiatisé[1]. Les racines de ce phénomène sont profondément ancrées dans la personnalisation croissante de la politique, qui, au fil des ans, a généré une présence toujours plus importante des acteurs politiques sur les médias sociaux, ainsi que de nouvelles façons d’engager les gens avec le discours politique. Et, bien que la personnalisation de la politique existe depuis longtemps (via les médias traditionnels tels que la télévision et la radio), le développement récent des médias sociaux a élargi le champ d’action politique à de nouveaux acteurs. Dans ce contexte d’action collective, les individus s’engagent dans la politique par le biais d’expressions esthétiques personnelles qu’ils partagent sur les réseaux sociaux. Lorsque la notion de « fandom » s’applique à la politique, nous assistons généralement à la création (et à la consommation) de nouvelles formes de représentations esthétiques capables d’élargir les moyens d’engagement politique et de développer une identité collective et sous-culturelle ascendante (qui se propage du bas vers le haut). Mais pourquoi les mèmes sont-ils si efficaces pour créer un nouveau lieu de libre expression politique ?

Tout d’abord, les mèmes constituent un temple du vernaculaire, un réservoir de signes socialement partagés. Passage entre l’éphémère (représentation visuelle) et le physique (ses répercussions dans la politique « réelle »), les pages web où l’on partage des mèmes politiques peuvent constituer des lieux où les gens s’identifient à certains symboles, manières de parler, slogans et ambiances. Grâce à l’utilisation de mèmes politiques, les significations puisent dans l’imagination populaire et finissent par créer un sentiment de lieu. Au même titre que les environnements bâtis, les mèmes ne possèdent pas de charge sémantique intrinsèque – leur sens est construit par des personnalisations, des appropriations, des ajouts et des modifications successives. Les mèmes sont donc de potentiels outils de lecture du monde physique : ils se « chargent » d’une signification politique spécifique du seul fait qu’ils sont employés dans un contexte politique particulier.

Ensuite, les mèmes sont essentiels à la création d’une identité culturelle fondée sur des symboles. En effet, parce qu’ils favorisent l’utilisation d’images visuelles, la création de symboles peut contribuer à structurer un sentiment d’identité culturelle et parfois nationale. Grâce à la répétition méthodique des images, des usages et des discours, les mèmes génèrent des visuels qui finissent par devenir un outil de pouvoir pour des individus et des groupes en devenant « culturellement canoniques ». D’une certaine manière, les mèmes réorganisent numériquement des représentations et des usages culturellement familiers pour en faire de nouvelles visions d’une existence sociale significative, en fabriquant des communautés nouvelles, et archivant les expériences visuelles d’une nouvelle culture visuelle socialement produite. Parce qu’ils partagent un répertoire visuel commun, les mèmes ont la capacité de façonner un sentiment d’appartenance à une communauté, tout comme jadis les sièges des partis politiques.

Enfin, d’un point de vue politique, nous pouvons dire qu’il se peut que le fossé créé entre, d’une part, la classe politique et les institutions et, d’autre part, le public qu’ils servent, ait permis la création d’un nouveau lieu ayant le potentiel d’être exploité à l’avenir par de nouvelles formes de discours politique, telles que les mèmes. En ce sens, les mèmes émergent de l’érosion continuelle des espaces physiques destinés à la politique, créant des environnements numériques symboliques — en particulier sur les réseaux sociaux — qui suscitent un sentiment d’identification ou de reconnaissance et par conséquent, accroissent leur efficacité politique. Les mèmes n’ont pas besoin d’espaces physiques pour proliférer. Comme ils ne dépendent pas des espaces, mais plutôt des lieux, les mèmes sont affranchis de toute stagnation ou rigidité liée à la forme. Au contraire, ils bénéficient des caractéristiques implicites des environnements numériques qui permettent la création et le partage rapide des idées, des représentations et des significations.

PEPP¥ © Noemi Biasetton 2020

Les « fandoms politiques » se sont montrées efficaces dans la construction de nouveaux électorats engagés dans le développement et le renforcement des liens entre les citoyens, les candidats et les partis – pour le meilleur ou pour le pire. En outre, elles ont la capacité de fonder des communautés imaginaires (Anderson, 1991), en permettant à des personnes éloignées géographiquement de s’affranchir des limites de temps et d’espace pour former des communautés virtuelles basées sur des intérêts communs. Le rôle des réseaux sociaux est particulièrement crucial dans ce processus, car ils facilitent les collaborations intra- et internationales. En exploitant le pouvoir de l’intelligence collective (Levy, 1999), les fandoms politiques sur les réseaux sociaux permettent à l’action politique de profiter de la mobilisation des compétences personnelles de chaque utilisateur, dans une approche de participation collectiviste. Ces formes de participation influencent non seulement la manière dont les images politiques sont produites et partagées, mais aussi les relations entre les agents impliqués dans ce processus. En ce sens, les médias sociaux sont capables d’établir des environnements formels et hautement génératifs desquels peuvent émerger des expériences esthétiques nouvelles et innovantes. Les fandoms politiques ouvrent la voie à de nouvelles formes de dialogue participatif dans au sein desquelles, grâce aux possibilités offertes par les nouveaux médias, les communautés de terrain peuvent façonner de nouvelles structures sociales et, parfois, influencer le comportement électoral des citoyens.

Cet essai est le fruit des recherches menées dans le cadre du projet PEPP¥, conçu pour l’exposition en ligne GEO-DESIGN : COVID-19, organisée par Martina Muzi et financée par la Design Academy Eindhoven (https://covid.geodesign.online/projects/noemi-biasetton). Réalisé sous la forme d’un essai vidéo, PEPP¥ est né de l’envie de donner un sens à mon expérience du confinement en Italie, pendant lequel, comme beaucoup d’Italiens, j’ai regardé et écouté sans relâche les débats politiques sur les réseaux sociaux. Finalement, le projet a utilisé l’interface de l’ordinateur de bureau comme toile pour raconter l’histoire chronologique de deux styles narratifs opposés qui ont dominé le débat créé autour de COVID-19 – argutainment (débats et divertissement) et fandom politique. En particulier, la vidéo s’intéresse à l’ascension politique du Premier ministre italien Giuseppe Conte, dont la popularité croissante a été favorisée par la création des mèmes, de chansons, de jeux vidéo et d’autres contenus générés par les utilisateurs des communautés web italiennes.


[1] Pour plus d’information sur les fandoms politiques, voir Erikson 2008; Bennett and Segerberg 2011; Bennett 2012; 2014; Gray, Sandvoss, and Harrington 2017; Brough and Shresthova 2012; van Zoonen 2005; Morimoto and Chin 2017.

Bibliographie

Agnew, John A . Place and Politics: The Geographical Mediation of State and  Society. Routledge, 1987.

Anderson, Benedict Richard O’Gorman. Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism. Verso, 1991.

Bennett, W. Lance. “The Personalization of Politics: Political Identity, Social Media, and Changing Patterns of Participation,” The Annals of the American Academy of Political and Social Science No.644, 2012, 20–39.

Bennett, W. Lance and Alexandra Segerberg. The Logic of Connective Action: Digital Media And The Personalization Of Contentious Politics. Cambridge: Cambridge University Press, 2014.

Bennett, W. Lance and Alexandra Segerberg. “Digital Media and the

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Brough, Melissa M. and Sangita Shresthova. “Fandom Meets Activism: Rethinking  Civic and Political Participation.” Transformative Works and Cultures 10, June 2012.

Erikson, Edward. “‘Hillary Is My Friend’: MySpace and Political Fandom.” Rocky Mountain Communication Review Vol. 5 No. 1, 2008, 3-16.

Gieryn, Thomas F. 2000. “A Space for Place in Sociology.” Annual Review of Sociology Vol. 26  No. 1, 2000, 463–496.

Gray, Jonathan, Cornel Sandvoss, and C. Lee Harrington. Fandom, Second Edition: Identities and Communities in a Mediated World. NYU Press, 2017.

Levy, Pierre. Collective Intelligence. Cambridge, Mass.: Basic Books, 1999.

Magnusson, Warren. The Search for Political Space: Globalization, Social Movements, and the Urban Political Experience. University of Toronto Press, 1996.

Meyrowitz, Joshua. No Sense of Place: The Impact of Electronic Media on Social Behavior. Oxford University Press, 1986.

Morimoto, Lori Hitchcock and Bertha Chin. “Reimagining the Imagined Community: Online Media Fandoms in the Age of Global Convergence,” In Fandom, Second

Edition: Identities and Communities in a Mediated World, edited by Jonathan Gray, Cornel Sandvoss and C. Lee Harrington, Second Edition. NYU Press, 2017, 174-188.

Parkinson, John R. Democracy and Public Space: The Physical Sites of Democratic Performance. Oxford: Oxford University Press, 2012.

Sennett, Richard. Raoul Wallenberg Lecture, University of Michigan, College of Architecture + Urban Planning, 1998.

Zoonen, Liesbet van. Entertaining the Citizen: When Politics and Popular Culture Converge. Rowman & Littlefield, 2005.

Noemi Biasetton est chercheuse et graphiste. Son travail porte sur les systèmes de design, les nouveaux médias et la politique. Elle est actuellement doctorante à l’Università Iuav de Venise, où elle étudie la relation entre le design et la politique dans la sphère numérique.

https://noemibiasetton.com/

 

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Noemi Biasetton est chercheuse et graphiste. Son travail porte sur les systèmes de design, les nouveaux médias et la politique. Elle est actuellement doctorante à l’Università Iuav de Venise, où elle étudie la relation entre le design et la politique dans la sphère numérique.

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