« L’abeille imagine la fleur et la fleur imagine l’abeille. »
Francis Huxley
« L’abeille et la fleur sont ensemble, de telle manière que si on en retire une, les deux disparaissent ».
Francisco Varela
À la croisée des sciences biologiques et de l’informatique, la métaphore du cerveau ordinateur qui a prévalu pendant plus de cinquante ans en neurosciences a mené à la considération des individus comme isolés, sans prendre en compte leurs interactions sociales. La technique de neuro-imagerie appelée hyperscanning nous permet désormais d’enregistrer l’activité du cerveau et le comportement de plusieurs participants simultanément et ainsi, enfin, d’étudier l’interaction sociale dans un contexte spontané et réciproque.
L’interaction humaine est de cette manière appréhendée de manière holiste, en considérant deux personnes comme un seul système et en observant le comportement autant que l’activité du cerveau. Ces développements méthodologiques et théoriques ont démontré que l’interaction avec autrui est fondamentalement différente d’une perception sociale passive. Ces résultats nous invitent à considérer de manière plus large les dimensions intersectionnelles du travail neuroscientifique, ainsi que la complémentarité entre les dynamiques de nos interactions sociales et notre ancrage biologique.
De la cybernétique à l’auto-organisation : quel paradigme pour approcher la complexité de la cognition humaine ?
La nature de la cognition humaine est une question complexe, qui a déjà fait l’objet de différentes réponses dans différentes disciplines, et qui a mobilisé des théories contradictoires et souvent fragmentées – à la manière de l’éléphant dans l’ancienne parabole Jain illustrant la relativité de la réalité de la perception individuelle, tel qu’elle est décrite dans le système philosophique Anekāntavāda1. Un éléphant arrive au village des aveugles, et quand ses habitants essaient de deviner ce qu’il est, des théories extrêmement différentes sont proposées. L’aveugle touchant le pied pense que c’est un arbre, tandis que celui qui tient la queue pense qu’il s’agit d’une corde, etc. Pas un seul des aveugles est capable de saisir ce qu’est l’éléphant en tant que tel – c’est uniquement en rassemblant leurs différentes expériences que les aveugles sont capables de le reconnaître. La cognition humaine est l’éléphant des sciences cognitives, et les aveugles sont bien représentés dans les différentes disciplines – philosophie, psychologie, neurosciences, mais également linguistique, informatique, anthropologie, et théorie littéraire – qui ont tenté, individuellement et en vain, de comprendre comment fonctionne notre psyché.
L’émergence de la cybernétique moderne au début du XXe siècle reflétait un désir d’établir un nouveau champs de recherche sur les modes de communication en combinant les connaissances de différentes disciplines, tout en donnant une place centrale à la notion de « contrôle ». Ce n’est pas avant les Macy Lectures de New York dans les années 19402, qui ont rassemblées mathématiciens, philosophes, anthropologues, psychologues et économistes, que la recherche sur la cognition prit une nouvelle direction au niveau international. Ces conférences, et les nombreux débats théoriques sur la nature de l’esprit, ont mené à un nouvel élan, en résonance avec les développements d’une nouvelle discipline – l’informatique – dont la promesse de nouvelles applications potentielles a contribué à la mode de la métaphore du cerveau ordinateur.
Cependant, cette métaphore, aussi connue sous le nom de « computationnalisme », n’est pas acceptée par l’entièreté de la communauté scientifique. Au-delà de l’efficacité des algorithmes, les cybernéticiens et leurs successeurs insistent sur l’importance des processus auto-organisateurs dans l’émergence de la cognition. Néanmoins, le modèle du cerveau ordinateur ne prend pas en compte toutes les propriétés du fonctionnement du cerveau. En effet, ces propriétés avaient originellement été mises de côté pour conceptualiser l’ordinateur. Ironiquement, les derniers travaux des pères fondateurs de l’informatique, Alan Turing et John Von Neumann, soulignent ce problème en considérant les aspects auto-organisateurs du fonctionnement cérébral, qui sont totalement absents chez l’ordinateur.
Parmi les penseurs de la seconde vague cybernétique, Humberto Maturana et Francisco Varela, en complémentarité avec les travaux de cognitivistes, sont allés plus en profondeur quant à certains phénomènes, en particulier les processus par lesquels le cerveau reconstruit la réalité du monde – par exemple, en se souvenant de la beauté d’une exposition, l’ordre dans lequel les tableaux ont été vus, etc. Les deux biologistes chiliens approchent ces phénomènes en prenant le parti d’un fort ancrage biologique. Avant de considérer la cognition plus précisément, il tentent de conceptualiser la vie sous un nouvel angle. A une époque, les années 1970, quand la biologie moléculaire était en plein expansion, les deux neurobiologistes ont recentré leurs réflexion sur deux aspects centraux et complémentaires de la vie – l’autonomie et le couplage avec l’environnement.
Maturana et Varela ont ainsi développé la théorie de l’autopoiesis – « auto » signifiant « le soi » et « poiesis » « produire » en Grec (Maturana et Varela, 1994). La cellule est considérée comme l’unité de base de la vie, au sens où les conditions nécessaire pour la création d’une structure autonome, et néanmoins couplée avec l’environnement, sont d’ores et déjà
présentes à ce niveau élémentaire d’organisation. Ce couplage structurel – aussi connu sous le nom de couplage de « premier ordre » – est la combinaison d’un réseau causal fermé sur lui-même qui maintient l’auto-organisation ou la reproduction de la cellule.
Ce cadre théorique nous aide à concevoir comment la stabilisation du couplage structurel avec l’environnement fournit les conditions nécessaires à l’établissement d’un couplage entre les cellules elles-mêmes au cours de l’évolution (Figure 1). Cette transition d’entités unicellulaires à des entités multicellulaires correspond à l’explosion cambrienne3, il y’a 541 millions d’années. Cet évènement majeur dans l’histoire de la vie sur terre vit l’arrivée des premiers eukaryotes (cellules avec un noyau entouré d’une membrane), et les protozoaires (« proto » signifiant « premier » et « zoon » « animal » en Grec) deviennent des métazoaires, dont les cellules peuvent se spécialiser en différentes fonctions au profit de tout l’organisme. Cette spécialisation permet l’apparition de systèmes biologiques bien plus complexes, avec des niveaux d’organisation qui permettent le développement de processus autres que l’autonomie nutritionnelle. Ainsi, nous voyons apparaitre le système immunitaire, qui assure les défenses de l’organisme contre les maladies, mais surtout le système nerveux, qui nous permet de percevoir l’environnement et de mieux agir sur lui en retour.
Le couplage structurel devient dès lors de « second ordre » parce que cette boucle avec l’environnement ne maintient plus seulement l’autonomie matérielle de l’organisme, mais également son autonomie informationnelle. Varela développera plus tard la théorie de l’énaction, se concentrant plus spécifiquement sur ces aspects4, en se concentrant non plus sur l’évolution/la structure du vivant, mais sur la cognition. Comme il en avait été capable en proposant la théorie de l’autopoiesis, Varela se distança de ses contemporains en refusant d’utiliser la métaphore du cerveau ordinateur, et en jouant avec l’idée d’autonomie et de couplage.
Puisque la stabilisation pendant l’évolution du couplage cellule/environnement procure les conditions nécessaires pour le couplage entre cellules elles-mêmes, la stabilisation des interactions informelles entre organismes et environnement a permis à ces organismes d’interagir
les uns avec les autres (Figure 1). Ce « troisième ordre » de couplage structural n’est rien moins que l’interaction sociale, la précondition à l’émergence de la culture.
Comprendre l’interaction sociale : un nouveau défi pour les neurosciences
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le travail des neurosciences sociales s’est longtemps concentré sur des cerveau isolés, ce qui a amené certains chercheurs à employer une nouvelle métaphore, considérant l’interaction sociale comme la « matière noire »5 des neurosciences sociales (Schilbach et al., 2013). Ce n’est pas avant les années 2000 que les neuroscientifiques ont pris l’interaction sociale au sérieux et étudié le fonctionnement de non plus un seul, mais deux cerveaux en synergie (Hari & Kujala, 2009).
Deux défis doivent donc être relevés. Au niveau théorique, des protocoles expérimentaux doivent être inventés afin d’interroger cette dimension interactionnelle, et au niveau technique, des outils doivent-être construits afin d’enregistrer l’activité cérébrale lors d’échange réciproques en temps réel. Jusqu’à ce moment, l’étude du cerveau était orientée vers la perception sociale, basée sur des recherches concentrées autour de la perception de stimuli sociaux, et ces investigations n’ont pas prises en compte la réciprocité et la co-régulation des échanges. Par exemple, les participants devaient détecter une émotion à partir d’images de visages, ou bien imiter des scènes présentées en vidéo. Mais évidemment, parce que l’image d’un visage où d’une vidéo reste impassible au comportement du spectateur, l’information obtenue dans ce cas est unidirectionnelle et non bidirectionnelle comme dans les interactions sociales.
Comment pouvons-nous clôturer cette boucle dans laquelle le soi et l’autre s’influencent réciproquement? Trois approches principales ont été développées: l’étude de plusieurs humains « in vivo » simultanément, la simulation des interactions « in silico » (dans un ordinateur) avec des modèles mathématiques, et, combinant ces deux approches, l’observation des interactions entre humains et modèles mathématiques.
Cerveaux sur la même longueur d’onde, ou explorer la synchronie
Étudier plusieurs participants humains en interaction a déjà été fait en psychologie, par exemple dans la recherche sur le développement de l’enfant qui a démontré le rôle fondamental de la co-régulation des échanges entre un bébé et son parent (Fogel, 1993). Cependant, afin d’appliquer cette approche aux neurosciences, elle a du être combinée avec l’enregistrement de l’activité cérébrale des participants en interaction.
C’est le but de la méthode appelée « hyperscanning » introduite en 2002 avec l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf ; Montague et al., 2002) puis étendue à l’électroencéphalographie (EEG) en 2006 (Babiloni et al., 2006).6 Ces premières études démontraient la faisabilité d’enregistrements simultanés, et les premiers résultats confirmaient que nos cerveaux tendent à réagir de manière similaire dans des contextes sociaux où ils partagent la même information. Cependant, les premiers enregistrements en hyperscanning n’ont pas pu révéler le couplage structurel de troisième ordre – le fait que les cerveaux des participants interagissant se synchronisent selon un stimulus externe commun (par exemple, la musique sur laquelle ils dansent, où un film qu’ils regardent ensemble).
C’est en combinant l’imitation spontanée (une tâche de psychologie du développement dans laquelle deux personnes s’imitent mutuellement de manière libre) avec l’enregistrement hyperscanning EEG que nous avons été capables d’approcher ce couplage du troisième ordre. Quand les participants interagissent spontanément, ils entrent en synchronie interactionnelle, c’est à dire que leurs comportements sont co-dépendants dans le temps dans la mesure où leurs mouvements débutent et finissent en même temps, même si ces mouvements ne sont pas morphologiquement identiques. En isolant ces moments de synchronie interactionnelle durant l’imitation spontanée de mouvements de main, nous avons été capables de démontrer qu’ils étaient accompagnés d’une synchronisation du rythme cérébral entre les cerveaux des participants (Dumas et al., 2010; Figure 2).
En plus d’être en cohérence avec les termes « être en phase » ou « être sur la même longueur d’ondes », ces résultats ont également montré que le cerveau humain réagit en temps réel aux interactions sociales de manière différente que la perception sociale. Par exemple, les circuits cérébraux de récompense sont plus souvent activés lors d’interactions spontanées bidirectionnelles et moins lorsque nous regardons passivement un monologue. Le fait de mettre en lumière ces variations questionne donc la généralisation des résultats précédents dans le champs des neurosciences sociales, uniquement basée sur une approche de la perception sociale unidirectionnelle. Les résultats mettent également en avant l’importance du contexte et le rôle joué par l’interaction sociale (par exemple en tant qu’imitateur ou modèle) dans la modulation des réponses cérébrales (Nadel & Dumas, 2014). Ces nouvelles approches peuvent avoir des applications quant à la manière de concevoir un apprentissage plus interactif et une approche des arts du spectacle.
Les deux visages de l’interaction sociale
Ainsi, nous avons vu comment l’approche de la cognition humaine peut être renouvelée. S’éloignant de la métaphore du cerveau ordinateur, la pensée humaine peut être vue comme une interface entre l’ancrage biologique dans le corps (particulièrement le cerveau) et les dynamiques sociales (Dumas, 2011). Une double contrainte opère entre ces deux visages : le cerveau social permet un couplage informationnel avec d’autres cerveaux, tandis que les interactions sociales modèlent nos connections cérébrales (Clark and Dumas, 2016). Comme dans le mythe des aveugles et de l’éléphant, it semble désormais que les différentes disciplines des sciences cognitives doivent co-construire du sens par-delà frontières disciplinaires et niveaux d’observation (Dumas, Laroche, Lehmann, 2014). L’interaction sociale apparaît alors comme un mélange subtil entre l’interaction de nos dynamiques interindividuelles et nos ancrages biologiques intra-individuels.
Chercheur au Laboratoire de Génétique Humaine et de Fonctions Cognitives de l’Institut Pasteur et membre affilié du Laboratoire Cerveau et Comportement Humains du Center for Complex Systems and Brains Sciences de l’Université Florida Atlantic. Il est également fondateur et coordinateur scientifique de la plateforme SoNeTAA au service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de l’hôpital Robert-Debré à Paris.
Chercheur au Laboratoire de Génétique Humaine et de Fonctions Cognitives de l’Institut Pasteur et membre affilié du Laboratoire Cerveau et Comportement Humains du Center for Complex Systems and Brains Sciences de l’Université Florida Atlantic. Il est également fondateur et coordinateur scientifique de la plateforme SoNeTAA au service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de l’hôpital Robert-Debré à Paris.