/ HAS MAGAZINE
L’art à l’ère des Big Data
Bénédicte Philippe
Journaliste
Alors que le numérique devient la norme et que les activités sont transformées en données analysables, l’art et la créativité permettent, en tant qu’expressions authentiques et individuelles, de préserver la singularité face à la standardisation.

Une fenêtre sensible pour résister à la norme

Karine Zibaut, Songe, L’apnée des ombres

Le monde globalisé est sous l’emprise du chiffre. L’espace est balisé. Les identités sont numérisées, les traces monétisées. Ces données massives nourrissent les géants du numérique. Agglomérées, ciblées, elles deviennent des outils, des produits, des services qui façonnent notre quotidien, notre économie, jusqu’à dessiner des paysages politiques. Les visions du monde se rétrécissent à la taille des écrans, comme nos capacités d’attention. La réflexion cède la place à la réaction instinctive. Le buzz ou le clash font du bruit et génèrent de l’audience. L’économie du clic emprisonne les rêves d’une planète connectée en toute liberté.1

Vivre dans un univers calibré

Les réglementations en matière d’alimentation, de santé, d’hygiène et de sécurité rassurent à grande échelle. Les médias sociaux créent du lien, de l’écho et des connexions inattendues. À une condition toutefois : celle de rester éloigné du profilage, de la surveillance ou de la notation excessive des groupes et des individus, ceci grâce à un cadre juridique adapté, lequel reste à bâtir.

Dans cet univers calibré, quelle est la place pour le hasard, le trouble ou l’accident ? Pour la nuance, l’hésitation, le repentir ou la métamorphose ? Comment vivre sous les radars s’il faut se montrer pour exister ? Peut-on être souffrant, différent dans la pudeur et la discrétion ? Pauvre quand on se heurte au mur numérique des affiliations, des cartes bancaires et des ordinateurs ? Etre ce que l’on est, sans avoir de compte à rendre, sans se justifier d’un parcours de vie, d’une apparence, d’une identité hybride ? Pomme flétrie, légume difforme, animal croisé, humain flamboyant ou cabossé, comment échapper au régime du normé ?2

Le flot de la vie ne peut être enfermé dans des casiers hermétiques. Notre condition humaine doit évoluer dans des cadres qui conjuguent bien commun et libertés individuelles, où la singularité de toute nature peut garder sa place, sans susciter peur ou rejet. Des sociétés où genres, classes sociales, nationalités, traditions, convictions, coexistent, sont à protéger ou à élaborer. La construction ou la préservation de ces territoires appartient aux peuples mais aussi aux individus. Il s’agit d’une affaire personnelle, familiale, locale, nationale avant d’être globale. Il s’agit d’états d’esprit à faire naître, à sauvegarder. Fragiles sont l’indépendance et la liberté, en particulier devant des intérêts supra nationaux puissants.

Se confronter à l’autre

L’Art, lorsqu’il n’est pas lui-même phagocyté par des stéréotypes marchands ou des formats mondialisés, offre un espace ouvert pour laisser vagabonder la pensée. Il mène en effet à la découverte de l’altérité, du lointain comme de l’ancêtre, au-delà des barrières spatio-temporelles, qu’il soit le fruit d’un individu ou le reflet d’une civilisation. La confrontation à l’autre peut aussi mener à l’aventure d’un voyage au plus profond de soi.

Karine Zibaut, Epiphanie, Alice on the Wall

Tel est le message de l’ouvrage L’un vers l’autre. En voyage avec Victor Segalen3  de l’académicien français né en Chine François Cheng. Dans cet ouvrage, l’homme de lettres, poète et calligraphe, met son existence en regard de la vie de Segalen (1878 – 1919). Médecin, romancier, ethnologue, ce dernier a fait, des années plus tôt, le voyage inverse du sien, entre la France et la Chine…

L’Art passe par les canaux sensibles du corps. Le chant et la musique vont à nos oreilles. Le spectacle vivant, les arts plastiques pénètrent par nos yeux. Si l’éducation nous donne des repères, construit une structure intellectuelle et scientifique solide, l’Art ouvre une porte sensorielle à nos émotions. L’émerveillement, par la voie de l’étrange, du singulier, permet d’échapper à la standardisation. Le choc, au cœur, peut ébranler nos esprits, nos certitudes. Nous nous relions alors par ce qui nous traverse, par ce qui nous anime, par-delà les stéréotypes. Le pas de côté de l’échappée, creuse le vide propice à la créativité, garante d’un renouveau possible et fécond. L’indéfini, l’abstrait, l’inconnu, l’inattendu percent un chemin vers la recherche, vers l’imaginaire.

L’esprit ouvert, confiant, curieux, peut se confronter à la nouveauté, à l’innovation. Les avant-gardes artistiques historiques ont tracé des perspectives dans lesquelles les changements sociétaux ont pu advenir. Les lieux d’art, les pépinières d’artistes sont le terreau du lien, de la circulation d’idées. Ils abritent des fertilisations croisées comme en témoignent l’architecture et le design, champs d’expérimentations dans le domaine scientifique, environnemental et social.

Essaimer l’esprit de créativité

En prise aux défis climatiques et techno-scientifiques, aux crispations idéologiques, aux risques économiques, le monde peut accélérer son glissement vers la déshumanisation. Le savoir se construit par le partage des avancées, l’information circule comme jamais. Encore faut-il que la connaissance atteigne notre conscience et qu’elle nous touche pour susciter l’action et le mouvement ! La sensibilité est une nécessité pour rester fidèles à notre condition d’humain. Elle préserve la survie de notre espèce. La Déclaration universelle des Droits de l’Homme, née après le cataclysme de la Seconde Guerre mondiale en est la preuve : une reconnaissance légale par tous, de tout un chacun. Dans les états qui ont signé le texte tout au moins…

Karine Zibaut, La moisson, L’apnée des ombres

Il en va de notre responsabilité de garder, en veilleurs, des manières d’être diverses. Conscients des autres, de nos bizarreries petites ou grandes, nous pouvons cultiver ensemble le respect de nos singularités. Les technologies constituent une chance inédite. Avec elles, créer des œuvres, partager, échanger, est possible, entre nos mondes pluriels. À la stricte condition qu’elles demeurent des outils au service d’une conscience universelle libre et ouverte. L’humain du XXIe siècle doit sortir individuellement et collectivement de l’emprise techno-économique. Les graines de nouvelles initiatives sont plantées. Reste à essaimer, comme des fleurs de pensées, cet esprit de créativité.

  1. Parmi les ouvrages de référence, citons : L’homme nu. La dictature invisible du numérique, Marc Dugain, Christophe Labbé, Plon, 2016 et La civilisation du poisson rouge, Bruno Patino, Grasset, 2019.
  2. Nos intelligences multiples. Le bonheur d’être différent, Josef Schovanec, Éditions de l’Observatoire, 2019.
  3. Albin Michel, 2008.
  4. Mille et une révolutions tranquilles, Bénédicte Manier, J’ai lu, 2016.

Après des études d’Histoire en Sorbonne puis en Sociologie de l’Information (Université Panthéon-Assas Paris II), elle a opté pour un troisième cycle en Techniques du journalisme. Education, Culture et Patrimoine, sont devenus ses terrains de prédilection en France et ailleurs. Journaliste free-lance, elle collabore depuis 1997, au magazine hebdomadaire français, Télérama Sortir, en tant que critique d’expositions (Photographie, Civilisation, Sciences). L’art brut, les arts premiers, l’architecture et le design, font partie de ses champs d’exploration privilégiés. La danse, le chant, la musique, les arts plastiques, ont toujours fait partie de sa pratique et de sa vie.

Karine Zibaut

Artiste plasticienne française. Photographe, vidéaste et peintre, elle expose depuis plus de 12 ans en France et à l’étranger. A Londres, elle a rejoint le Kindred Studios. Femme engagée, elle a participé à plusieurs projets associatifs, dont la création de SKIN aidant les femmes atteintes d’un cancer du sein. Travaillant aux croisements des médias encre et photographie, elle interroge le féminin, l’identité, la transmission et la ‘terre mère’.

karinezibaut.com

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01
Big data et
singularités
JUIN 2020
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Après des études d’Histoire en Sorbonne puis en Sociologie de l’Information (Université Panthéon-Assas Paris II), elle a opté pour un troisième cycle en Techniques du journalisme. Education, Culture et Patrimoine, sont devenus ses terrains de prédilection en France et ailleurs. Journaliste free-lance, elle collabore depuis 1997, au magazine hebdomadaire français, Télérama Sortir, en tant que critique d’expositions (Photographie, Civilisation, Sciences). L’art brut, les arts premiers, l’architecture et le design, font partie de ses champs d’exploration privilégiés. La danse, le chant, la musique, les arts plastiques, ont toujours fait partie de sa pratique et de sa vie.

Karine Zibaut

Artiste plasticienne française. Photographe, vidéaste et peintre, elle expose depuis plus de 12 ans en France et à l’étranger. A Londres, elle a rejoint le Kindred Studios. Femme engagée, elle a participé à plusieurs projets associatifs, dont la création de SKIN aidant les femmes atteintes d’un cancer du sein. Travaillant aux croisements des médias encre et photographie, elle interroge le féminin, l’identité, la transmission et la ‘terre mère’.

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