Entre réalités quotidiennes et instinct de survie, deux états d’esprit semblent désormais dominer la conscience des gens : l’angoisse et l’espoir.
La créativité agit en tant que catalyseur entre ces deux états d’esprit, engageant un processus vital et continu d’identification, de reconnaissance, de réalisation, de réflexion et de remise en question, tout en nous menant continuellement vers des solutions, amenant des projections futures avec imagination et espoir.
La créativité fait partie du processus de la vie, dans lequel chaque aspect contribue à former l’ensemble. La créativité est un fonctionnement indissociable du cerveau. En tant que capacité à imaginer et à inventer, elle fait partie intégrante de toute activité humaine. L’art est intrinsèque à la vie et à la société. Sans inventivité, les gens ne pourraient pas passer d’une situation à une autre.
L’artiste du mouvement Fluxus, Robert Filliou, a déclaré : « Je ne m’intéresse pas uniquement à l’art, je m’intéresse à la société et l’art en est un aspect ». Il a par la suite proposé que « … l’art est une fonction de la vie plus la fiction qui tend vers zéro. Si la fiction égale zéro, alors l’art et la vie sont une seule et même chose (vitesse de l’art). Cet élément de fiction, c’est-à-dire le passage, est le point minimum entre l’art et la vie »1. Nous pouvons en conclure que la créativité, et donc l’art, sont essentiels à la vie.
L’espoir intègre à la fois des aspects cognitifs et non cognitifs de l’esprit humain. La psychologue sociale Barbara Fredrickson affirme que le bonheur peut être mesuré.2 A travers ses recherches sur les émotions, elle a pu conclure que l’espoir pousse les humains à la créativité. L’espoir serait donc un état d’esprit basé sur l’intuition d’une certaine probabilité d’endurance – la volonté et le désir d’un avenir optimiste. Par conséquent, l’espoir n’est pas seulement une attitude, mais une vertu intuitive et cognitive.
Elpis (l’espoir) apparaît dans la mythologie grecque antique, dans l’histoire de Prométhée. Prométhée a volé le feu à Zeus, le dieu suprême, ce qui l’a rendu furieux. En réponse, Zeus a créé une boîte contenant toutes sortes d’esprits néfastes. Pandore a ouvert la boîte et a libéré tous les maux de l’humanité – la cupidité, l’envie, la haine, la méfiance, le chagrin, la colère, la vengeance, la luxure. Mais cette boîte contenait aussi un esprit de guérison, l’Espoir.
L’angoisse est un état désagréable qui amène des sentiments d’inquiétude, de nervosité et de malaise. Bien que l’angoisse soit étroitement liée à la peur, elle se différencie de cette dernière en cela qu’elle constitue une réponse cognitive et émotionnelle à une menace perçue.
L’espoir et l’angoisse sont donc tous deux des fonctions intuitives et inséparables de la condition humaine. Tous deux sont tournés vers l’avenir et peuvent aider l’individu à résoudre des problèmes. Plus que de simples attitudes ou composantes cognitives, l’espoir et l’angoisse sont le reflet et se nourrissent de nos peurs et nos désirs.
Être conscient des états passés, présents et futurs de sa propre vie, c’est participer activement et consciemment au processus de vie et de prise de décision. Le chaos intérieur est une forme d’anxiété, tandis que l’espoir est un lieu de convergence.
Le vitalisme considère l’acte de penser comme un « pli » du monde, une extension de la matière comme l’a théorisé Gilles Deleuze, qui fonctionne par l’affirmation et qui est l’antithèse de la pensée dialectique. Dans cette optique, il ne s’agit plus de confrontation entre la conscience et le monde, mais plutôt comme l’exprime Véronique Bergen3, d’un retour de la pensée au « chaos de l’être qui l’a générée ».
La philosophie de Clément Rosset cautionne l’expérience du réel par la joie sans pour autant en cacher aucun aspect.4 Le paradoxe entre la joie et les faits de la vie est que nous nous efforçons intuitivement d’espérer. Le terme donné par Friedrich Nietzsche à cet état d’esprit est « le tragique ». Alors qu’il affirme que l’amour de la vie est tragique, Rosset oppose à la tragédie des visions joyeuses. Selon lui, le développement de l’espoir au sein d’un état d’angoisse permet à chacun d’entre nous d’exprimer un rêve – une raison créative et singulière de se demander « pourquoi » et « quoi ».
Toutes les civilisations ont utilisé les arts et les sciences en tant qu’outils pour combler le fossé entre le présent et l’avenir. L’humanité a créé les arts, les sciences et la philosophie pour interroger les notions fondamentales de liberté. Comme l’a dit Martin Luther King, Jr. dans son discours prononcé à Washington D.C. en février 1968, « Il nous faut accepter les déceptions passagères, mais conserver l’espoir pour l’éternité ».5
Les conceptions préexistantes de l’angoisse tendent à la dépeindre en termes négatifs et à décrire l’espoir comme simple projection naïve, mais l’angoisse joue un rôle fondamental dans le bien-être, et ce au même titre que l’espoir, car tous deux sont des acteurs de notre capacité de rationalisation. Le psychologue clinicien David Barlow affirme que les humains (et les animaux) sont poussés à la créativité par l’expérience de l’angoisse qu’il définit ainsi : « … un état d’esprit tourné vers l’avenir dans lequel nous sommes prêts, ou du moins disposés, à tenter de faire face aux événements négatifs à venir ».6
Aux XIXe et XXe siècles, les philosophes occidentaux ont fait de l’angoisse l’une des notions clés de l’existentialisme. Søren Kierkegaard propose d’analyser l’angoisse par rapport à la liberté et au péché : la liberté soulève des questions sur nos limites et notre responsabilité envers les autres. Sartre définit précisément « l’être » comme « l’être-pour-autrui ». Dans la suite de Kierkegaard (et Heidegger), il affirme que l’angoisse apparaît chez l’individu chez qui l’existence précède l’essence, c’est-à-dire l’individu responsable et libre : « … c’est d’abord un projet qui est vécu subjectivement, qui est jeté vers un futur ».7 Cela signifie que dans une situation de liberté, la responsabilité individuelle est une source d’angoisse, et que Kierkegaard décrit comme le vertige de la liberté et un refus de la responsabilité du passé.
La civilisation moderne voit ses réalités aggravées par des conséquences tragiques entraînées par ses propres agissements – un dérèglement climatique fulgurant, des migrations sans précédent, un appauvrissement irréversible de l’écosystème – tout en continuant à créer des économies et systèmes politiques injustes et instables, faisant ainsi émerger de graves problèmes sociaux et culturels. Comme l’a dit Luiz Oosterbeek, en 2019 :
Les sociétés du monde entier n’ont pas réussi à trouver de solutions aux effondrements environnementaux, politiques, économiques, sociaux et culturels, se heurtant à de lourdes déceptions dans tous les modèles de développement durable. L’humanité est aujourd’hui confrontée à une nouvelle grande angoisse aussi bien au niveau individuel que collectif, au niveau local que mondial, qui s’ajoute à une grande instabilité entre les différents pays, cultures et individus du monde.8
Comme l’énonce Emil Cioran,9 un philosophe roumain inspiré par Nietzsche, Arthur Schopenhauer et Kierkegaard, dans son Précis de décomposition, l’instinct d’espoir est un état stérile, tandis que « La réalité est une création de nos excès, de nos démesures et de nos dérèglements. Un frein à nos palpitations : le cours du monde se ralentit ; sans nos chaleurs, l’espace est de glace. Le temps lui-même ne coule que parce que nos désirs enfantent cet univers décoratif que dépouillerait un rien de lucidité. Un grain de clairvoyance nous réduit à notre condition primordiale : la nudité ». Entendons par là que :
– La nudité est cette capacité à exposer ses angoisses et à se projeter dans l’imaginaire, dans la créativité et dans l’action.
– L’anxiété stimule les solutions créatives ; par conséquent, elle suscite également l’espoir.
– La peur, cependant, peut créer des barrières entre les personnes, les idées, les cultures et entre les collectifs et les nations.
Les actions sont des éléments d’espoir. Les opinions et les désirs sont des moyens de stimuler l’esprit par des projections vers des événements futurs. Les espoirs sont différents des attentes, et reflètent plutôt une volonté de rechercher des issues possibles. Pour ce faire, il est nécessaire d’être affectivement engagé aussi bien avec les autres qu’avec les événements.
Dans ses lettres à Ménécée,10 Epicure avance que les visions d’une personne sont souvent influencées par sa condition, sa culture, et sa localisation, et nous rappelle de nous interroger sur les conditions sociales fondamentales, et plus précisément sur le rôle que chacun de nous joue dans l’économie et dans la protection et sauvegarde de la Terre et des autres. La société se doit d’examiner les causes à l’origine des catastrophes et de l’angoisse, ainsi que celles du simple plaisir ; même l’amitié, comme toutes les vertus, est intrinsèquement liée au désir, à la volonté et à l’espoir.
Dans Le Mythe de Sisyphe, Albert Camus affirme que la vie est fondamentalement dépourvue de sens, et qu’elle est donc absurde. Néanmoins, les humains ne cesseront jamais de chercher du sens, tout comme Sisyphe, cette figure de la mythologie grecque condamnée à répéter à jamais la même tâche.11 Camus considère également la révolte comme une action contre l’irrespect de la condition humaine. Dans sa célèbre phrase « Je me révolte, donc nous sommes », il identifie dans l’état d’anxiété qui provoque la révolte, l’espoir, et reconnaît par là même l’existence d’une condition humaine commune.
Camus pose une question cruciale : Est-il possible pour les êtres humains d’agir de manière éthique au sein de réalités absurdes ? Sa réponse est oui. L’expérience et la conscience de l’absurde encouragent l’ingéniosité et la créativité, qui à leur tour donnent naissance à l’espoir, et déterminent les limites de nos actions. Pour Camus, la révolte métaphysique est « le mouvement par lequel un homme se dresse contre sa condition et la création tout entière ».12 L’angoisse et la révolte historique sont, pour Camus, le moyen de transformer la nature abstraite de la réflexion philosophique en action concrète pour changer le monde. Les révoltes historiques sont des tentatives d’agir au sein de situations dramatiques afin d’amener un changement positif.
Il dit : « … chacun cherche à faire de sa vie une œuvre d’art. Nous désirons que l’amour dure, et nous savons qu’il ne dure pas […] peut-être […] comprendrions-nous mieux la souffrance terrestre, si nous la savions éternelle. Il semble que les grandes âmes, parfois, soient moins épouvantées par la douleur, que par le fait qu’elle ne dure pas […] la souffrance n’a pas plus de sens que le bonheur ».13
Dernièrement, lorsque les gens chantaient depuis leur balcon, ils partageaient des expériences, des émotions et des angoisses communes. L’initiative de confronter ces expériences par le chant est un exemple clair de l’art en tant que générateur d’espoir. La créativité émerge de l’angoisse et fusionne avec de nouvelles idées. L’art joue son rôle :
– Dans le revue Esprit, Albert Béguin a déclaré: « Non seulement les arts constituent un élément NON négligeable de toute société, mais ils mettent aussi en lumière ce qui ne peut être saisi par aucun autre moyen ».
– Dans un entretien de 1960, Henry Miller a déclaré: « À quoi servent les livres s’ils ne nous ramènent pas à la vie ? »
– La citation d’Alexandre Pope, référence classique au sujet de l’espoir dans son Essai sur l’homme15, et qui est désormais entrée dans le langage moderne en tant que dicton : « L’espoir vit éternellement dans le cœur humain; L’homme ne se croit jamais, mais est toujours, béni ».
– Emily Dickinson16 a écrit : « L’espoir est cette chose avec des plumes » et dans sa vision l’espoir se voit transformé en un oiseau niché dans l’âme humaine.
– Chinua Achebe17 nous rappelle que la société est fondamentalement composée d’un riche pluralisme d’identités et de réalités. Pour Achebe, l’espoir réside dans la volonté des gens de se souvenir de leur passé, en cherchant à équilibrer leurs histoires en les retraçant et en les « remémorant » afin de reconstruire leurs identités individuelles et collectives, en chassant ainsi les angoisses cachées liées au manque de compréhension de ces identités.
Je terminerai en citant Greta Thunberg : « La seule chose dont nous avons besoin plus que de l’espoir, c’est l’action. Une fois que nous commençons à agir, l’espoir est partout. Alors au lieu de chercher l’espoir, cherchez l’action. Alors, et seulement alors, viendra l’espoir ».
Peintre et titulaire d’une maîtrise en beaux-arts de l’université de New York. Elle a participé à des expositions individuelles et collectives internationales. Depuis 1984, elle a publié plusieurs essais et un livre, a initié des événements artistiques multidisciplinaires et des conférences aux États-Unis, en Europe, en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient, pour promouvoir les arts, comme outils de dialogue et de connaissance favorisant le dialogue des cultures. En 2003, elle a fondé Mémoire de l’Avenir. Elle a collaboré avec des institutions publiques et privées, notamment l’UNESCO, le CIPSH, le Musée du Quai Branly, le Centre George Pompidou, le Musée du Louvre, Dapper, le Musée d’Arts et d’Histoire de Judaïsme, l’Institut du Monde Arabe et le Musée de l’Homme.
Peintre et titulaire d’une maîtrise en beaux-arts de l’université de New York. Elle a participé à des expositions individuelles et collectives internationales. Depuis 1984, elle a publié plusieurs essais et un livre, a initié des événements artistiques multidisciplinaires et des conférences aux États-Unis, en Europe, en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient, pour promouvoir les arts, comme outils de dialogue et de connaissance favorisant le dialogue des cultures. En 2003, elle a fondé Mémoire de l’Avenir. Elle a collaboré avec des institutions publiques et privées, notamment l’UNESCO, le CIPSH, le Musée du Quai Branly, le Centre George Pompidou, le Musée du Louvre, Dapper, le Musée d’Arts et d’Histoire de Judaïsme, l’Institut du Monde Arabe et le Musée de l’Homme.