La probabilité de survie de notre espèce est souvent évaluée au regard de son impact écologique sur la planète, ce qui conduit invariablement à envisager son extinction à plus ou moins brève échéance. Plus rarement, notre survie est mise en relation avec la façon dont nous gérons nos données et nos réseaux. Or, une réflexion appropriée en la matière pourrait nous livrer quelques clés pour éviter
le pire.
Je propose ici un exercice en ce sens consistant à imaginer plusieurs types de civilisations extraterrestres avancées ressemblant à ce vers quoi notre société humaine pourrait évoluer. Ces civilisations se différencient les unes des autres, non pas sur un plan quantitatif de consommation d’énergie et de ressources comme cela a déjà été envisagé1, mais sur des aspects qualitatifs liés à l’information, aux données et aux réseaux.
J’examine ensuite, selon une série d’hypothèses, comment ces civilisations
(Devoratus, Formabilis, Imitativus, Pervasus et Legitimus) pourraient (ou non) surmonter le principe de stupidité cosmique supposé conduire toute vie intelligente au suicide. Si seule la cinquième civilisation (Legitimus) semble avoir une chance de survivre, c’est qu’elle aurait inventé à temps une sorte d’art et de science lui permettant de maîtriser ses Big Data et, plus généralement, ses schémas cognitifs et ses réseaux artificiels. Cet art et cette science pourraient trouver une manifestation concrète sur la planète Terre grâce à un projet de recherche appelé Search for Terrestrial Intelligence (STI), complémentaire de SETI (Search for Extraterrestrial Intelligence).
Nouvelles hypothèses
En 1950, le physicien Enrico Fermi a formulé le paradoxe suivant : S’il y avait des civilisations extraterrestres, leurs représentants devraient être déjà chez nous. Or on ne les voit pas. Une des hypothèses pouvant expliquer leur absence serait que les civilisations intelligentes finissent toutes par s’autodétruire avant d’avoir réussi à prendre contact les unes avec les autres. Un mystérieux phénomène serait à l’œuvre au cœur des civilisations ; un comportement suicidaire émergerait systématiquement de toutes les formes de vies réputées intelligentes. Concernant l’humanité, certains évoquent une bêtise systémique2 propre à notre espèce. À l’échelle de l’Univers, si cette hypothèse est vraie, on pourrait parler de bêtise cosmique.
Toutes ces questions sont débattues depuis les balbutiements de SETI. La bêtise cosmique est même mise en équations. Cependant cela n’était pas la vocation de SETI de s’attaquer directement à ce problème. Pour le faire aujourd’hui avec un programme STI, il faudrait commencer par prendre au sérieux une hypothèse totalement opposée :
Hypothèse existentielle STI H1 : Il existe une chance non nulle que certaines civilisations avancées arrivent à surmonter durablement leur propension à l’autodestruction.
Certes, l’absence de nos contacts extraterrestres semble corroborer la rareté de cette performance évolutionnaire mais, à ce jour, rien dans les observations de SETI n’interdit d’exclure cette hypothèse. Évidemment, chacun est en droit d’émettre des réserves quand il regarde l’état de la planète Terre. Alors comment un programme STI pourrait-il permettre d’échapper à notre bêtise systémique ? Du moins comment pourrait-il donner assez de temps à SETI pour repérer une civilisation réfutant la bêtise cosmique ? Qui sait, elle serait peut-être capable de nous enseigner comment combattre notre propre bêtise ?
À la manière de l’initiative SETI@home qui permet à chacun depuis chez lui de contribuer au décodage de signaux extraterrestres, une initiative STI@home pourrait proposer à tous ceux qui le désirent, de prendre part à la création d’un réseau détecteur et amplificateur d’intelligence humaine, capable de révéler les mécanismes de notre bêtise et de les neutraliser. Il va de soi que cela devrait être fait d’une manière très spéciale pour ne pas mettre une fois de plus l’intelligence humaine au service de la bêtise. Le déjà cité Enrico Fermi, l’un des pères de la bombe atomique, en sait quelque chose.
Tentons d’abord de situer l’ampleur du défi et de formuler quelques hypothèses qui permettraient de soutenir cette idée. Sans doute, STI impliquerait à terme de résoudre les questions scientifiques les plus ardues qui soient (hard problems), comme celles de l’origine de l’Univers, de la vie et du langage, ainsi que celle de la nature de la conscience. Tout ceci bien entendu, dans un sens qui ne se retourne pas contre l’humanité. Dans une phase de démarrage, STI pourrait se concentrer sur un problème plus limité mais directement lié au paradoxe de notre bêtise systémique.
On peut exprimer ce paradoxe ainsi : Les crises globales (écologiques, sanitaires, économiques, financières, politiques, culturelles, religieuses), les écocides, les génocides, les guerres, que nous créons de toutes pièces sont des phénomènes de réseaux dépassant de très loin les individus qui y participent ; intelligents, voire très intelligents pour certains, et non suicidaires pour la plupart.
Au cœur du paradoxe, il y a donc les réseaux et ce que nous en faisons. STI pourrait donc se limiter à cela dans un premier temps et nous inviter à nous poser les questions suivantes : Quel statut ont nos réseaux ? Quelle dynamique informationnelle les anime ? Quelle évolution souhaitons-nous donner à nos réseaux artificiels en relation avec notre nature biologique, sociale et culturelle ?
Notons que l’ambition de STI, limitée à ces questions relatives aux réseaux artificiels implique déjà de percer de nombreux mystères. En particulier, il n’existe aucun modèle permettant de prédire la dynamique d’un réseau dans lequel tous les agents tentent de prédire les prédictions de tous les autres. Par exemple, personne ne dispose d’un Grand Modèle permettant de prévoir à coup sûr l’évolution des marchés financiers dans lequel tous les acteurs agissent à l’aide de leurs propres modèles prédictifs. On observe juste que les marchés forment des bulles et des crises à répétition toujours plus catastrophiques que les précédentes, sans savoir ni pourquoi, ni comment.
Et il y un problème plus fondamental encore. A supposer qu’un tel Grand Modèle existe un jour, comment celui-ci pourrait-il prédire sa propre influence sur la dynamique et sur l’évolution des réseaux dès lors qu’il serait reconnu et appliqué par tous les agents ? Cette question de la rétroaction du modèle sur lui-même conduit à une aporie à laquelle sont confrontées toutes les tentatives de modélisation ; par exemple celle du Cerveau Global (Global Brain) sur laquelle travaillent de nombreux scientifiques depuis des années.
Pour tenter de résoudre ce paradoxe et les mystères qui lui sont liés, tentons quelques hypothèses.
Hypothèse topologique STI H2 : Toutes les formes de vie intelligentes sont dotées de réseaux artificiels de type Internet. Ces réseaux sont développés selon certaines topologies particulières plutôt que comme des complexes simpliciaux aléatoires. C’est-à-dire que les extraterrestres communiquent entre eux, comme nous le faisons nous-mêmes, via des réseaux centralisés et/ou des réseaux distribués ou maillés, quantiques dans leur plus extrême sophistication. Ces réseaux sont l’ossature de leur société tout comme ils sont l’ossature de la nôtre.
Hypothèse évolutionnaire STI H3 : Il existe des lois universelles de mise en œuvre des réseaux et de leurs artéfacts qui procurent à l’espèce qui les déploie un avantage évolutionnaire. Ces lois sont mathématisables. Les civilisations les découvrent peu à peu par variation, mutation, sélection. Les rares civilisations qui appliquent à temps ces lois évolutionnaires sont amenées à survivre tandis que l’immense majorité est amenée à s’éteindre.
Vraisemblablement, avant que les lois des réseaux soient élucidées et appliquées (ou pas), les civilisations tâtonneraient en élaborant toutes sortes de théories et de pratiques plus ou moins pertinentes et adaptées, qui seraient finalement soumises à la sélection naturelle. Voyons trois scénarios parmi d’infinies possibilités. Commençons par le plus extrême.
Civilisations de type devoratus
Certaines espèces intelligentes pourraient suivre la propension observée chez l’espèce humaine à la prédation de toutes les ressources disponibles et à l’élévation incessante de sa consommation énergétique. Une extrapolation vertigineuse conduit à imaginer des civilisations rassemblées autour d’étoiles dont elles capteraient tout ou partie de leur énergie. C’est l’hypothèse des sphères de Dyson (Dyson, 1960) dont SETI a cru détecter un exemple il y a peu.
En extrapolant encore cette tendance, on peut imaginer des formes de vie stellivores qui dévoreraient littéralement les étoiles (Vidal, 2016) dont SETI en a peut-être aussi trouvé une trace ? Pourquoi pas, on pourrait aussi imaginer des civilisations toutes entières confondues avec les trous noirs, ou bien avec un ou plusieurs multivers ?
Les entités intelligentes de ces civilisations n’auraient vraisemblablement plus rien de biologique. Leurs réseaux artificiels n’auraient plus rien de matériel au sens où nous l’entendons usuellement. Tout serait confondu dans une sorte de maelström quantique.
On peut interpréter cette fusion comme l’ultime évolution de civilisations effondrées sur elles-mêmes sous le poids de la bêtise cosmique. On peut aussi interpréter cela dans un sens différent. En effet, il n’est pas du tout évident qu’il y ait une continuité entre la vie telle que nous croyons la connaître et ces formes intelligentes à très haute énergie. Il pourrait s’agir de deux branches du vivant totalement indépendantes bien qu’elles puissent partager des schémas communs.
Quoi qu’il en soit, le fait que les formes de vie à haute énergie soient les premières à se laisser deviner n’est pas étonnant. Les civilisations de type devoratus sont en effet les seules capables de former des signaux assez puissants pour nous parvenir. Cela n’empêche en aucun cas d’imaginer que d’autres civilisations à plus basse énergie, et donc moins détectables mais plus proches de nous, ne puissent pas perdurer sur la base des hypothèses STI.
Civilisations de type formabilis
Certaines civilisations pourraient imaginer comme le font certains humains aujourd’hui, que leur évolution serait guidée par résonance morphique (Sheldrake, 1981). Cette théorie est supposée expliquer certains phénomènes de synchronie et précognition, notamment dans les réseaux où tous les agents prédisent le comportement des autres, mais aussi les réplications entre systèmes vivants sans lien physique apparent, comme des civilisations éloignées.
Pour tester cette hypothèse, comme on le propose déjà sur Terre (Goertzel, 2016), une civilisation pourrait construire une Intelligence Artificielle Générale (AGI) dépassant de loin les capacités cognitives de toute sa population. Cette AGI serait supposée capable de capter des réalités inaccessibles à ceux qui l’ont créée. Notamment elle pourrait découvrir des lois mathématiques nouvelles, censées être le type d’information qui se transmet le plus facilement de civilisations en civilisations grâce aux champs morphiques.
Selon l’hypothèse évolutionnaire STI H3, une civilisation de ce type ne survivrait que si son AGI arrive à découvrir les lois évolutionnaires propres aux réseaux et à les appliquer à elle-même. Il est peu probable que cela arrive :
a) si la théorie de la résonance morphique est fausse. Elle constituerait en effet un biais empêchant l’AGI de calculer des lois cohérentes ;
b) si la théorie de la résonance morphique est vraie et si l’hypothèse de la bêtise cosmique l’est aussi. Dans ce cas, l’AGI ne pourrait qu’aboutir à son propre suicide et à celui de la civilisation de type formabilis qui l’a créée.
En revanche, l’AGI pourrait éventuellement confirmer l’hypothèse évolutionnaire STI H3 et neutraliser sa bêtise systémique si l’hypothèse existentielle et la théorie de la résonance morphique sont toutes les deux vraies. Notons que les chances sont faibles car aujourd’hui la théorie en question est loin de faire l’unanimité parmi les scientifiques de la planète Terre.
Civilisations de type imitativus
D’autres civilisations placées comme nous le sommes devant le mystère de leur évolution pourraient imaginer qu’elles ne sont au fond que les jouets de schémas informationnels, invisibles et immatériels, qui les utiliseraient pour évoluer et se répliquer. Selon cette croyance, ces schémas survivraient au-delà des civilisations qui les véhiculent, sous des formes qui se déroberaient aux sens et à l’entendement des êtres intelligents. Ces êtres ne seraient au fond que des sortes de simulations informatiques pilotées par quelque démiurge quantique.
Cette hypothèse quelque peu animiste a une version plus scientifique sur la planète Terre. Elle est connue sous le nom de théorie mémétique. Les schémas en question sont appelés mèmes ; terme contracté de imitation et de gène (Dawkins, 1976). Comme certains humains le proposent, on peut admettre que « les mèmes qui réussissent à s’insérer dans l’édifice des représentations sont ceux qui permettent une optimisation de la topologie du système et de son accès aux ressources […]. Ceux qui sont rejetées sont ceux qui imposent des détours et des délais à l’architecture ou au fonctionnement optimisés du système » (Baquiast, Jacquemin, 2003).
La mémétique apparaît donc comme une sous-thèse de la théorie de l’évolution mais elle ne donne a priori aucun moyen pour l’orienter. Considérons une civilisation qui en resterait là. Pratiquement, à défaut de pouvoir contrôler son évolution à long terme, ses forces sociales tenteraient par tous les moyens d’influencer et de manipuler les mèmes dans un sens qui leur est favorable à court terme. Ses réseaux seraient transformés en champs de bataille mémétiques. De fait, une sorte de cyberguerre invisible renforcerait le mème de sa bêtise systémique.
Selon l’hypothèse évolutionnaire STI H3, les civilisations de type imitativus auraient donc peu de chance de découvrir les lois évolutionnaires de leurs réseaux et leur survie serait donc limitée.
Les civilisations de types devoratus, formabilis et imitativus, décrites comme pouvant se développer dans de lointaines galaxies pourraient bien entendu évoluer dans le futur à partir de la planète Terre. L’hypothèse évolutionnaire STI H3 donne un début d’indication sur nos faibles chances de survie dans ces cas. Voyons à l’aide d’autres hypothèses comment STI pourrait contribuer à cerner la nature des lois évolutionnaires des réseaux et ouvrir ainsi un chemin vers une issue positive et durable pour notre espèce. En ce sens, une bonne piste à suivre est celle de l’information ; la matière première des réseaux.
Soixante-dix années de recherche consacrées à l’élaboration d’une Théorie de l’Information ont abouti à la conclusion que celle-ci n’est pas une valeur absolue indépendante du contexte, mais au contraire une grandeur relative. La nature profonde de l’information est résumée ainsi :
• L’information est une baisse de complexité.(Elle relève de l’inattendu, difficile à obtenir, simple à décrire).
• L’information n’existe pas si elle n’est pas lue.
• L’information est ce qui survit.
Sur cette base, STI pourrait formuler une nouvelle hypothèse.
Hypothèse de l’universalité de l’information STI H4 : La nature de l’information est universelle. Elle est valable sur Terre comme dans n’importe quelle galaxie. Ici comme ailleurs, toutes les entités intelligentes composant les civilisations sont donc liées entre elles et avec leur environnement par le fil de l’information.
Une conséquence un peu contre-intuitive, déjà évoquée concernant les êtres humains, est celle-ci. Que nous le voulions ou pas, nous sommes en compétition, non pas seulement pour les ressources et pour la reproduction, mais essentiellement pour fournir de l’information aux autres. De cette compétition émerge une forme de hiérarchie sociale, quelle que soit la taille du groupe considéré, faisant apparaître trois classes d’individus distinguables suivant leur « investissement en signalement » (l’énergie qu’ils mettent à signaler) et leur « qualité » (on considère ici que plus un individu a de facilités pour signaler, c’est-à-dire moins il dépense d’énergie pour le faire, plus sa « qualité » est grande, et inversement).
La compétition qui s’exerce entre individus est faible pour les deux classes extrêmes (celle à petit réseau social et celle à grand réseau social). La compétition est beaucoup plus forte pour la classe intermédiaire des individus disposant d’un réseau social moyen. Ce profil social est une Stratégie Evolutionnairement Stable (SES) de notre espèce, liée à l’origine et aux fonctions de notre langage (Dessalles, 2016). Notons que cette sorte de robotique sociale, aussi automatique qu’elle puisse paraître, semble moins déterministe que celle d’autres espèces, par exemple celle des poissons tilapia3, car les hommes, eux, ont les capacités cognitives leur permettant d’en prendre conscience.
Si l’on suit l’hypothèse STI H4, il est fort probable que certaines entités intelligentes extraterrestres disposant d’un équipement cognitif comparable au nôtre, reproduisent ce même schéma social. Résultat : Il y existerait donc aussi des classes sociales ailleurs dans l’Univers. Des luttes de classes aussi !
À ce stade, on voit qu’ici comme ailleurs, l’intelligence a une position ambivalente dans l’émergence de la bêtise systémique. Elle est d’une part un instrument utilisé très souvent au profit de la domination qui, on vient de le voir, s’exerce de manière quasi mécanique. D’autre part et dans le meilleurs des cas, elle est un outil intellectuel qui peut permettre d’en observer les mécanismes et d’en déjouer la bêtise. C’est évidemment, ce type d’intelligence que STI recherche.
L’hypothèse STI H4 complétant les trois précédentes, conduit à imaginer une quatrième civilisation promise à l’extinction ainsi qu’un cinquième présentant quelques pistes pouvant permettre de l’éviter.
Civilisations de type pervasus
Il n’est pas difficile d’imaginer des civilisations avancées ayant développé leurs réseaux artificiels au point de les rendre entièrement pervasifs, c’est-à-dire connectés à la moindre fonction vitale et cognitive de l’ensemble des membres de leur population. Il n’est pas difficile d’imaginer aussi que ces réseaux soient contrôlés exclusivement par une classe dominante très réduite en nombre, qui prendrait soin d’introduire tous les biais nécessaires au maintien de sa domination dans les algorithmes réglant le comportement du réseau et de chacun de ses agents.
Une conséquence prévisible est que la structure de classe d’une telle civilisation extraterrestre s’en trouverait totalement cristallisée. En d’autres termes, cela aboutirait à un type de société que le sociologue Niklas Luhmann analyse comme un cas particulier de système autopoïétique (autoréférentiel) fondé sur un code dichotomique unique : dedans/dehors (Luhmann, 2011).
La caractéristique de tels systèmes est leur extrême fragilité face aux changements, due à un manque de capacité de variation et de mutation. Il est donc probable qu’une civilisation de type pervasus disparaîtrait assez vite à l’occasion de divers chocs environnementaux ou de perturbations internes qui ne manqueraient pas de se présenter à elles.
Civilisations de type legitimus
Imaginons maintenant l’évolution de civilisations extraterrestres hautement développées qui auraient lancé à temps un programme de type STI à grande échelle. En quelques décennies ou quelques siècles, toutes les entités intelligentes composant une civilisation de ce type auraient intégré les quatre hypothèses STI. Elles auraient notamment compris dans le détail la nature de l’information qui les lie, ses conséquences en termes de structure sociale, l’influence de la topologie des réseaux, et donc les dangers que présentent les scénarios précédents. Elles auraient aussi fait toutes sortes d’expériences sur leurs réseaux pour tenter de comprendre leur dynamique. En particulier elles auraient pratiqué massivement un jeu contemplatif tel le Générateur Poiétique, connu sur Terre sous une forme embryonnaire, qui les aurait aidées à prendre du recul sur le fonctionnement des réseaux. Cela leur aurait donné l’idée d’ajouter deux nouvelles hypothèses à leur programme STI permettant de préciser les lois évolutionnaires de leurs réseaux.
HAS Magazine 01: Big Data and Singularities – Olivier Auber – Poietic Generator (20141211) from HUMANITIES ARTS AND SOCIETY on Vimeo.
Hypothèse des perspectives anoptiques STI H5 : Tous les réseaux ont une forme. Certaines formes plus simples que d’autres, proposent une baisse de complexité pour les agents qui en sont parties prenantes. Les réseaux les plus simples ont une forme “centralisée”. Leur point central opère sur le réseau à la manière d’un “point de fuite” d’une perspective qui n’est pas spatiale mais temporelle, car c’est au niveau du point de fuite temporel qu’émerge le temps propre des agents du réseau. D’autres réseaux ont une forme “distribuée” ou “maillée”. Ils n’ont pas de point de fuite physique comme les réseaux centralisés, mais c’est un code arbitraire qui joue ce rôle. Il est le signe de reconnaissance sous couvert duquel les agents échangent. Ce code opère sur le réseau à la manière d’un “code de fuite” d’une perspective qui n’est plus seulement temporelle mais numérique. Ces deux perspectives (temporelle et numérique) sont dites anoptiques en raison du type de “lecture” de l’information “forme du réseau” qu’elles offrent aux agents. En effet cette lecture n’est pas optique mais elle implique toute leurs capacités cognitives.
Hypothèse de légitimité STI H6 : De la même manière qu’il existe une “construction légitime” de la perspective optique reposant sur des principes géométriques, il existe une “construction légitime” des perspectives anoptiques reposant sur des principes cognitifs. La légitimité des réseaux constitue un avantage évolutionnaire.
Les critères de légitimité proposés sont les suivants :
A) Tout agent A a-t-il le droit réel d’accéder au réseau s’il en fait la demande?
A peut-il quitter le réseau librement ?
AB) Tout agent B (présent ou futur, y compris les agents qui conçoivent, gèrent et développent le réseau) est-il traité comme A ?
ABC) Si trois agents A, B et C (trois étant le début d’une multitude) appartiennent à un réseau qui répond aux deux premiers critères, constituent-ils des pairs? Autrement dit, sont-ils en mesure de se reconnaître, de se faire confiance, de se respecter les uns les autres, de construire des représentations et du sens communs ?
À ce stade, ces deux dernières hypothèses STI H5 et STI H6 n’ont pas force de loi, que ce soit au sens mathématique ou au sens légal. Néanmoins, les civilisations de type legitimus auraient décidé de les appliquer à grande échelle sur leurs réseaux, les rendant ainsi légitimes. Tant bien que mal, elles auraient trouvé là une manière de déjouer une grande partie de leur bêtise systémique et le sentiment de progresser vers une certaine maîtrise de leur évolution.
Revenons sur Terre
Il est facile d’imaginer qu’une civilisation de type legitimus puisse évoluer dans une lointaine galaxie. Il est beaucoup plus difficile de penser qu’elle puisse voir le jour ici où l’intelligence semble être trop souvent prisonnière de la bêtise systémique.
Sur Terre comme dans les civilisations de type devoratus, la tendance est toujours à la prédation des ressources et à l’accroissement de la consommation énergétique, avec les conséquences écologiques et géopolitiques que l’on sait. Les réseaux activés dans ce jeu (énergétique, financier, politique, militaire) n’ont manifestement rien de légitimes au sens des critères STI H6.
Comme dans les civilisations de type formabilis, la plupart des efforts de la recherche et de l’industrie convergent vers la mise au point d’Intelligences Artificielles prétendant surpasser celle de la population. Les humains sont en droit de se demander quelle est leur place au milieu des IA, et donc de questionner la légitimité des réseaux sur lesquels elles prolifèrent.
Comme dans les civilisations de type imitativus, les réseaux sont un champ de bataille pour le contrôle des opinions, des émotions, des comportements et des données personnelles. Tout se passe comme si certains acteurs tiraient parti de l’enfermement des hommes dans leur bulle cognitive et donc de leur incapacité à réclamer la légitimité des réseaux qui les maintiennent ainsi.
Comme dans les civilisations de type pervasus, les technologies détenues par un nombre toujours plus réduit d‘individus, prétendent réguler toutes les fonctions vitales et cognitives de tous les autres. La compétition naturelle entre individus est de plus en plus gravée dans le silicium et bientôt dans des gènes manipulés. Les classes sociales menacent de se transformer en castes dont la plus favorisée rêve de devenir immortelle. La rupture de légitimité serait ainsi définitive.
La situation semble désespérée. Pourtant, des exemples dans l’Histoire humaine montrent comment un changement de représentation peut se répandre très rapidement dans tous les esprits et bouleverser une société supposée immuable. C’est le cas notamment de ce qu’ont entraîné à la Renaissance, l’invention de l’imprimerie (Gutenberg,~1448), et celle de la perspective optique (Brunelleschi, 1413). En quelques siècles, avec la perspective optique, qui, précisons-le, n’est même pas une technologie mais une simple opération de l’esprit, c’est tout l’édifice hiérarchisé du Moyen-Âge qui s’est écroulé, pour faire place à la construction géométrisée de la Renaissance. Au final, c’est la place même de l’Homme en tant qu’être au monde qui s’est trouvée redéfinie.
Bien entendu une sorte de programme STI existe déjà sur Terre. Des milliards de chercheurs s’activent depuis des millions d’années pour trouver les formes d’intelligence qui pourraient nous libérer de notre bêtise systémique. L’invention de la perspective optique a constitué l’une des plus grandes avancées de cette recherche. Six siècles plus tard, si les résultats sont tellement décevants, au point que la bêtise menace de l’emporter définitivement, n’est-ce pas parce que nous avons besoin d’une nouvelle percée ?
La perspective optique de la Renaissance nous a établi dans notre capacité à être tous observateurs et acteurs d‘une construction géométrique du monde visible. Cependant, il a fallu admettre que le point de fuite de cette construction, symbole de l’infini et de l’inconnaissable, échappait à l’ordre politique et religieux terrestre.
Aujourd’hui, nous comprenons peu à peu que nous faisons partie de réseaux invisibles, mêlant le naturel à l’artificiel, à toutes les échelles. Il n’est pas trop difficile d’admettre aussi que ces réseaux sont tous couplés les uns aux autres et n’en forment qu’un, immense, que l’on ne pourra sans doute jamais saisir en pensée. Mais le problème est que nous n’avons pas encore réalisé que nous construisons nous-mêmes la partie artificielle de ce réseau suivant une perspective anoptique qui implique toute notre cognition. Nous n’avons pas encore assimilé les critères de légitimité, de cette construction, pas plus que nous avons admis que son code de fuite ultime établissant la connexion entre tous les réseaux et leur co-évolution, est lui aussi un symbole de l’infini et de l’inconnaissable qui échappe à l’ordre terrestre.
Cependant, de petites causes pouvant avoir de grands effets, un changement de représentation pourrait voir le jour. Il ne manque qu’un déclic pour réaliser que les réseaux nous proposent un jeu qui se joue sur Terre comme à l’échelle de l’Univers. L’enjeu ? Rien de moins que de trouver des formes d’intelligence qui puissent réfuter la bêtise cosmique. Chacun y a un rôle à jouer.
Un très modeste embryon d’initiative STI@home figure ici. Quelques éléments théoriques permettant de mieux comprendre les perspectives anoptiques sont proposés dans mon livre ANOPTIKON, une exploration de l’internet invisible : échapper à la main de Darwin (FYP édition, 2019). Tous les chercheurs qui le désireraient sont invités à prendre part à l’initiative STI.
Chercheur en art et sciences cognitifs, affilié au Centre Leo Apostel pour les études interdisciplinaires (CLEA), Vrije Universiteit Brussel (VUB), auteur de ANOPTIKON, une exploration de l’internet invisible : échapper à la main de Darwin (FYP Ed., 2019).
Chercheur en art et sciences cognitifs, affilié au Centre Leo Apostel pour les études interdisciplinaires (CLEA), Vrije Universiteit Brussel (VUB), auteur de ANOPTIKON, une exploration de l’internet invisible : échapper à la main de Darwin (FYP Ed., 2019).