/ HAS MAGAZINE
L’écume du faux : les vérités photo-numériques
André Rouillé
Enseignant chercheur, université Paris VIII
À travers une enquête sur l'évolution des concepts et des pratiques de la photographie, André Rouillé explique les conséquences sur les modes de consommation de l'image et les tensions qui en découlent entre vérité et mensonge.

En dialogue avec

le projet photographique Rupture, Un espace-Temps

d’Antoine Guilhem-Ducléon et Jean-Louis Rullaud

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Les écrivains du Nouveau Roman avaient perçu, dès les années 1950, que l’édifice du roman était chancelant, que ses mécanismes — les personnages, la place et l’habitus du lecteur, la vraisemblance — tournaient à vide, et que les pratiques symboliques entraient dans les tourmentes d’une « Ère du soupçon ». La photo argentique de l’époque avait relativement échappé au soupçon, mais un demi-siècle plus tard, quand la photo-numérique est apparue, le document photo-argentique était déjà atteint par le doute de pouvoir raccorder des images et des mots à des choses et à des évènements. Avec le numérique, les images et les mots vivent plus que jamais indépendamment des choses. Ni vrais, ni ressemblants, ni même semblables, les clichés photo-numériques prospèrent à l’écart du « monde réel ». Ce sont des documents à la dérive d’une époque du doute.

Jean-Louis Rullaud – Nature Mourante – 2018

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Dérive des documents

À la suite de la Seconde Guerre mondiale, le document photographique a bénéficié de l’élan qu’ont connu la presse illustrée (journaux et magazines), la photo-argentique de reportage et la figure du reporter. Le monde était en reconstruction et les individus aspiraient à reprendre possession de leur destin, à retrouver un certain ordre autour des valeurs de rationalité, de rigueur, de transparence, qui ont manifestement irrigué les esthétiques de certaines œuvres d’art, d’architecture et de photographie, ainsi que les démarches et l’éthique des reporters de cette haute époque du document-vérité photo-argentique.

Antoine Guilhem-Ducléon – Côté fleuve – 1998

Face au monde qu’ils arpentaient et percevaient comme chaotique, les reporters de cette époque tentaient de fixer un centre, de trouver un ordre. Certains d’entre eux ambitionnaient même, dans une posture d’inspiration moderne, d’en capter la vérité essentielle supposée enfouie dans les profondeurs du réel, dans les plis et la multiplicité mouvante des événements. Cette mission, ils l’accomplissaient avec un œil souverain et ordonnateur, avec une esthétique qui les conduisait à éliminer, découper, simplifier les évènements pour en extraire des clichés saisis à des instants supposés « décisifs », et dans des formes géométriquement agencées. Telle était la doxa qui, avec celle de l’empreinte, prévaudra dans la photo-argentique documentaire jusqu’à la fin du XXe siècle. Elle s’accompagnait d’une esthétique de la distance, de la transparence, de la pureté, de l’instantanéité. On en connaît les éléments : l’ascétisme et la clarté des formes, sans effets spectaculaires ; la netteté, l’équilibre des lumières, la sacralisation de l’instant, le culte du cadre, et… le refus catégorique de tout recadrage. Photographier, c’était d’abord géométriser.

Antoine Guilhem-Ducléon – Les Floralies – 2018

C’était au xxe siècle, à l’époque des certitudes, celle de la photo-argentique. On était persuadé qu’il existait un monde dont on pouvait rendre compte. Mais ce dernier s’est effondré. En ce début de xxie siècle, documenter le réel et le fictionnaliser ne s’excluent plus totalement : la photo de presse s’est engagée dans une direction ouvertement postmoderne. D’une époque à l’autre, les conceptions et les pratiques du reportage ont changé avec le monde et la photo elle-même.

Au moyen de la photo-argentique, les reporters du siècle dernier ont représenté le monde visible en le soumettant à la triple rationalité des compositions géométriques, des « instants décisifs », et de la clarté des formes. Représenter avec la photo-argentique consistait à exclure, maîtriser, ordonner le monde visible en le géométrisant ; ceux de la photo-numérique tendent à capter des forces, à « rendre visibles des forces qui ne le sont pas ».

Ce qui était hier banni des clichés photo-argentiques de presse est aujourd’hui devenu monnaie courante avec la photo-numérique. Le flou et l’ombre, la scénarisation et le déclin de la géométrie malmènent les valeurs descriptives et dénotatives des images ; aux arrangements avec le réel par les mises en scène s’ajoutent toutes sortes de retouches, de recadrages ou d’agencements de clichés qui ruinent les valeurs de vérité et de transparence. En se prêtant à merveille à d’infinis trucages, retouches et maquillages, aux mixages de vrai et de faux, et aux trop fameuses « fake news », la photo-numérique est en concordance avec l’époque présente.

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Fake news, vraies-fausses vérités

Jean-Louis Rullaud – Nature Mourante – 2018

La photo-numérique a ouvert une brèche si profonde dans les notions de document et de vérité que les franches distinctions modernes entre le vrai et le faux sont devenues indiscernables. Le document est à la dérive et la vérité est devenue plurielle et incertaine, minée par lesdites « vérités alternatives ». La vérité d’hier s’entendait au singulier et avait la rigidité et la fixité des clichés photo-argentiques ; celle d’aujourd’hui a en quelque sorte la fluidité des photo-numériques et l’impermanence de leurs modes d’existence sur les réseaux. Si « la vérité est inséparable d’une procédure qui l’établit », elle est en pleine redéfinition dans l’actuel « chaosmos » visuel. À la vérité d’empreinte de la photo-argentique documentaire, la photo-numérique a opposé, dès le début du XXIe siècle, des vérités de réseau.

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Vérités machiniques de réseau

Jean-Louis Rullaud – Nature Mourante – 2018

On se souvient des tristement célèbres clichés réalisés par des militaires américains lors de la guerre en Irak (2002), à l’intérieur de la prison d’Abou Ghraib où étaient incarcérés des combattants irakiens. Ces clichés ont révélé les horreurs commises par des geôliers-tortionnaires américains qui posaient et fanfaronnaient aux côtés de prisonniers en train d’endurer les pires sévices et humiliations. Perpétrés dans l’enclos fortifié de la prison, inaccessibles à tout regard extérieur, en particulier à celui d’un reporter-photographe, ces agissements n’ont pu être photographiés que par les tortionnaires eux-mêmes au moyen d’un appareil photo-numérique. Les clichés auront été envoyés à quelques amis par messagerie numérique, mais l’un aura envoyé à un autre, lequel encore à un autre, etc. L’extraordinaire puissance de diffusion et d’accélération du réseau a fait le reste… Aspirées par le réseau, les images devenues incontrôlables ont fini sur les pages de nombreux journaux et magazines du monde entier, à la vue de tous. C’est la machine photo-numérique de saisie, de diffusion et de dissémination instantanée des clichés qui a dévoilé la triste réalité et produit une vérité machinique de réseau : une vérité sans regard. Une vérité à laquelle ont contribué les acteurs des faits, mais à leur insu, contre leur gré, comme piégés par la puissance et les vitesses du dispositif photo-numérique planétaire de saisie-diffusion.

Le rôle de la diffusion numérique dans la production de vérités, qui s’esquissait là dramatiquement en 2002, s’est depuis lors considérablement renforcé avec l’essor vertigineux des smartphones et des réseaux sociaux. Plus que jamais, les vérités sur les événements du monde sont le double produit de la photo-numérique qui capte des images et des réseaux numériques qui les diffusent en temps réel à travers la planète.

Au temps du papier, de la photo-argentique et des journaux imprimés, la saisie était le pivot de la production de vérités par-delà les pesanteurs techniques de la diffusion (lenteurs, poids, matérialité, faible quantité des tirages). Le reporter-photographe du xxe siècle était un intercesseur entre le public et le monde. Son regard techniquement formé et culturellement informé lui permettait de sélectionner professionnellement les choses et les évènements signifiants du monde en leur donnant un sens. Même si son regard distant, extérieur et surplombant était de fait formaté, c’est-à-dire sélectivement voyant : clairvoyant et mal voyant à la fois.

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Les vérités des infra-amateurs

Jean-Louis Rullaud – Nature Mourante – 2018

Aujourd’hui, la diffusion prévaut sur les photos dont les flux sont nourris par la masse indifférenciée de nouveaux opérateurs : les « infra-amateurs ». Ni professionnels ni amateurs, ils ont en commun le fait de posséder un smartphone, mais aussi d’être pour la plupart dépourvus de savoir-faire techniques et de connaissances esthétiques. Leurs clichés sont réalisés sans viseur, souvent en situation de mobilité, à toute vitesse, sans guère d’attention, presque à l’aveuglette, hors de tout contrôle sur leurs images.

Par leur nombre dans le monde entier, par la masse de leur production de photos et par leur présence sur les réseaux, ces « infra-amateurs » concurrencent les photoreporters professionnels — leurs agences, leurs regards et leurs savoir-faire, leur éthique et leurs esthétiques — tout en inventant un nouveau régime de vérité. Dès lors que le smartphone est devenu un accessoire ordinaire, tous les événements, des plus anodins aux plus dramatiques, peuvent être captés et diffusés en direct, dans leur surgissement et leur déroulement, autant de l’extérieur par les témoins que de l’intérieur par les acteurs.

Les infra-amateurs sont des témoins, des acteurs et parfois même des victimes directes des évènements qu’ils photographient. Contrairement aux clichés extérieurs, distants, surplombants et décalés chronologiquement des professionnels, ceux des infra-amateurs sont en prise directe avec les évènements, en connexion immédiate avec les réseaux numériques de diffusion, et ne sont guère encombrés par des préoccupations économiques, techniques et esthétiques. C’est pourquoi leurs clichés peuvent paraître plus proches, plus bruts, plus authentiques — plus vrais — que ceux des professionnels. Et ce, en vertu d’un nouveau régime de vérité implicitement basé sur la proximité avec les évènements, sur l’esthétique brute et involontaire des clichés, et sur leur diffusion en temps réel sur les réseaux. Les infra-amateurs concurrencent ainsi frontalement les photo-reporters et le système de la presse, en opposant une captation sans regard ni attention esthétique à l’expression d’un sens au moyen de savoir-faire techniques et esthétiques professionnels. Dans le moment de la saisie, les infra-amateurs bouleversent les regards, les esthétiques, les temporalités et les distances ; dans le moment de la diffusion, les réseaux accélèrent la circulation des images et élargissent leur audience aux dimensions de la planète. Immédiateté, proximité, accessibilité, horizontalité : les réseaux, les smartphones et la photo-numérique font ensemble émerger et partager des vérités nouvelles qui bousculent les ordres, les savoirs et les pouvoirs établis.

Parallèlement à ces vérités de réseaux, produites en marge de tous protocoles et processus de validation, prospère sur les réseaux une multitude de bobards, fake news, fictions ou impostures. Jamais le vrai et le faux n’ont été si profondément imbriqués, notamment avec une nouvelle version du faux : ce faux photo-numérique fabriqué par des outils logiciels tels que le célèbre Photoshop.

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La fabrique du faux

Jean-Louis Rullaud – Nature Mourante – 2018

Édité depuis 1990 par l’entreprise américaine Adobe, et aujourd’hui présent sur la plupart des ordinateurs, tablettes et smartphones, ce logiciel — ou ses nombreuses imitations et déclinaisons — exprime et fait expérimenter à ses utilisateurs le passage systémique des images de l’univers du vrai à celui du faux. Alors qu’une série de protocoles et de contraintes techniques et esthétiques soutenait la croyance en la vérité des images photo-argentiques, en la force de leur lien avec les choses, ce logiciel manifeste le caractère fondamentalement fictionnel, artificiel, construit et malléable, donc allégorique, des clichés numériques.

Pour conforter l’idéal documentaire de la photo-argentique, il a fallu soutenir la fable selon laquelle les clichés étaient de pures empreintes des choses, mécaniquement, a-subjectivement et intangiblement enregistrées dans la matière photo-sensible ; il a également fallu dénier tout effet transformateur de la technique et du travail en laboratoire ; il a en somme fallu réduire le processus photographique à la pure inscription des choses dans la matière argentique, sous la haute intercession du photographe en tant que garant du contenu de vérité des images.

C’est une situation totalement inverse qui prévaut avec la photo-numérique. Les appareils de saisie, y compris les smartphones, ainsi que les ordinateurs, sont tous équipés de logiciels tels que Photoshop pour consulter et traiter les images. La visualisation et le traitement sont confondus, c’est-à-dire que les images sont toujours-déjà retouchées. La retouche, qui était l’ennemie jurée de la vérité photo-argentique, est le mode ordinaire d’existence et de visibilité des photos-numériques. L’interdit et l’exception d’hier sont devenus la règle d’aujourd’hui. Les piliers esthétiques et techniques du vrai photo-argentique se sont effondrés au profit du règne photo-numérique du faux. Le faux niche désormais au sein même du vrai. L’« ère du soupçon » et l’« ère du doute » se sont muées en « ère du faux ». À la vérité d’empreinte qui reposait sur la confiance accordée à la fixation des photos-argentiques dans la matrice du papier, succède une vérité de réseau fondée sur la surexposition et la circulation rapide des images et des informations. La vérité n’est plus donnée ni garantie, elle est à construire au sein des flux abondants de signes de toutes sortes. La vérité est devenue processuelle et incertaine : une écume du faux.

Antoine Guilhem-Ducléon – Ramonville Passage – 2018

Découvrir l’ensemble du projet photographique Rupture, Un espace-temps

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André Rouillé est enseignant chercheur à l’université Paris VIII il dirige depuis 2002 le site Internet paris-art.com consacré à l’art, à la photo au design et à la danse. Il a publié 8 livres sur l’histoire et l’esthétique de la photographie argentique qui sont traduits en anglais. Son dernier essai, intitulé La photo numérique, une force néolibérale, est paru en 2020 aux éditions L’Echappée (Paris).

 

Antoine Guilhem-Ducléon , diplômé en architecture, s’est progressivement dirigé vers la photographie, avec un intérêt marqué pour les espaces en construction, en destruction et les espaces en friche. Il partage son temps entre Paris et Bordeaux .

Jean-Louis Rullaud formé à l’Ecole Boulle, puis à ESDI (Ecole Supérieure de Design Industriel), a travaillé en agences de communication graphique, publicité, imprimerie,  et d’architecture. Depuis 2008 il développe une pratique artistique plasticienne et photographique. Il vit et travaille à Bordeaux

RUPTURE- UN ESPACE TEMPS

Jean-Louis Rullaud et Antoine Guilhem-Ducléon interrogent à travers leur travail respectif la notion de rupture en tant qu’espace temporel ouvrant un champ des possibles dans l’interprétation du vivant et de son rapport à son environnement. Le moment de la rupture est amené par les photographes, dans une vision optimiste, à être compris comme une mutation des êtres et des choses. Rien ne se perd, tout se transforme. Ce projet a été présenté en mai 2018 à Mémoire de l’Avenir.

Antoine Guilhem-Ducléon a réalisé ses photographies Noir et Blanc en argentique à la chambre 4/5 inch, et couleur en numérique avec un Nikon d3.

Jean-Louis Rullaud a réalisé ses photographies avec un appareil numérique Canon 5D Mark3 et traité l’image avec des outils numériques.

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03
Vérité et Croyance
JUIN 2021
Auteur

André Rouillé est enseignant chercheur à l’université Paris VIII il dirige depuis 2002 le site Internet paris-art.com consacré à l’art, à la photo au design et à la danse. Il a publié 8 livres sur l’histoire et l’esthétique de la photographie argentique qui sont traduits en anglais. Son dernier essai, intitulé La photo numérique, une force néolibérale, est paru en 2020 aux éditions L’Echappée (Paris).

 

Antoine Guilhem-Ducléon , diplômé en architecture, s’est progressivement dirigé vers la photographie, avec un intérêt marqué pour les espaces en construction, en destruction et les espaces en friche. Il partage son temps entre Paris et Bordeaux .

Jean-Louis Rullaud formé à l’Ecole Boulle, puis à ESDI (Ecole Supérieure de Design Industriel), a travaillé en agences de communication graphique, publicité, imprimerie,  et d’architecture. Depuis 2008 il développe une pratique artistique plasticienne et photographique. Il vit et travaille à Bordeaux

RUPTURE- UN ESPACE TEMPS

Jean-Louis Rullaud et Antoine Guilhem-Ducléon interrogent à travers leur travail respectif la notion de rupture en tant qu’espace temporel ouvrant un champ des possibles dans l’interprétation du vivant et de son rapport à son environnement. Le moment de la rupture est amené par les photographes, dans une vision optimiste, à être compris comme une mutation des êtres et des choses. Rien ne se perd, tout se transforme. Ce projet a été présenté en mai 2018 à Mémoire de l’Avenir.

Antoine Guilhem-Ducléon a réalisé ses photographies Noir et Blanc en argentique à la chambre 4/5 inch, et couleur en numérique avec un Nikon d3.

Jean-Louis Rullaud a réalisé ses photographies avec un appareil numérique Canon 5D Mark3 et traité l’image avec des outils numériques.