/ HAS MAGAZINE
Le meilleur des mondes urbains
Frédéric Lenne
Journaliste
Le Big Data est omniprésent dans la vie urbaine contemporaine. La pandémie COVID-19 ayant touché les villes du monde entier, certaines données deviennent inutiles, tandis que d’autres deviennent essentielles pour la sécurité au détriment de la vie privée. Rédigé juste avant l’instauration de restrictions gouvernementales mondiales concernant la pandémie, ce texte de Frédéric Lenne explore les mesures nécessaires pour protéger la sécurité des citoyens, tout en examinant spécifiquement les menaces potentielles de la technologie de surveillance de masse et de la numérisation, qui peuvent servir d’autres objectifs.

Quand les services utiles se meuvent en surveillance généralisée

Le Big Data est omniprésent dans les quartiers d’affaires qui en font un usage en développement exponentiel.

Cette histoire se passait en Chine, il n’y a pas si longtemps. Une ville de plusieurs millions d’habitants était entièrement barricadée pour éviter la propagation du coronavirus. Impossible d’y entrer ou d’en sortir. Obligation de rester à l’intérieur des logements ou de porter un masque pour ceux qui avaient le droit de sortir temporairement. Afin de s’assurer que la consigne était respectée, rien de plus simple : des drones survolaient les rues, repéraient les gens, les incitaient à rentrer chez eux et identifiaient ceux qui, par négligence, par fronde ou tout simplement parce qu’ils n’en avaient pas, ne portaient pas le fameux masque obligatoire. Une voix venue du drone les rappelait à l’ordre et, comme la reconnaissance faciale mise au service des gouvernants s’est largement développée dans ce pays, les contrevenants étaient repérés, identifiés et fichés.

Surveiller d’abord. Certainement punir ensuite…

Cette histoire se déroulait loin des douceurs européennes et des États de droit qui garantissent une bien meilleure part de liberté aux individus que les dictatures. Sauf que, quelques temps plus tard, l’épidémie du coronavirus n’a pas épargné les contrées davantage à l’abri des atteintes aux droits de l’homme. Des drones ont alors aussi été appelé en renfort pour contraindre les gens à rentrer chez eux.

Comme en Chine, le motif premier de ce dispositif était tout-à-fait noble et impérieux : il s’agissait rien moins que de protéger les populations du méchant virus, pour mieux guérir les personnes quand elles étaient contaminées. Aucun doute là-dessus.

Acupuncture urbaine verte et sociale

Mais on frémit tout de même à l’idée que les pires anticipations d’Aldous Huxley prennent un jour une réalité dont l’engrenage risque de se révéler plus mortifère encore qu’une maladie contagieuse née d’un virus. Or, voici quelques décennies que la ville a été mise en avant comme le seul remède possible aux maux de la Terre. Nombre d’experts et d’observateurs – j’y ai pris ma part – ont largement diffusé l’idée qu’il fallait économiser le territoire et que, par conséquent, pour ne pas éparpiller les constructions nécessaires à la vie, il fallait les regrouper dans des univers urbains.

Cette idée simple n’est ni démodée, ni remise en question. On ne voit pas comment, en effet, il serait possible de faire vivre dignement des milliards d’individus sur terre sans faire en sorte qu’ils forment des collectivités partageant quantités de services communs, tout en laissant la place à des espaces assez vastes pour produire la nourriture. Le regroupement dans des entités urbaines va de soi afin de permettre un meilleur partage des ressources et limiter les gaspillages. Le monde sera urbain, ou il ne sera pas, est un credo assez largement partagé, dont les fondements se conçoivent comme une évidence. S’en prévalant, l’architecte et urbaniste brésilien Jaime Lerner a pu affirmer : La ville n’est pas un problème, la ville est une solution. Élu maire de Curitiba en 1972, il a mené au cours de trois mandats une politique d’acupuncture urbaine verte et sociale fondée sur des projets à taille humaine.

Une fois acquise l’idée que l’avenir ne peut se concevoir qu’urbain, encore faut-il définir ce qu’est la ville idéale, si elle existe. Les entités urbaines doivent être conçues pour donner aux citoyennes et aux citoyens des conditions matérielles d’existence suffisantes : un toit et des vivres d’abord ; mais aussi les moyens de se soigner tant le corps que l’esprit ; mais aussi beaucoup de suppléments impalpables qui donnent du sens à l’existence. Toutes et tous urbains peut-être, s’il n’y a pas le choix pour préserver l’avenir, mais à condition que ce soit dans une ville protectrice et attrayante !

Consommatrice effrénée de Big Data, la voiture autonome est parfois envisagée comme
un des modes de transport susceptible de désengorger les villes.

Une définition incertaine

En fait, la ville est une entité mal définie. L’accord ne se fait déjà pas sur le nombre d’habitants qu’il faut atteindre pour prétendre au statut de ville. Entre les petites et les grandes, les moyennes se sentent méprisées de n’être que moyennes. Beaucoup souffrent d’aménagements mal pensés, qui se reproduisent malheureusement trop souvent, en dépit des mauvaises expériences accumulées telle la multiplication, au nom de la sacro-sainte création d’emplois, de zones commerciales périphériques qui déshabillent les centres, engendrant des désastres sans que le bilan global soit positif pour l’emploi.

Le Big Data pourraient redonner un peu d’espoir aux centres des villes – ici Saint-Gaudens – qui ont perdu beaucoup de leurs commerces.

En haut de l’échelle des tailles, les métropoles, pour attractives qu’elles sont le plus souvent, n’en restent pas moins des agrégats aux composantes disparates, où cohabitent les situations les plus diverses. Sans doute serait-il plus juste de parler de territoires urbanisés, tant il est vrai qu’il y a une profonde différence entre, par exemple, une grand capitale régionale, une ville-centre bâtie sur deux ou trois niveaux, un centre d’affaires composé de tours, un ensemble pavillonnaire excentré, etc. Toutes et tous sont des villes ou des composantes de villes sans, pour autant, que la ville telle qu’elle est magnifiée dans certains discours puisse correspondre à une même image et, surtout, soit confrontée à des enjeux identiques.

Cette définition incertaine de la ville a conduit de nombreux urbanistes à prendre l’habitude d’accoler au mot ville un adjectif qualificatif exprimant une dimension réelle, souhaitée ou probable de certaines d’entre elles et de caractériser ainsi davantage leur discours. Sera ainsi envisagée le sort de la ville mondialisée, la ville flexible, la ville durable, la ville sensuelle, la ville légère, la ville numérique, la ville maîtrisée, la ville générique, la ville désirable, la ville aimable, la ville diffuse, la ville festive, la ville franchisée, la ville éthique, la ville stimulante, la ville inachevée, la ville poreuse… Et, encore, ce ne sont là que quelques exemples. Toutes sont des villes espérées où le Big Data joue un rôle central parce qu’il permet de construire la facette mise en avant : mondialisation, flexibilité, durabilité, etc.

Fil à la patte de l’automobiliste, le GPS n’empêche pas les embouteillages mais
il peut permettre de les éviter et facilite la recherche des itinéraires.

Vous n’y échapperez pas

Chacun peut se rendre compte au quotidien combien les données fournies aux utilisateurs de la ville transforment les pratiques. Les plans, par exemple, ne sont plus utiles. Il suffit d’indiquer sur son téléphone ou sa tablette l’adresse recherchée où vous serez conduit sans difficultés et, le plus souvent, sans même lever la tête sur les immeubles des quartiers traversés et sans même repérer précisément chaque rue par rapport aux autres. Ne cherchez plus les points cardinaux pour vous repérer, la machine vous pilote ! L’attente d’un moyen de transport – bus, tramway, métro, … – est désormais beaucoup plus supportable parce que le voyageur est informé en temps réel sur un panneau ou sur son outil informatique personnel du temps restant avant son arrivée. L’automobile n’aura bientôt plus besoin de conducteurs parce que des dispositifs électroniques disséminés à tous les coins de rue la piloteront.

Compagnon indispensable à tout âge et véritable couteau suisse dans la poche de tout
un chacun, le téléphone portable est l’instrument de tous les usages de la ville.
Aussi nombreux puissent être les individus, le Big Data les suit à la trace dans la ville.

Le confinement en temps de pandémie est rendu plus supportable par l’immensité des données accessibles depuis de simples terminaux. De cette prison, toutes les évasions sont permises en restant chez soi. Enseignement et culture se dispensent à la maison. De là à imaginer une ville du futur sans écoles, sans théâtres, sans musées, … il n’y a qu’un pas à ne pas franchir tant le contact humain, face à face, corps à corps, reste indispensable à la vie. Le risque pourrait donc ne pas exister de voir un jour la ville se désincarner totalement pour n’être plus qu’une accumulation de cellules où tout le nécessaire serait livré à domicile par les réseaux.

 À moins bien sûr que la destruction du vivant prenne une telle ampleur qu’il ne soit plus possible de mettre le nez dehors sans attraper la peste. Nous n’en sommes pas encore tout-à-fait là mais nous devons prendre garde de ne pas engouffrer le monde dans cette impasse. En revanche, là où nous sommes à cause du Big Data – et aussi, pour certains, grâce à lui – c’est dans le monde de la surveillance urbaine généralisée. Le moindre des déplacements, le moindre des comportements des humains dans leur domicile, au travail, sur leur lieux de loisirs, d’enseignement ou de culture, est enregistré numériquement et la trace peut en être retrouvée sans difficulté. La ville est ainsi un espace de liberté conditionnelle. Tout (ou presque) y est potentiellement permis à condition de rester dans le rang. Tout y est contrôlable. Tout y est le plus souvent contrôlé.


Même ceux qui portent un masque en période de confinement n’échappent pas à la reconnaissance faciale.

En décembre 2019, l’hebdomadaire Télérama a fait sa une sous le titre : Reconnaissance faciale, vous n’y échapperez pas. L’obsession sécuritaire trouve avec ce type de technologies les moyens d’assouvir comme jamais ses besoins. Les États disposent d’une panoplie extraordinaire pour la collecte des données adaptées au contrôle des humains sur terre, aussi nombreux soient-ils. Le pire peut-être est que les humains sont en grande partie des victimes consentantes des travers générés par le Big Data. Cela commence par des coordonnées données librement sur un site d’achat en ligne et se poursuit par un pédigrée valorisé sur les réseaux sociaux où beaucoup étalent leur vie privée comme si elle ne leur appartenait pas. Tout est su. Tout se sait. Plus besoin de mettre un policier derrière chaque citoyen. Tout est inscrit. Tout est visible. Même l’intime est enregistré.

Ce discours paraîtra pessimiste. Et, certes, il est imprégné de grandes craintes. Une parade imparfaite existe cependant. Elle se nomme Démocratie et État de droit. C’est la seule voie possible pour échapper aux désastres.

Essayiste, journaliste, éditeur, consultant pour les questions urbaines, Frédéric Lenne intervient dans le débat public, en particulier sur les questions liées à l’architecture, l’urbanisme, le paysage et la politique de la ville. En 2013, il a créé Esprit Urbain, structure au service des acteurs du cadre de vie. Il agit pour favoriser la communication des villes dans tous les aspects des politiques urbaines.

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01
Big data et
singularités
JUIN 2020
Auteur

Essayiste, journaliste, éditeur, consultant pour les questions urbaines, Frédéric Lenne intervient dans le débat public, en particulier sur les questions liées à l’architecture, l’urbanisme, le paysage et la politique de la ville. En 2013, il a créé Esprit Urbain, structure au service des acteurs du cadre de vie. Il agit pour favoriser la communication des villes dans tous les aspects des politiques urbaines.

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