Le devenir des images broyées par des algorithmes
Chaque action sur la toile produit une donnée. Le plus petit message envoyé -consultation ou recherche effectuée – génère ainsi des données multiples. Nous produisons un milliard de milliards de données par jour. Ces informations sont collectées par des géants tels Amazon, Google, Twitter ou Facebook. Elles sont ensuite conservées dans d’immenses centres de données.
Le volume incommensurable des données ainsi recueillies, susceptibles d’être conservées et traitées, a incité les entreprises à les utiliser à des fins commerciales. Mais, les exploiter, pour quoi faire ? et comment ? Ces questions se posent pour les entreprises qui souhaitent augmenter leur visibilité et se démarquer sur leur marché. Dans le domaine du marketing par exemple, l’exploitation des données permet d’anticiper les besoins du consommateur, de déterminer ses réactions face à un produit et de conditionner un achat.
Acquisition d’une valeur
L’objectif n’est pas de recueillir des données concernant le mode de vie des individus en tant que tels, mais de savoir les manipuler, les traiter, les broyer afin d’en tirer un avantage. Prises isolément, ces métadonnées ne représentent qu’un poids exprimé en bits. Mais en les traitants par le biais de logiciels appropriés, elles acquièrent une valeur. Converties dans un langage numérique et transformées par un algorithme de prédiction, elles deviennent des sources d’informations précieuses permettant d’anticiper des besoins. De quelle manière ? Les lacs ne contiennent que des données brutes et disparates dénuées de toute hiérarchisation ou classement. Pour créer de la valeur, on morcelle, on découpe, on dégrossit, puis on étiquette chaque tronçon de donnée ou chaque caractéristique.
Étiqueter cela revient en quelque sorte à classer chaque bloc indépendamment en lui attribuant une valeur. Une fois la valeur intermédiaire attribuée à chaque segment (ce qui rappelle l’indexation), il est facile de regrouper les mots ou les images en fonction de leurs valeurs communes attribuées par la machine. Pour le dire autrement, dégrossir les données consiste à créer une liste d’éléments disparates auxquels on applique une fonction ou une valeur commune. Il s’agit de rompre des liens, de dénouer afin de créer de nouveaux liens de nature algorithmique. Dans le langage informatique, on dit que les données massives sont déconstruites dans le but d’une restructuration ou d’une valorisation.
En attribuant une valeur à chaque élément, les entreprises qui exploite le Big Data sont amenées à découvrir les règles, les principes, les paramètres qui expliquent et régissent tel ou tel phénomène. Puis, en attribuant une valeur à chaque segment de données, elles sont amenées à découvrir de nouvelles lois ou de nouvelles relations entre les faits. Ayant affecté une valeur aux données, les entreprises peuvent alors interroger ces fractions de données afin de pouvoir prendre des décisions, comme prévoir les comportements des clients à telle période de l’année afin de proposer tels produits de consommation.
La datafication de données peut également être utilisée à des fins politiques dans le but de favoriser les intentions de votes en faveur d’un candidat. Par la valeur attribuée à chacune, les données deviennent exploitables. Les logiciels d’analyse que sont MapReduce et Spark utilisent des algorithmes capables de transformer la matière brute en une valeur. Ils rendent visibles les activités humaines restées autrement invisibles. Les différents aspects de nos vies sont transformés en données, formatés c’est-à-dire valorisés.
Détournement de la parole recueillie
Traiter ou analyser une donnée c’est lui conférer une valeur. Pour les spécialistes du Big Data, il ne s’agit que de dégager ou de mettre en évidence une valeur déjà contenue dans une donnée comme si celle-ci lui préexistait. Ils oublient, que la valeur attribuée à une donnée est déterminée par une machine. En réalité, la machine créée de la valeur là où il n’y en avait pas. Bien plus, elle vise un traitement des données dont la finalité principale est purement commerciale. Le classement est intéressé, orienté à l’avance. Il est doté d’une finalité. Dans ces conditions, nous pouvons même considérer que la datafication fausse la parole recueillie considérée désormais comme une donnée puisqu’une valeur justifiée par un intérêt commercial lui a été conférée.
La machine n’interprète pas, elle classe. Elle trahit les caractéristiques du langage qui reposent essentiellement sur des doutes, hésitations, incertitudes, tâtonnements, suppositions, perplexités, paradoxes et répétitions. Le sujet n’a rien à dire. Il n’a pas à juger, à trancher, à se positionner, à réfléchir, à revenir sur ce qu’il a dit, à pondérer, à évaluer une situation, à débattre, à s’engager dans le monde. La machine lui impose ses objets de désirs. Le danger n’est pas tant de pouvoir ou de ne pas pouvoir choisir de nouvelles envies que de croire que la machine nous propose un choix, alors qu’en réalité notre modèle de pensée se calque sur le modèle de simulation programmé par les centres de calculs et qu’à notre tour, dépourvus de regard sur le monde, nous nous mettons
à penser comme une machine.
Main tendue sous différents éclairages
Les données recueillies par la toile sont au format texte ou image. Facebook conserve environ 250 milliards d’images. La datafication est le procédé par lequel la machine attribue une valeur à chaque unité ou segment de donnée après avoir procédé à la dématérialisation ou à la numérisation de celle-ci. Le point de départ de mon travail est le suivant : j’ai photographié une main tendue sous différents éclairages (Marie-Lise Vautier s’est prêtée comme modèle et je tiens vivement à la remercier pour sa patience et sa disponibilité). Le processus de dislocation a déjà débuté. Néanmoins, les mains tendues photographiées sous un éclairage différent ne nous impressionnent pas de la même façon. L’indice de luminance donne à chaque fois un caractère légèrement différent à chaque image. L’indice de luminance – IL – désigne le degré d’intensité d’une lumière, sa valeur en termes de clarté ou d’obscurité.
Une lumière faible donne un rendu doux et lissé. Une lumière forte et localisée provoque des ombres contrastées qui donnent un ton dramatique à l’objet photographié. Même segmentées, les mains tendues nous émotionnent. Ici j’ai essayé de faire correspondre les variations de lumières de la main aux variations des lumières reflétées sur les nuages par le soleil en fonction de l’impression qui se dégage de l’image. À la lumière naturelle et directe fait écho la lumière artificielle. À chaque main répond une valeur céleste. De cet agencement découle un geste de supplication, une invocation.
Ensuite, imaginons ces images broyées par des algorithmes. Que devrions-nous obtenir à la sortie ? L’indice de luminance, sera-t-il conservé ? L’effet produit par les variations d’éclairage sera-t-il pris en compte ? La perception de l’ensemble des images sera-t-elle la même ? L’appel sera- t-il sauvegardé ? Ces images seront-elles toujours traversées par notre regard ?
Chercheuse et artiste, diplômée de l’EHESS. Ses études l’ont amené à s’intéresser à plusieurs disciplines, à réfléchir sur la diversité des formes de savoir et la porosité entre les différents arts. Depuis 2012, elle pratique la photographie dont elle interroge les catégories, les dispositifs de monstration et les liens avec notre culture livresque et médiatique, pour nous inciter à des regards divergents.
Chercheuse et artiste, diplômée de l’EHESS. Ses études l’ont amené à s’intéresser à plusieurs disciplines, à réfléchir sur la diversité des formes de savoir et la porosité entre les différents arts. Depuis 2012, elle pratique la photographie dont elle interroge les catégories, les dispositifs de monstration et les liens avec notre culture livresque et médiatique, pour nous inciter à des regards divergents.