Un an avant que la dystopique pandémie mondiale fasse d’innombrables victimes et confine des millions de personnes, se tenait en Grèce une exposition collective inspirée par l’œuvre de Virginia Woolf « Une chambre à soi ». Explorant les notions de chambre et de créativité en des espaces fermés, l’exposition conçue par Kika Kyriakakou, Ph. D., a ouvert ses portes le 18 mars 2019 à la Galerie d’art municipale d’Athènes, dans le cadre du programme Capitale mondiale du livre de l’UNESCO. La commissaire a invité les artistes à mener une réflexion commune sur les notions de chambre et de confinement. Parmi les nombreux artistes visuels, écrivains et chercheurs participant à l’exposition, on peut citer : Jonas Mekas, Sylvère Lotringer, Sophia Al Maria, Juliana Huxtable et Amalia Ulman.
« Une femme, pour être en mesure d’écrire, doit avoir de l’argent et une chambre à elle »
Avec cette phrase, tirée de l’ouvrage « Une chambre à soi » (1929), l’un des essais les plus influents dans l’histoire de la littérature féministe (Moran, 2001 : 477), Virginia Woolf pointe l’importance pour une artiste d’avoir son espace personnel de création et un revenu stable. Ayant reçu un accueil enthousiaste, cette œuvre a été une source d’inspiration pour d’autres écrivains, des artistes, et, plus généralement, ses lecteurs. Selon Jianjun (2010 : 47-48), l’écrit majeur de la romancière britannique est devenu « l’inspiration des quêtes fondamentales d’une tradition littéraire féministe, ainsi que de la deuxième vague du mouvement des femmes au 20e siècle – dans ses versants politiques, historiques et de genre ; qui reste toujours apprécié dans notre âge postmoderniste et postféministe ». En 2019, l’exposition « Voyage autour de ma chambre » (Voyage around my room), inspiré de l’essai de Woolf, propose une réflexion sur l’espace de la chambre au 21e siècle, faisant référence, en même temps, au livre écrit au 18e siècle par Xavier de Maistre, relatant le voyage de l’auteur autour de sa propre chambre — un journal intime et plein d’esprit — illustrant la possibilité de surmonter les restrictions spatiales d’une façon créative et constructive.
L’intention centrale de l’exposition a été d’interroger des notions contemporaines telles que l’espace privé au 21e siècle, le féminisme digital, l’art queer et le mouvement #MeToo, ainsi que leur influence sur le mouvement pour l’égalité de genre et les processus artistiques contemporains. Un an plus tard, un confinement global sans précédent a donné une nouvelle lecture à cette exposition dédiée à l’espace intime.
La chambre à l’âge des réseaux sociaux
Les moments privés et intimes sont maintenant instantanément diffusés et partagés sur les réseaux sociaux. Après l’âge de la reproduction mécanique décrit par Walter Benjamin, le temps est au méta-univers fait de selfies, de télé-réalités et de vies virtuelles. Cette nouvelle ère numérique modifie profondément la relation qu’entretiennent les gens avec l’espace public, le partage public, l’IA et les technologies. La surexposition, le narcissisme et l’objectivation prévalent dans le monde virtuel, tandis que la vie quotidienne se partage dans l’intimité de la chambre de chacun.
La chambre comme connotation de l’expression de soi et de l’égalité
Le discours contemporain sur les LGBTI+, le mouvement des femmes et les luttes pour les droits de la personne convergent avec la résistance contre l’enfermement, les frontières, les préjugés, le dogmatisme et le patriarcat. Près d’un siècle après la publication de l’essai de Woolf, la chambre est toujours un symbole de liberté individuelle et d’indépendance financière, soulignant la nécessité de diversité, d’égalitarisme et de non-discrimination dans les sociétés modernes.
La chambre comme espace de collection et cabanon d’artiste
Des cabinets de curiosités aux ateliers d’artistes, reflet de la personnalité, de l’intellect, de la créativité, des empathies et des obsessions de son propriétaire, la chambre a toujours eu une validité intime. Au-delà de sa matérialité, la chambre de l’artiste a une fonction allégorique : allégorie de la mémoire, de l’identité personnelle, du corps, de l’expression artistique, du besoin d’évasion.
Espace, chambre, intimité et isolement – autres allusions et références littéraires
L’espace personnel dans la littérature et l’art est porteur de dynamiques et d’interprétations souvent antagonistes. D’une part, telle qu’elle est dépeinte dans l’essai de Viginia Woolf, la chambre peut être idéalisée, comme un espace dans lequel l’écriture et la créativité peuvent évoluer. De « Walden » (Thoreau, 1854) à « L’Amant du volcan » (Susan Sontag, 1992), l’espace personnel a été montré soit comme un moyen de se rapprocher de la nature et de nos instincts primaires, soit comme un endroit où on peut donner libre cours à nos volontés personnelles en collectionnant et en créant nos propres cabinets de curiosités.
D’autre part, le concept de foyer et d’espace personnel n’a pas toujours été idéalisé de cette façon. Dans « Une maison de poupée » (1879), Henrik Ibsen décrit la maison victorienne, et les sociétés occidentales du 19e siècle en général, comme des lieux de confinement et de restriction, étouffés par le carcan patriarcal. Nora Hemler, la célèbre héroïne féministe d’Ibsen, se soustrait à la vie de femme au foyer pour atteindre l’indépendance et la conscience de soi – un scénario inattendu dans une œuvre théâtrale qui a suscité de nombreuses controverses parmi le public de l’époque.
Dans les années 1970, les artistes Judy Chicago et Miriam Shapiro ont décidé d’aborder la notion de maison, d’espace privé et de chambre d’une manière différente, plus communautaire, comme l’exigeait leur époque. Pour « Womanhouse », premier projet du programme d’art féministe de California Institute of the Arts, les deux artistes/éducatrices, ainsi que plusieurs de leurs étudiantes, ont occupé un bâtiment délabré et l’ont transformé en l’une des premières expressions artistiques entièrement féminines. À l’époque, « Womanhouse » était un modèle d’art féministe portant sur les notions de domesticité et d’espace dans l’art, ainsi qu’une critique pertinente de l’exclusion des artistes femmes des institutions artistiques.
À l’aube de la quatrième vague du mouvement des femmes, les artistes féministes se sont réattaquées aux questions non résolues liées aux droits des femmes, comme celles soulevées par Linda Nochlin dans son essai « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes femmes artistes ? » (Why Have There Been No Great Women Artists ?, 1971). Avec l’émergence récente du mouvement #MeToo et les turbulences sociopolitiques généralisées découlant de l’oppression et de la marginalisation systémiques, les artistes réévaluent leurs rôles, leurs missions et leur langage. Bien qu’écrit il y a près d’un siècle, l’essai de V. Woolf s’avère toujours pertinent dans le monde d’aujourd’hui. Il résonne, dans une large mesure, avec les discours contemporains sur l’art, l’identité de genre et la politique.
L’exposition « Voyage Around My Room » – œuvres et connotations
Lors de l’exposition « Voyage Around My Room » à Athènes, les quatorze artistes et écrivains participants ont été invités à aborder à travers leurs œuvres les notions clés de l’essai « Une chambre à soi », en utilisant des médias allant des assemblages, installations, dessins, sculptures et textes aux vidéos et œuvres virtuelles. Commentaires collectifs sur la notion de chambre et l’héritage féministe de Virginia Woolf, les œuvres abordaient des sujets tels que les stéréotypes de genre, l’espace privé et le temps personnel, la domesticité, l’angoisse adolescente, l’isolement, ainsi que les relations interpersonnelles et l’identité publique à l’âge des médias sociaux.
Le poète et artiste Jonas Mekas, reconnu comme le parrain du cinéma d’avant-garde américain, a présenté « 365 Day Project », un site web composé de 365 vidéos postées quotidiennement tout au long de l’année 2007. Bien avant Snapchat, les stories Instagram et Facebook Live, le célèbre vidéaste avait partagé chaque jour en ligne ses moments de vie, filmés parfois dans l’intimité de sa chambre. L’artiste visuel Dimitris Ioannou a créé une maquette de bunkers modélisés à l’échelle 1/35, sous le titre « Du temps où j’étais adolescent, du temps où je n’avais ni statut social ni bipeur » (Back in the days when I was a teenager, Before I had status and before I had a pager, 2019), une réflexion sous la forme d’une installation sculpturale sur l’adolescence et l’isolement, qui se déroulent le plus souvent dans des espaces qui ne nous appartiennent pas. L’écrivaine et artiste Sharon Kivland a proposé une installation intitulée « Liseuses de capital » (2019) – une exploration contemporaine des femmes qui lisent dans leur chambre ou leur salon, et leurs préoccupations politiques et sociales. L’artiste visuelle Dora Economou a créé une installation grand format en céramique intitulée « Cracker » (2019) : une série de pièces en grès restituant les formes et les nervures végétales, allusion à la supposée fragilité du caractère féminin.
L’œuvre sculpturale de l’artiste visuel Kostis Velonis, « Comment garantir des conditions de contemplation à la population féline âgée » (How to guarantee conditions of contemplation to the older feline population), de la série « Sculptures d’animaux de compagnie » (Pet sculptures, 2016), aborde la relation entre privatisation et sphère publique sous la lumière du genre. Sa maison pour chat s’inspire d’une estrade non réalisée, imaginée par El Lissitzky pour Lénine. Le chat, symbole domestique de la vie privée et de l’objectivation féminine, est sommé de s’adapter à un nouvel espace de vie, une estrade traditionnellement conçue pour les discours publics et les mâles alpha politiques.
Dans son œuvre « Sans nom (Pour Samuel) » [Untitled (For Samuel), 2012], l’artiste visuelle Juliana Huxtable présente un commentaire sur l’aliénation et le sexisme dans les jeux vidéo (auxquels on s’adonne bien souvent dans l’intimité de nos chambres) et sur son enfance en tant que femme transgenre. La réalisatrice et universitaire Eva Stefani a présenté « La boîte » (The Box), un film qui raconte la vie d’une vieille dame apparemment isolée dans son appartement – une femme solitaire dont le seul ami semble être un présentateur du journal télévisé qu’elle regarde religieusement chaque soir dans sa « boîte à images ».
L’artiste et écrivaine Sophia Al Maria a participé avec la vidéo « L’État magique » (The Magical State, 2017). Dans cette œuvre allégorique, la protagoniste, une adolescente de la tribu indigène Wayuu en Colombie, est possédée par un mauvais esprit. La jeune fille aborde l’exploitation environnementale et sociale excessive de la terre de ses ancêtres, et exprime ainsi sa colère contre toute forme d’oppression, en diffusant ainsi un message féministe fort. Le poète Theodoros Chiotis s’est réapproprié l’essai de Virginia Woolf à travers son œuvre « Des données à soi (Mardi) » [A Data Set of One’s Own (Tuesday), 2019], un assemblage de phrases découpées, de matériaux, de dessins et d’extraits du texte original écrit en asémique, une forme d’écriture libre, sans aucun contenu sémantique, dont le sens est laissé à la libre interprétation du lecteur. Pour sa part, l’artiste visuelle Amalia Ulman a présenté « Les améliorations innovantes pour une plus forte masculinisation des garçons prépubères » (The Future Ahead-Improvements for the further masculinization of prepubescent boys, 2015), un essai vidéo sur les rumeurs en ligne de la supposée transition de genre de Justin Bieber. La pièce d’Amalia explore l’influence des réseaux sociaux sur notre perception du genre, de la masculinisation et de l’adolescence, tout en faisant allusion aux livres « Testo Junkie » (2008) de Paul B. Preciado et à « Regard cosmétique » (Cosmetic Gaze, 2012) de Bernadete Wegenstein, entre autres œuvres.
En 1964, alors qu’il est étudiant, l’écrivain, chercheur et fondateur de la revue Semiotext(e) Sylvère Lotringer, décide de consacrer sa thèse à Virginia Woolf et à sa chambre, sous la direction de Roland Barthes et Lucien Goldmann. Le résultat est un essai intitulé« Virginia Woolf : de la mort des valeurs aux valeurs de la mort » (1969). Présentée dans l’exposition dans son format original, accrochée au mur, c’est une œuvre dactylographiée qui rappelle la première rencontre de Sylvère Lotringer avec Virginia Woolf et l’influence de la romancière sur celui-ci. La sculpture miroir de l’artiste visuel Maro Michalakakos, intitulée « Chère Prudence » (Dear Prudence, 1996), se concentre sur stéréotypes dominants concernant le genre féminin. Son reflet sur du velours rouge ne montre que deux mains dans un geste timide et prudent – des traits souvent attribués à tort aux femmes. En 2014, l’écrivaine et critique d’art Philomena Epps a créé « Orlando » (œuvre en cours), une publication indépendante axée sur les arts visuels et leurs croisements avec la critique culturelle et la sociopolitique. Le titre, faisant référence au protagoniste transgressif du roman éponyme de Virginia Woolf, démontre un investissement particulier dans les politiques féministes et queers. Pendant l’exposition, « Orlando » a été présenté comme une œuvre d’art, allusion aux magazines et aux publications féministes fonctionnant comme une forme d’art alternative. Enfin, à l’occasion de l’exposition, l’écrivaine, conservatrice et artiste Jeanne Graff a été invitée à aborder les notions primaires de Virginia Woolf à travers sa pratique multidisciplinaire. Le travail de Jeanne Graff a donné lieu à une grille sans titre faite de notes, de livrets, de sons et d’images, une vitrine personnelle d’objets et de récits qui reflète bien son microcosme de créatrice indépendante.
Bibliographie
Benjamin, Walter. “Illuminations.” In The Work of Art in the Age of Mechanical Reproduction. Edited by Arendt, Hannah. London: Fontana, 1968. First published in 1935.
Ibsen, Henrik. “A doll’s house.” New York: Dover Publications, 1992. First published in 1879.
Jianjun, MA. “Virginia Woolf’s Aesthetics of Feminism and Androgyny: A Re-reading of A Room of One’s Own”, Comparative Literature: East & West, 13:1, (2010): 47-59.DOI:10.1080/25723618.2010.12015582
Maistre, de Xavier. “Voyage around my room”. New York: New Directions, 2016. First published in 1794.
Moran, Patricia. “Cock‐a‐doodle‐Dum: Sexology and a room of one’s own”, Women’s Studies: An Interdisciplinary Journal, 30:4, (2001): 477-498
DOI: 10.1080/00497878.2001.9979391
Nochlin, Linda. “Why Have There Been No Great Women Artists?” London: Thames & Hudson, 2021. First published in 1971.
Preciado, Paul. “Testo Junkie: Sex, Drugs, and Biopolitics in the Pharmacopornographic Era”. New York: The Feminist Press at CUNY, 2013. First published in 2008.
Sontag, Susan. “The Volcano Lover: A Romance.” London: Picador, 2004. First published in 1992.
Thoreau, Henry David. “Walden.” London: London Vintage, 2017. First published in 1854.
Wegenstein, Bernadette. “The Cosmetic Gaze: Body Modification and the Construction of Beauty”. Massachusetts: the MIT Press, 2012.
Woolf, Virginia. “A Room of One’s Own.” London: Penguin Classics, 2014. First published in 1929.
Kika Kyriakakou est la directrice artistique et la conservatrice de la collection d’art contemporain du PCAI (pcai.gr) . Elle est candidate au doctorat (Université d’Athènes) et possède une vaste expérience du commissariat, de la production et de la gestion d’expositions d’art contemporain et de projets culturels sur la durabilité, l’image en mouvement et le genre, en partenariat avec ART21 NYC, Unesco – Athènes Capitale mondiale du livre, Loop Barcelona et Kunstlerhaus Vienna, entre autres. Mme Kyriakakou a été rédactrice artistique, commissaire d’exposition et gestionnaire culturel pendant plus de douze ans, écrivant sur l’art contemporain et le cinéma pour le journal Art (édition grecque), ainsi que pour d’autres médias. Elle est membre du Conseil international des musées (ICOM) et a proposé des candidatures pour le prix Earthshot. Elle a été mentor pour le 2e Hackathon culturel organisé par le British Council et Google à Athènes et membre du comité consultatif du prix Loop Barcelona Discover.
Kika Kyriakakou est la directrice artistique et la conservatrice de la collection d’art contemporain du PCAI (pcai.gr) . Elle est candidate au doctorat (Université d’Athènes) et possède une vaste expérience du commissariat, de la production et de la gestion d’expositions d’art contemporain et de projets culturels sur la durabilité, l’image en mouvement et le genre, en partenariat avec ART21 NYC, Unesco – Athènes Capitale mondiale du livre, Loop Barcelona et Kunstlerhaus Vienna, entre autres. Mme Kyriakakou a été rédactrice artistique, commissaire d’exposition et gestionnaire culturel pendant plus de douze ans, écrivant sur l’art contemporain et le cinéma pour le journal Art (édition grecque), ainsi que pour d’autres médias. Elle est membre du Conseil international des musées (ICOM) et a proposé des candidatures pour le prix Earthshot. Elle a été mentor pour le 2e Hackathon culturel organisé par le British Council et Google à Athènes et membre du comité consultatif du prix Loop Barcelona Discover.