/ HAS MAGAZINE
L’expérience de l’interaction lieux-espace
Luiz Osterbeek
Professeur à l'Institut Polytechnique de Tomar, Portugal
C'est à travers le faire (intangible) et le fabriquer (tangible) que les lieux et l'espace discontinu se créent.

Les images entraînent — après coup — mais elles ne sont pas
les phénomènes d’un entraînement […] la nouveauté essentielle
de l’image poétique pose le problème de la créativité de l’être parlant.


Gaston Bachelard (1957), La poétique de l’espace

Depuis la perspective de la physique, l’espace est un moment donné dans le temps tandis que le temps est l’espace en mouvement. Cette unité, voire identité, de l’espace-temps (Taylor & Wheeler ,  1992) qui en plaçant incertitude et les probabilités au centre de tout savoir a tant modifié notre compréhension du réel au siècle dernier,  se heurte cependant à la perception humaine de l’espace en tant que cont­­exte et du temps en tant que changement. Cette perception prend racine dans l’expérience de nos interactions avec les objets à travers nos sens (le toucher pour ce qui est de la performance corporelle mais également la vue, l’ouïe…). Cette compréhension du réel, ancrée dans la connexion entre espace, temps et causalité, à travers la mobilité, est à l’opposé de la notion du temps et de l’espace en tant que dimensions physiques ; des notions telles que l’homogénéité de l’espace ou l’irréversibilité du temps ne sont accessibles qu’au moyen d’abstractions tandis que les sens suggèrent un espace qui serait un ensemble discontinu ou tout du moins un agencement irrégulier d’unités – de lieux – séparés.

Cette approche qui conçoit l’espace à partir des lieux fait partie d’un processus d’anthropisation du paysage, soit un mécanisme qui consiste à sélectionner d’un territoire certaines variables seulement, qui deviennent par-là signifiantes pour l’observateur, créant ces significations à travers la performance humaine : la poétique de faire et de fabriquer devient le berceau de lieux (des points d’appartenance ou d’une réification de l’activité humaine) qui n’ont aucune pertinence dans le monde matériel (si ce n’est en tant que croisement d’une multitude d’avenues diverses) mais qui font sens et produisent du sens pour l’Homme.

C’est par l’expérience d’interactions avec ces variables choisies que se produit le processus de création de lieux qui, sans être nécessairement reliés les uns aux autres, partagent une appartenance commune à une plus grande échelle qui survient à travers une activité humaine, comme par exemple la chasse (Ingold, 1996). Une place de marché à Paris n’a pas de lien avec une place de marché à Nairobi, à moins qu’elles ne soient reliées par l’échange commercial, échange qui devient à son tour un nouveau lieu de production et d’action plus vaste. L’espace des lieux a donc tendance à la discontinuité, à l’hétérogénéité et à l’ethnocentrisme étant donné que chaque lieu est structuré par l’ethos de ceux qui le performent et le créent (poïesis). Cela dit, la complexification des interactions et performances à longue-distance (que ce soit via le commerce, la guerre ou d’autres motifs de déplacement) tend à créer un espace global commun, qui n’est plus ancré dans des ethos séparés, mais dans une compréhension partagée de l’humain. C’est le produit d’une mondialisation qui malgré une forte opposition, a émergé au cours des dernières décennies.

Puisque c’est par le faire (immatériel) et le fabriquer (matériel) que les lieux et l’espace discontinu se créent, sur un seul et même territoire peuvent coexister toute une variété de paysages, perçus par des individus et par des groupes dont les trajectoires, traditions, mentalités ou besoins diffèrent les uns des autres. Dans un tel processus, le patrimoine joue le rôle de signifiant (agissant comme un pont reliant performances du passé et du présent) et d’invariable (étant préservé en tant que témoignage au sein d’un paysage en transformation). Les unités du patrimoine promeuvent en ce sens des images du passé, mais comme le souligne Bachelard, il s’agit non pas de phénomènes du passé mais d’une création poétique du présent.

Quand ce genre de création fait référence à des signifiants ayant une ressemblance morphologique à des objets porteurs d’une signification connue (le logement, l’alimentation, l’ensevelissement) et qui se rapporte à une morphologie identifiable (château, maisons, cimetières…), comme c’est le cas pour la plupart des monuments, ceux-ci deviennent des « sites du patrimoine » (des ruines du passé qui peuvent être expérimentées dans la société contemporaine, même si c’est à travers des activités ou des gestes différents). Au contraire, lorsque les signifiants s’avèrent être des sites archéologiques, aux contours indéfinis et à la morphologie non-identifiable, leur interaction avec le visiteur a tendance à rester passive, ce qui les empêchent de se transformer en lieux. Les sites archéologiques donc, à quelques exceptions près, ne peuvent être compris per se en dehors de leur contexte spécifique et cela a d’importantes conséquences lorsque nous tentons de comprendre leur place et leur valeur au sein de la société actuelle.

La production de signification sur un site archéologique exige donc une échelle spatiale plus importante, le paysage, qui se caractérisera comme lieu d’interactions pour lequel les sites sont de simples points de croisement, des moments figés, fossilisés, témoignant de performances humaines du passé. En termes poétiques, le site archéologique est un détail du paysage qui devient l’unité « lieu » et le paysage devient quant à lui, en faisant partie des systèmes d’interactions et d’échanges à des échelles régionales voire plus larges : l’espace.

C’est cette approche de la relation dialectique entre lieu, espace et activité ou performance humaines (poïesis) qui a servi comme point de départ au projet TurArq (actuellement en cours) qui vise à provoquer des espaces de connaissances poétiques, co-créatifs et transformatifs, reliant différents paysages par l’action humaine.

Le raisonnement derrière le projet est que le citoyen lambda, à très peu d’exceptions près, ne dispose pas d’assez de connaissances pour pouvoir établir une interaction suffisamment riche et poïétique  avec les sites archéologiques, mais en détient assez quand il est question du paysage au sens large. Similairement, les archéologues interprètent les sites archéologiques en tant qu’échantillons de performances humaines passées sur des territoires. Dans les deux cas, l’unité de création et d’appartenance de base n’est pas le site mais bien le paysage ; l’archéologues replaçant toujours un site dans son contexte géomorphique et environnemental. Cette compréhension des ruines archéologiques fait qu’elles se rapprochent plus d’une expérience de mobilité terrestre ou d’espaces du biome que des sites historiques.

C’est aussi pour cette raison que les arts, et le land art en particulier (catégorie qui peut aussi caractériser la reconstruction de certains site archéologiques comme Newgrange dans la Vallée de la Boyne en Irelande ou Abu Simbel en Egypte) se situent au cœur de la création de paysages culturels, apportant une dimension poétique de la performance facilitant l’interaction des citoyens. Ce faisant, les arts deviennent la clef de voute de toute transformation, car c’est le processus de création de paysages du passé en tant qu’éco-lieux qui  crédibilise la possibilité de faire de paysages futures des éco-utopies.

Au fil du temps, la performance humaine a navigué entre le lieu et l’espace, créant sans cesse de nouvelles images à travers ses pratiques de transformation des paysages, de renouvellement du sens attribué aux choses et de sa capacité à édifier à partir de l’incertitude.


Remerciements

Cette recherche est soutenue par des fonds FEDER, via le programme COMPETE, et par des fonds nationaux à travers le projet Geosciences UIDB/00073/2020. L’auteur souhaite remercier ses collaborateurs Sara Garcês, Hugo Gomes, Anícia Trindade, Douglas Cardoso, Eduardo Ferraz ainsi que tous les autres collègues du projet TURARQ (CENTRO-04-3559-FSE-000158).

Références

Bachelard, G. (1994) [1964]. The poetics of space. Boston: Beacon Press.

Ingold, T. (1996). “Hunting and gathering as ways of perceiving the environment”. Ellen,R., Fukui, K. (dir.), Redefining nature. Ecology, culture and domestication. Oxford: Berg ed. : 117-155

Taylor, E. F.; Wheeler, J.A. (1992). Spacetime Physics: Introduction to Special Relativity (2nd ed.). San Francisco: Freeman.

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Luiz Osterbeek Professeur à l’Institut Polytechnique de Tomar, Portugal

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Espaces et lieux
Juillet 2022
Auteur

Luiz Osterbeek Professeur à l’Institut Polytechnique de Tomar, Portugal