Fin 1930 « la photographie couleur pour tous » fait son entrée. L’expression n’est pas hasardeuse. Elle est théâtrale, et laisse entrevoir un changement profond de la perception photographique du monde.
Du noir et blanc aux autochromes, jusqu’en 1900 environ, les émulsions sur plaques de verre principalement, offraient ce que nous percevons aujourd’hui comme une représentation graphique, évocatrice, historique de la réalité commune. Il fallait un savoir faire technique et les moyens de s’offrir cette captation de la réalité tangible. Les appareils lourds et encombrants étaient fixés sur pieds. L’exposition de l’émulsion à la lumière demandant une longue pose, les photographes se concentraient sur ce qui est déjà figé pour que les images soient nettes : l’architecture, le paysage, et des portraits composés. Au fil du temps, la pellicule devient plus sensible et stable à la lumière, et donc plus facile à utiliser. Munis d’appareils plus malléables et réactifs, les photographes explorent alors l’espace habité, les activités dans les paysages, l’industrie, la nature morte hors du studio. L’espace devient le lieu vécu, le quotidien.
1967, « Clic clac, merci Kodak », l’arrivée de l’appareil Instamatic offre à tous la possibilité de photographier tout, tout le temps, sans connaitre une once de technique. Il suffit d’insérer une cartouche de pellicule, d’appuyer sur le bouton, l’exposition et la vitesse de l’obturateur se règlent automatiquement. Devenue prédominante, la pellicule couleur est destinée à retranscrire la vision du quotidien. On photographie massivement les moments exceptionnels – anniversaires, vacances, mariages, etc. – délaissant ce que les premiers photographes tels Eugène Atget étudiaient principalement, l’espace et le lieu. L’avènement de la photographie numérique n’a fait que renforcer cette pratique. Les réseaux sociaux regorgent de photos des activités et menus détails de la journée (de la garde robe aux repas, événements, soirées, objets, animaux de compagnie, etc.) à tel point que les espaces ont du mal à s’y faire une place.
« L’amplification des objets et leur hétéroclisme escamote la nudité des espaces, fait dérober le premier silence des choses, harponne la vision, l’ouïe, la sensation du corps, empêche la naissance d’une urbanité agréable, rationnelle… C’est le développement du goût de l’accumulation, de l’entassement de tout et de rien, de tout rebut. Et cela s’accompagne souvent de bruits, de sonorités, comme activité infatigable, essence même de la société qui veut refouler coûte que coûte le silence archaïque de la vie et l’esthétique naturelle des lieux. »
Hassan Whabi , La Tyrannie du Commun, Editions La Croisée des Chemins
Depuis que je photographie professionnellement, 1985, j’ai eu l’opportunité d’aborder la réalité tout aussi bien par la couleur que le noir et blanc. L’objet de la photo ou la commande des clients dictaient le choix de l’une ou l’autre. L’équilibre entre les espaces et les sujets m’était important mais ne restait encore qu’un des paramètres de la composition. Je vivais alors à Los Angeles, ville très étendue, ouverte d’un côté sur le paysage marin et où, à l’instar de villes comme Tokyo ou New York, l’urbanisme n’y est pas oppressant tant les rues y sont larges, les habitations espacées et à l’époque, peu ponctuées de grandes tours.
Plus tard je déménageais au Nouveau-Mexique. Ma maison se trouvait au bout d’une route de terre dans un canyon. À Santa Fe et dans la région, les maisons construites en adobe portent ainsi de la couleur de la terre. Leurs angles sont arrondis. De grandes ouvertures laissent le paysage faire son entrée dans la demeure. Les intérieurs reflètent ce haut désert que Giorgia O’keef, Paul Caponigro, Ansel Adams, Bernard Plossu et bien d’autres artistes ont transcrit. L’architecture répond ainsi au paysage par un accompagnement organique. C’est là que j’ai perçu comment le lieu s’inscrit dans l’espace et vis versa.
Considérons chaque être, chaque plante, chaque pierre comme un lieu. Tout lieu s’inscrit dans un espace, il en est ainsi de la Terre dans l’Univers. Un lieu qui se déplace ou pas, mais reste entier. Ainsi le lieu se présente sous forme de structure adaptée et adaptable à l’espace. L’espace par contre se manifeste par sa fluidité et des limites changeantes, voire sans mesures – l’eau d’un torrent, les rafales de vent, le flux des courants marins, et tous les sons qu’émettent les lieux que l’espace traverse et contient. Il me semble que l’espace agit sur nous de façon beaucoup plus forte que le lieu, dont la perception première se fait par la vue, parce que l’espace éveille tous nos sens. L’un est une inspiration, l’autre une respiration.
De retour à Paris, où la forte concentration des lieux s’oppose radicalement aux espaces des canyons rocheux du Nouveau-Mexique et où le ciel parait plus bas, je me suis mis à rechercher comment retrouver cette respiration que j’avais tant apprécié. Après avoir tenté de photographier, en vain, l’espace entre les choses – entre une chaise et une table, entre deux murs de maisons mitoyennes, une marche d’escalier et une rampe – j’ai opté pour une photographie en noir et blanc. Il fallait simplifier la lecture de l’image, l’affranchir de sa qualité descriptive, de l’anecdote, qui restent si fidèles à la couleur.
Des lieux vides, des objets abimés, usés dans ces lieux, afin d’évoquer un sentiment de latence, comme une respiration. Le moment juste après l’inspire et celui d’avant l’expire, quand l’oxygène pénètre le sang.
Car ainsi l’espace contient le temps, puis devient lui-même le temps qui relie tous les éléments dans un va et vient fluide et continu. Afin d’accentuer la notion d’ensemble espace/lieu, je diminue les contrastes. Sans noir ni blanc francs, l’image s’adoucie et permet au regard d’en englober sa totalité. Les nuances de gris inversent notre perception traditionnelle des éléments photographiés. Ils ne sont plus éclairés par une source de lumière qui accentue leurs structures, leur donnent une profondeur, sélectionne et donc hiérarchise des zones, attirant ainsi notre regard d’abord sur les points lumineux. Dans la grisaille ce sont les espaces, les lieux, l’image en elle-même qui semblent émettre la lumière, et deviennent ainsi un ensemble indissociable.
Les coloristes ont poussé leur démarche jusqu’à l’abstraction en traitant le sujet photographié avant tout comme un support de la couleur. Ne renouaient-ils pas avec la notion d’espace? J’entrevoie dans cette même optique qu’il me reste à photographier ce que ce ciel bas, gris, hivernal, crée de mieux, le brouillard. Cet espace où la réalité devient intemporelle, calme et mouvante, où les lieux que nous sommes se laissent envelopper par l’espace qui contient « le silence archaïque de la vie et l’esthétique naturelle des lieux. »
N’est-ce pas là aussi reconnaitre et accepter que nous ne sommes pas le centre du vivant, mais au contraire et avec joie, que nous en sommes un des éléments indissociables les uns des autres?
Fin 1979, Michel Monteaux quitte la France et débute une carrière de photographe professionnel à Los Angeles. Huit ans plus tard, il part s’installer au Nouveau-Mexique, dans le Haut Désert à Santa Fe. S’il continue la nature morte en studio, il élargit son travail au portrait et au reportage.
Durant ces 6 années qu’il vit proche des Indiens, épousant leur culture, il s’implique dans une lutte contre leur situation précaire et mène – à côté de simples citoyens mais aussi de personnalités telles que Robert Redford – un combat contre un gigantesque projet d’enfouissement de déchets nucléaires dans le sud du Nouveau Mexique.
Au milieu des années 90, il revient en France et travaille pour la presse (Libération, Marie-Claire, La Vie, Le Monde, Géo…) mais aussi pour de grands groupes industriels (Alstom, ArcelorMittal, Total, Hachette…)
Fin 1979, Michel Monteaux quitte la France et débute une carrière de photographe professionnel à Los Angeles. Huit ans plus tard, il part s’installer au Nouveau-Mexique, dans le Haut Désert à Santa Fe. S’il continue la nature morte en studio, il élargit son travail au portrait et au reportage.
Durant ces 6 années qu’il vit proche des Indiens, épousant leur culture, il s’implique dans une lutte contre leur situation précaire et mène – à côté de simples citoyens mais aussi de personnalités telles que Robert Redford – un combat contre un gigantesque projet d’enfouissement de déchets nucléaires dans le sud du Nouveau Mexique.
Au milieu des années 90, il revient en France et travaille pour la presse (Libération, Marie-Claire, La Vie, Le Monde, Géo…) mais aussi pour de grands groupes industriels (Alstom, ArcelorMittal, Total, Hachette…)