Quel est le rôle du lieu dans la construction de soi ? Cette courte méditation s’appuie sur l’herméneutique et la phénoménologie pour réfléchir au rôle du lieu et de la localisation dans le sentiment de soi. Elle pointe en conclusion la nécessité d’embrasser l’identité liée à son environnement, qui place le soi au sein d’un espace et de sa matérialité.
Je ferme les yeux et j’entends doucement le bruit du vent – non pas la brise chaude de l’été, ni le souffle glacé de l’hiver, mais les rafales de l’automne. Le son vient du flottement des feuilles, vidées de chlorophylle, réduites au jaune, au rouge, au marron et se raccrochant mollement aux branches. Les arbres souhaitent dormir.
Lorsque j’ouvre les yeux, je vois les feuilles tomber du ciel, pêle-mêle, jusqu’à se loger au sol dans le compost. La brise n’est pas constante, elle reprend puis s’apaise. Suivant le cycle inévitable des saisons, c’est l’automne. Je me retrouve à répondre à son appel. Ma réaction prend des formes prosaïques – un manteau sort du placard, un chapeau se place sur ma tête, la lumière est allumée de plus en plus tôt chaque jour. Mais elle peut prendre d’autres formes également. Je me surprends à traîner les pieds dans des tas de feuilles mortes pour entendre le crissement satisfaisant de la matière organique. Mon visage aime les caresses ambivalentes du temps ; certains jours sont vifs, d’autres refroidissent les sols. Le lieu lui-même répond à la façon qu’a le soleil de planer plus bas dans le ciel – la sauvagine et les papillons prennent congé, les plantes et les insectes se terrent plus complètement dans le sol. Et les humeurs changent avec le temps – pensives, renfermées, tout à fait saisonnières.
Le peintre américain Grant Wood a saisi des sentiments similaires dans son tableau Plaid Sweater (1931), qui fait partie de la collection du Stanley Museum of Art de l’université de l’Iowa. Dans cette œuvre, Wood a peint un portrait devenu un symbole de l’automne. Un jeune homme se tient debout en pull et en pantalon de sport, tenant négligemment un ballon de football américain entre l’extérieur de sa cuisse et sa main droite. Dans l’arrière-plan, les arbres ont revêtus leurs couleurs automnales. La palette de couleur du tableau exsudent la saison – le garçon porte du brun, du marron, du roux et une touche de gris. Ce qu’il y a d’admirable dans le tableau de Wood, c’est que nous apprenons à connaître le garçon non seulement à travers son expression et son allure, mais aussi en interprétant le paysage qui l’entoure. En prenant notre propre expérience de l’automne comme point de départ, nous pouvons reconnaître le garçon et son rôle dans le lieu qu’il occupe. Il transmet une impression d’individualité et de forte personnalité non pas en se tenant à l’écart du paysage, mais en étant complètement habité par le lieu, comme cousu en lui. Profitant d’un moment de répit des efforts du sport (un sport qui est maintenant le principal symbole de l’automne en Iowa, où Wood a passé sa carrière de peintre), son caractère émerge des feuilles mortes, des bois et des champs. Le paysage – et plus encore l’espace qu’il occupe au sein de celui-ci – renforce notre connaissance du garçon. Wood a saisi une personne en particulier – une personne définie par l’arrière-plan spatial du portrait lui-même.
Nos sois sont définis, au même titre que le garçon, par notre environnement immédiat.
Je suis moi à cause d’où je suis. J’ai déjà écrit sur le lien entre le lieu et la création de l’identité de soi – le lieu localise l’identité de soi[i]. L’identité de soi est une tentative de voir à travers les questions entremêlées du qui, du quoi et du où.
Le sentiment de soi est orienté autour de la question de l’identité car, comme le dit Susan Clayton, « l’identité peut être décrite comme une façon d’organiser l’information à propos du soi. » Mais l’identité n’est pas une chose simple ou unifiée. En effet, Clayton poursuit : « Tout comme il y a de multiples façons d’organiser cette information, nous avons de multiples identités, variant en saillance et en importance en fonction du contexte immédiat et de nos expériences passées[ii] ». Par sa nature polyvalente, le soi est construit en dialogue avec des points de vue individuels et collectifs sur l’identité de soi. Je suis qui je suis aujourd’hui parce que tu es qui tu es aujourd’hui, qui nous étions hier et qui nous serons demain. Le danger, bien sûr, c’est que ce sentiment d’unité du soi est menacé de désintégration à moins que nous ayons une compréhension globale pour intégrer des éléments multiples, discordants, de notre identité de soi. Ce n’est pas seulement une question de « substance » de soi, mais aussi de connecter nos actions, nos sentiments et notre présence physique aux aspects cognitifs du soi.
Dans la mesure où l’identité de soi rassemble les différents niveaux du soi, l’identité de soi est une construction relationnel et non une construction autonome, individualiste. Donc l’identité est une construction sociale car, comme le dit Paul Ricœur, la tension de la compréhension du soi provient en partie du fait que le soi devient le soi à travers l’autre. Mais de quoi est fait cet autre ? D’autres êtres humains participent assurément à la construction de soi. Mais rappelons-nous de la définition plus tardive que donne Martin Heidegger de l’humain autour de la notion d’Uniquadrité, afin étendre notre définition de l’autre. Pour Heidegger, les quatre puissances élémentaires que sont la terre, le ciel, les divins et les mortels présentent une unité relationnelle qui permet à chacune des quatre d’émerger en tant que telles. Être mortel – c’est-à-dire être humain, comme le comprendrait Heidegger –, c’est être « capable de la mort », mais cela est possible seulement en relation avec les dieux, le ciel et la terre. L’autre ouvre le soi à ce qui le dépasse, à la fois en tant qu’individu et qu’un être dans le monde. Voici ce que nous devons retenir d’Heidegger : l’identité de soi humaine nécessitent des limites, mais ces limites doivent être poreuses, pointant au-delà de l’humain vers des formes plus radicales d’altérité. Une telle altérité se situe en dehors du domestiqué, du connu et du culturel. Autrement dit, les limites du monde humain exprime les limites créées par l’altérité du non-humain, du non-domestiqué et de la matérialité de notre monde.
Les psychologues environnementaux recommande d’étendre l’autre au plus qu’humain, représentant ainsi le basculement vers une compréhension plus étendue de l’altérité. En d’autres termes, notre sentiment de soi ne se réduit pas aux autres êtres humains, mais s’étend aux espaces, aux lieux et aux environnements nous liant les uns aux autres. Le monde biotique et physique nous contient, et reste pourtant extérieur à notre sentiment « d’être humain ». Cela a des implications pratiques – en plus des aspects sociaux, les aspects environnementaux ont leur importance dans la construction de l’identité. En effet, nous avons une identité spécifiquement environnementale, qui se construit à partir des interactions avec la nature, et de « la compréhension socialement construite que nous avons de nous-mêmes et des autres (dont la nature)[iii] » qui nous ouvre à d’autres lieux – ceux de l’économie, la politique, la science et les technologies, l’émotion, l’esthétique, etc. L’identité environnementale dépend du sens et des valeurs qui émergent de notre existence dans le monde, dans tout ce que comprend l’existence. Autrement dit, « le sens qui émerge du lieu nous dit quelque chose sur qui nous sommes et qui nous ne sommes pas, comment nous avons changé et en quoi nous changeons[iv] »
Un sentiment d’identité environnemental est inscrit dans notre mortalité – notre place n’est jamais la même, et n’a jamais besoin d’être la même. La multiplicité changeante des éléments qui façonnent le lieu se rassemble perpétuellement et à chaque instant. À chaque fois que la question « Qui suis-je ? » est posée, l’espace-temps est nécessairement différent. Il y a une liberté à gagner lorsque nous concevons notre identité de soi comme un processus de réinscription dans les changements matériels en cours du lieu où nous sommes. Le changement est une confrontation avec la différence. En retour, la différence nous oblige à être plus complètement ouvert aux autres, au Complètement Autre. Commencer cette méditation au milieu des feuilles mortes peut nous mettre sur la piste.
Oeuvre vidéo de Taylor Alaina Liebenstein Smith et Christopher Alexander Kostritsky Gellert (film et montage par Taylor, poème et lecture par Christopher, 2021-2022). Enregistrements de bruit cosmique par Antti Kero, KAIRA (Kilpisjärvi Atmospheric Imaging Receiver Array), Finlande..
Cette oeuvre intègre une série de gestes in-situ réalisés par Taylor à la station biologique de Kilpisjärvi dans le cercle polaire (Laponie, Finlande) au cours de la résidence Ars Bioarctica gérée par le Bioart Society et l’Université de Helsinki. Taylor place à plusieurs reprises un orbe lumineux qui rappelle la lune, le soleil, ou peut-être une autre étoile, devant des antennes qui captent le bruit cosmique (des enregistrements à fréquence très basse (VLF) de l’activité électromagnétique de l’ionosphère et la magnétosphère de la terre fournis par le centre de données spatiales KAIRA (Kilpisjärvi Atmospheric Imaging Receiver Array) qui se trouve à l’endroit où l’oeuvre a été filmée). Au travers de l’oculus d’un caméra 3D, on observe l’artiste composer également des cadrans solaire, lunaire et terrestre au sein de la toundra, avec des branches de bouleau et des boites de petri contenant des échantillons de bactéries photosensibles, afin d’indiquer les 12 heures, 12 mois et 8 phases lunaires. (Plus précisément, chaque boite de petri contient un “tirage bactérien” : une image photographique vivante générée par des échantillons de bactéries photosensibles collectées dans la toundra.) Entremêlée avec le bruit cosmique, on aperçoit la voix de Christopher qui lit un poème écrit d’après les expériences de Taylor et les siennes. Ces gestes, mots et sons révèlent une tentative de faciliter la communication, de partager des expériences vécues par le vivant à diverses échelles du temps et de l’espace : cosmique, microcosmique et humaine.
“the moon
is a place
where you can see
the stars
here on Earth
we hide
under
a wide canopy
of light
blinding ourselves…”
extrait de “The moon is a place”
de Christopher Alexander Kostritsky Gellert
Notes de bas de page
[i] “Memory, Imagination, and the Hermeneutics of Place.” Interpreting Nature: The Emerging Field of Environmental Hermeneutics. Edited by Clingerman, Treanor, Drenthen, and Utsler. New York: Fordham University Press, 2013.
[ii] Susan Clayton, “Environmental Identity: A Conceptual and Operational Definition” in Identity and the Natural Environment: The Psychological Significance of Nature, edited by Susan Clayton and Susan Opotow (Cambridge: MIT Press, 2003), 45.
[iii] Susan Clayton, “Environmental Identity: A Conceptual and Operational Definition” in Identity and the Natural Environment: The Psychological Significance of Nature, edited by Susan Clayton and Susan Opotow (Cambridge: MIT Press, 2003), 46.
[iv] R. Bruce Hull IV, Mark Lam, Gabriela Vigo, “Place Identity: Symbols of Self in the Urban Fabric,” Landscape and Urban Planning 28 (1994): 110.
Forrest Clingerman est professeur de religion et de philosophie à la Ohio Northern University. Ses recherches portent sur les humanités environnementales, avec un intérêt particulier sur les manières dont nous interprétons notre sentiment de lieu et d’environnement. Il a notamment co-édité Interpreting Nature: The Emerging Field of Environmental Hermeneutics et Theological and Ethical Perspectives on Climate Engineering.
Taylor Alaina Liebenstein Smith est artiste plasticienne, qui vit et travaille à Paris. Entremêlant le bio art et l’art environnemental avec d’autres techniques, sa pratique existe dans l’espace-temps fragile entre la dégénérescence et la régénération.
Les processus qu’elle emploie remettent en question le rapport humain avec l’éphémère, et notre désir de préserver les traces du monde naturel par des méthodes synthétiques. En se positionnant à l’intersection des recherches scientifiques, elle réinterprète diverses données au travers des expériences lentes et sensibles au sein des paysages variés. Sa création se déploie comme une suite de rituels qui retissent des liens perceptibles entre paysages, phénomènes et êtres.
Christopher Alexander Kostritsky Gellert est artiste, poète et chercheureuse. Ille travaille sur l’enquête collective dans une poétique de la relation. Ille s’intéresse à la plasticité du texte et son inscription dans la matière – comment nos récits nous forment et donnent forme à nos habitats.
Avant de s’installer à Marseille pour tisser des liens entre des milieux naturels, agricoles, urbains et périurbains, ille a co-piloté une enquête collective/fiction spéculative sur les transformations urbaines dans les 18e et 19e arrondissements à Paris en binôme avec la plasticienne Alexia Antuofermo et en collaboration avec les habitant·e·s. Ensemble, iels ont fondé le collectif Tramages.
Le travail qu’ille mène vise ainsi à sortir du champ des lettres et des arts pour s’enraciner dans un contexte social particulier et y agir. Ses recherches actuelles centrent autour de l’écopoésie.
Forrest Clingerman est professeur de religion et de philosophie à la Ohio Northern University. Ses recherches portent sur les humanités environnementales, avec un intérêt particulier sur les manières dont nous interprétons notre sentiment de lieu et d’environnement. Il a notamment co-édité Interpreting Nature: The Emerging Field of Environmental Hermeneutics et Theological and Ethical Perspectives on Climate Engineering.
Taylor Alaina Liebenstein Smith est artiste plasticienne, qui vit et travaille à Paris. Entremêlant le bio art et l’art environnemental avec d’autres techniques, sa pratique existe dans l’espace-temps fragile entre la dégénérescence et la régénération.
Les processus qu’elle emploie remettent en question le rapport humain avec l’éphémère, et notre désir de préserver les traces du monde naturel par des méthodes synthétiques. En se positionnant à l’intersection des recherches scientifiques, elle réinterprète diverses données au travers des expériences lentes et sensibles au sein des paysages variés. Sa création se déploie comme une suite de rituels qui retissent des liens perceptibles entre paysages, phénomènes et êtres.
Christopher Alexander Kostritsky Gellert est artiste, poète et chercheureuse. Ille travaille sur l’enquête collective dans une poétique de la relation. Ille s’intéresse à la plasticité du texte et son inscription dans la matière – comment nos récits nous forment et donnent forme à nos habitats.
Avant de s’installer à Marseille pour tisser des liens entre des milieux naturels, agricoles, urbains et périurbains, ille a co-piloté une enquête collective/fiction spéculative sur les transformations urbaines dans les 18e et 19e arrondissements à Paris en binôme avec la plasticienne Alexia Antuofermo et en collaboration avec les habitant·e·s. Ensemble, iels ont fondé le collectif Tramages.
Le travail qu’ille mène vise ainsi à sortir du champ des lettres et des arts pour s’enraciner dans un contexte social particulier et y agir. Ses recherches actuelles centrent autour de l’écopoésie.