Comment calculons-nous notre sphère d’influence ? Son rayon est-il déterminé par la force de notre voix, la forme de notre bouche, le nombre d’yeux et d’oreilles que notre message atteint ?
Confrontés à un défi moral à l’échelle mondiale et à des crises dont l’ampleur dépasse les limites de notre entendement, comment pouvons-nous, en tant qu’individus, cheminer vers un réel changement ? Lorsque nous sommes dépassés par le poids d’une situation, nous pouvons chercher à nous réfugier dans l’inertie, mais est-il possible d’envisager, de manière réaliste, que nous puissions comprendre les choses et nous engager dans un dialogue vers un véritable changement social à partir de la perception et des moyens limités qui sont les nôtres ? Généralement, plus une situation est critique, plus la pression d’agir s’exerce de façon importante. Mais ce sentiment d’urgence et l’injonction à l’action privilégiant des méthodes proactives, menacent de saper des formes d’engagement plus fructueuses entre un individu et une cause.
Notre climat d’information actuel a provoqué une faille dans la conscience collective, en écartant notre conscience de nous-mêmes de notre connaissance cognitive des évènements. Cette discordance a pour conséquence que les mouvements politiques, culturels et sociaux nous sont transmis au moyen de récits dont l’échelle n’est en rien comparable à celle de nos vies personnelles. Depuis le périmètre bien défini de nos affaires personnelles, nous assumons une posture de détachement neutre vis-à-vis de tout à exceptés les sujets que l’on a investis affectivement. Du fait de ce cadre, notre sentiment de contrôle ou de responsabilité en tant qu’individus envers les problèmes suscitant notre intérêt ou compassion se voit éclipsé par l’inadéquation des moyens dont nous disposons, faisant de notre compassion une simple conséquence tragique du corps singulier que nous habitons.
Les efforts coordonnés mis en œuvre pour amener le changement social renforcent cette approche didactique en s’adressant au public en tant que collectif et démontrant l’impératif d’agir par des données et des statistiques qui font appel à sa raison. La dynamique de cette approche fait de la rationalité le principal moteur d’action et la volonté d’agir survient ainsi de l’injonction sociale plutôt que d’un impératif moral. D’autre part, l’injonction à l’action, mobilisée notamment dans la rhétorique électorale, promeut l’idée que l’identité éthique constitue l’estampille matérielle que nous imprimons sur le monde, dessinant les contours exacts de l’empreinte métaphorique que nous y laissons – les kilomètres parcourus, les murs marqués et les paroles dites.
L’urgence qui s’exprime dans cette rhétorique, associée à la nature irréfutable du problème exposé, semble suffire comme antécédent justifiant notre pleine mobilisation. Mais alors que l’on nous enjoint à l’engagement et à l’action, l’on nous nie les moyens qui nous permettraient de nous engager de notre propre initiative. En anéantissant l’espace qui nous permettrait de découvrir et de cultiver une relation personnelle à une cause, nous nous privons de l’opportunité de générer des solutions qui auraient la saveur spécifique de nos capacités individuelles.
Afin de rendre les questions sociétales accessibles à l’échelle de l’individu, il est utile de convoquer des indices quantitatifs permettant de mesurer et guider l’impact des comportements dans un contexte donné. Le poids et la tangibilité d’une donnée telle que l’empreinte carbone offre ainsi une dimension tangible et accessible à un concept qui autrement demeurerait abstrait. Néanmoins, en opérant cette réduction mécanique, nous perdons de vue les tissus conjonctifs des corrélations qui soutiennent les motifs de nos comportements. Dans les relations humaines tout particulièrement, une trop grande dépendance sur les données objectives peut empêcher l’accès à la structure fondamentale d’un problème, car elle induit une focalisation trop étroite sur les parties éclatées d’un ensemble complexe. Idéologiquement, cela renforce également l’idée que notre impact se définirait en termes quantifiables, par la somme de nos actions. Afin d’atteindre une compréhension plus complète de nos potentielles contributions à une cause, plutôt que de réduire la valeur de notre engagement à l’effet produit nous devrions réaliser l’ampleur de notre influence en tant qu’acteurs de causalité en embrassant les qualités plus subjectives de notre expérience.
Nous avons fait de cet impératif moral d’agir dans des circonstances d’injustice la pierre angulaire de notre humanité, mais en mettant l’action au centre de notre mode d’engagement, notre sensibilité face à la situation injuste se voit déformée sous le prisme d’une approche entièrement orientée vers la solution. En ces termes, les subtilités d’un problème donné ne peuvent qu’être réduites à sa plus efficace adéquation à nos moyens d’action, et nous ne pouvons les aborder que depuis la position d’instruments exécutants plutôt que par celle d’acteurs à l’écoute. Pour atteindre la pleine expression de notre potentiel de contribution, nous devons suspendre notre tendance à séquestrer le récit par notre ego et nous défaire de la notion de la proportion de notre rôle ou responsabilité dans les événements.
En permettant aux choses de se révéler selon leurs propres termes, dans les langues, formes et manières qui leurs sont propres, quelles qu’elles soient, nous nous engageons dans une relation réciproque et dynamique avec d’autres acteurs dynamiques. Au moyen de notre simple réceptivité, la voix d’une cause acquiert la puissance et l’élan et devient un agent de changement en soi.
En adoptant une position d’écoute, dans une attention active et ouverte, nous reconnaissons ne pouvoir accéder que de manière partielle à la question dans son ensemble. Par cette prise de conscience, une distance se crée permettant l’émergence de solutions et de connexions fondées sur cette nouvelle configuration – celle d’un dialogue entre notre condition et la situation. Dans cette optique, nous nous détachons de notre attente d’accomplissements à l’endroit de l’ego et mettons nos efforts au service d’une vision plus holistique du progrès qui s’entend alors en tant que chemin à parcourir et non pas en tant que destination. Ce changement de perspective empouvoire les actions individuelles en les intégrant dans le dynamisme puissant du changement participatif. En nous libérant du cadre conceptuel de notre fonction exécutive, nous déplaçons l’axe de notre intention de la puissance de frappe à la profondeur de l’engagement et devenons ainsi libres d’explorer nos rôles dans une amplitude nouvelle.
Dès lors, dotés de cette clarté dans nos intentions, nous pouvons alors réintégrer le domaine de l’engagement dans une cause. Libérée de l’obligation, notre intuition empathique reste le témoin de la connexion profonde qui relie notre corps aux événements qui nous entourent. Le bouleversement viscéral que nous provoque la douleur d’autrui, et qui nous traverse par nos terminaisons nerveuses, atteste de la nature transcendante de notre réseau sensoriel.
Soudain, l’illusion de l’ego en tant qu’entité libre, autonome et indépendante est percée, et toute la surface de notre réseau sensoriel s’étend en tant que terrain premier. Invoqué à l’endroit du point de rupture entre notre vision de comment les choses devraient être et la réalité du monde telle qu’elle nous est présentée, l’injustice se manifeste par une poussée de sensations primaires dont la profondeur ne peut être expliquée par la logique ou la raison seules. Nous sommes au contact direct d’un organisme plus vaste, dont la clarté de vision unit notre expérience de vie à celle des autres, aussi bien intérieure qu’extérieure.
A travers cette réaction, nous découvrons le potentiel rayonnant de notre voix et sa capacité de provoquer le changement. En nous livrant à cette expérience introspective, notre vulnérabilité est récompensée par une nouvelle perspicacité. La pratique de l’empathie et de la compassion permet des convergences à l’intérieur de nous-mêmes qui façonnent le rôle déterminant de chaque corps agissant.
Les actions, comportements, mots et choix que nous adoptons tracent la topographie du paysage intérieur de nos valeurs et croyances. En gardant les pieds sur terre et en nous fiant à nos sens pour guider notre apprentissage, nous rendons possible la construction de formes pleines de sens au sein notre esprit et dans le monde physique, traçant les voies affectives qui cultivent ce paysage intérieur. A travers ce processus, nos valeurs se cristallisent en des structures et habitudes conscientes qui se répercutent jusque dans notre impact matériel sur le réel. Afin de conditionner la capacité d’influence de notre intuition, nos comportements incarneront ces valeurs et irrigueront chaque qualité de notre être. Ce faisant, le prisme paradigmatique de notre compassion devient une force vivante et rayonnante, influençant d’autres agents de causalité.
Bien que l’introspection soit considérée comme l’antithèse de l’action, le travail de fond effectué dans le cadre de ce processus est essentiel à l’élaboration de solutions durables et viables. Ce n’est qu’à partir de cela que nos efforts peuvent s’imprégner d’un potentiel rayonnant. A travers ce questionnement personnel, nous renforçons notre compréhension du problème et dévoilons les structures ou idéologies préexistantes soutenant le système actuel, – qu’elles soient de nature mentale, physique, institutionnelle ou individuelle – ce qui permet de diriger nos efforts vers leur démantèlement de manière véritablement efficace. L’introspection et l’analyse de soi font partie intégrante de cette démarche, car bien souvent c’est sous nos propres pieds que nous traçons les lignes de faille.
Se soucier de questions dont l’ego ne tirera aucune satisfaction demande de la force et du courage. Face à des situations qui semblent hors de notre contrôle, nos mécanismes de survie cherchent à nous préserver au moyen de l’apathie, l’engourdissement ou la distraction. Néanmoins, c’est dans notre capacité à nous dégager de ce sanctuaire illusoire, à permettre à nos mouvements d’être guidés par la pulsation fougueuse de nos passions dont le rythme est porteur d’espoir et de vision, que réside notre pouvoir secret et dormant. Nous devons apprendre à maîtriser les outils et les techniques nous permettant d’entretenir un rapport sain avec nos émotions, d’exploiter la pleine puissance de leurs enseignements et de développer des réponses qui unissent les dimensions intérieure et extérieure de notre expérience.
Kezia Mclean est une artiste dont le travail est centré sur les thèmes de la philosophie, de la phénoménologie et de l’écologie, et sur les liens qui unissent l’humain au monde au vivant. Sa pratique de l’art du dessin a suscité une curiosité pour la théorie esthétique et les fondements idéologiques de la perception. C’est ainsi qu’a émergé une ligne de recherche sur la nature de l’expérience, et des modes d’expression qui reconnaissent la réciprocité de la sensation dans le monde naturel. Cette exploration continue s’est matérialisée dans une variété de formes interdisciplinaires, y compris des dessins abstraits et des pièces d’écriture créative, axées sur les connexions créatives entre les discours scientifiques et expérientiels.
Bianca Bondi (Johannesburg, Afrique du Sud, 1986) vit et travaille à Paris. Multidisciplinaire, sa pratique implique l’activation ou l’élévation d’objets banals par le biais de réactions chimiques, le plus souvent par l’eau salée. Les matériaux avec lesquels elle travaille sont choisis pour leur potentiel de mutation ou leurs propriétés intrinsèques et symboliques. Son objectif est de promouvoir des expériences au-delà du visuel et de prôner la vie de la matière en mettant l’accent sur l’interconnectivité, le caractère éphémère et les cycles de vie et de mort. Passionnée par l’écologie et les sciences occultes, Bianca Bondi combine les deux, ce qui donne lieu à des œuvres pluridisciplinaires de nature transformative dans lesquelles l’aura des objets est essentielle. Souvent spécifiques au site, les résultats poétiques sont très liés aux lieux dans lesquels ils doivent exister.
Kezia Mclean est une artiste dont le travail est centré sur les thèmes de la philosophie, de la phénoménologie et de l’écologie, et sur les liens qui unissent l’humain au monde au vivant. Sa pratique de l’art du dessin a suscité une curiosité pour la théorie esthétique et les fondements idéologiques de la perception. C’est ainsi qu’a émergé une ligne de recherche sur la nature de l’expérience, et des modes d’expression qui reconnaissent la réciprocité de la sensation dans le monde naturel. Cette exploration continue s’est matérialisée dans une variété de formes interdisciplinaires, y compris des dessins abstraits et des pièces d’écriture créative, axées sur les connexions créatives entre les discours scientifiques et expérientiels.
Bianca Bondi (Johannesburg, Afrique du Sud, 1986) vit et travaille à Paris. Multidisciplinaire, sa pratique implique l’activation ou l’élévation d’objets banals par le biais de réactions chimiques, le plus souvent par l’eau salée. Les matériaux avec lesquels elle travaille sont choisis pour leur potentiel de mutation ou leurs propriétés intrinsèques et symboliques. Son objectif est de promouvoir des expériences au-delà du visuel et de prôner la vie de la matière en mettant l’accent sur l’interconnectivité, le caractère éphémère et les cycles de vie et de mort. Passionnée par l’écologie et les sciences occultes, Bianca Bondi combine les deux, ce qui donne lieu à des œuvres pluridisciplinaires de nature transformative dans lesquelles l’aura des objets est essentielle. Souvent spécifiques au site, les résultats poétiques sont très liés aux lieux dans lesquels ils doivent exister.