En bonne milléniale que je suis, c’est en scrollant sur Facebook que j’ai trouvé, sur le groupe des étudiants de la faculté de sciences humaines de l’Université d’Amsterdam, une offre d’emploi à mi-temps en tant qu’aide à domicile pour personne âgée. C’était l’été 2020 et je revenais tout juste aux Pays Bas après quatre mois de confinement en Colombie. L’annonce a retenu mon attention ; je m’apprêtais alors à entamer ma deuxième année d’études et ayant toujours aimé m’occuper des personnes âgées, l’offre d’emploi me semblait idéale.
Mon premier contact avec Mary, la femme dont j’allais m’occuper, s’est fait par téléphone. Quelques semaines plus tard, elle m’a reçu à son domicile pour une rencontre qui n’a duré qu’une vingtaine de minutes. Nos échanges me faisaient l’effet d’un interrogatoire. J’ignorais si Mary cherchait à identifier chacun de mes défauts ou si elle s’intéressait sincèrement à ce que je faisais de mon temps libre et pourquoi je me donnais la peine d’apprendre le néerlandais dans un pays où je pouvais pourtant facilement m’en sortir avec l’anglais. Ce qui me frappait c’était que son domicile ne reflétait absolument pas cette nature pointilleuse qui s’exprimait à l’oral. Une lourde couche de poussière pesait dans l’atmosphère de telle manière que le peu de rayons de soleil qui pénétraient la pièce semblaient fendre l’air. Mais Marie était malade et cet état de santé conditionnait la situation que je découvrais. J’ai voulu me raisonner en me remémorant mes expériences passées dans l’aide à domicile, mais mon corps n’a eu qu’à effleurer l’air de cette pièce et s’y mouvoir quelques minutes pour que je sois prise dans un nœud d’affects. J’étais intriguée et perplexe ; l’incongruité entre cet air comme vicié et l’enthousiasme bavard de Mary m’avait placé à un carrefour d’affects. La transmission de l’affect, tel que l’expose Teresa Brennan dans son ouvrage homonyme, est un sujet qui, bien que social à l’origine, a trait au biologique et au physique dans les faits1.
Si je situe ma relation avec Mary au sein de ce paradigme c’est précisément parce qu’il s’agit d’une rencontre affective dans laquelle seules les personnes formant la relation savent identifier les affects à l’œuvre au sein de l’espace relationnel. Après tout, c’est nous qui nous mouvons avec ces affects, qui sommes traversées par l’atmosphère, par l’autre. Selon la formule d’Elspeth Probyn dans son ouvrage sur notre habitus affectif, je reste attentive à ce que cette rencontre produit chez moi, ce qu’elle produit chez Mary. En effet, notre habitus est un espace relationnel caractérisé par des moments affectifs de production des savoirs. En étant attentifs aux sens vecteurs d’information dans nos interactions sociales, de nouvelles formes innovantes de care sont apparues.
Ainsi, cet essai vise à développer une analyse critique des pratiques du care au travers du prisme des enjeux auxquels notre société fait face aujourd’hui. Être conscient d’un champ social et des espaces relationnels qui le soutiennent, c’est suivre les fils d’un réseau de rencontres affectives reliant les individus qui composent ce champ. Lorsque nous sommes dans le care, nous devons observer et être conscients des sentiments et sensations que nos relations interpersonnelles suscitent ainsi que des manières dont ceux-ci sont transmis. Après tout, prendre soin de quelqu’un c’est aussi prendre en considération, être à l’écoute, se soucier de l’autre. Comment se meuvent les affects et les pensées au sein de l’habitus affectif ? Et pourquoi est-il important de se poser cette question lorsqu’on est dans le care ?
Premièrement, nous dirons que l’image de l’individu en tant que « sujet contenu émotionnellement » – autrement dit, la figure centrale de notre pensée occidentale – s’effrite complètement lorsque nous commençons à comprendre la transmission d’affects et ses conséquences sur le plan physiologique2. Je suis à ce jour encore stupéfaite par les transformations qui ont pu être produites dans et par mon corps en conséquence de la curiosité et bienveillance que j’ai pu éprouver au sein de l’espace relationnel que j’ai partagé avec Mary. Deuxièmement, comme le signalent les éditeurs de ce numéro, les contradictions de notre nature humaine sont particulièrement importantes en ce qui concerne les tensions entre l’action et la contemplation. L’accent mis sur les sens et sensations – le toucher, la vue et les sons en tant que modes affectifs de transmission d’information – éclaire non seulement les manières dont nous nous relions les uns aux autres mais vient aussi altérer ces mêmes modes de comportement de manière active. Ainsi lorsque nous sommes physiquement affectés par l’autre, c’est notre façon même de prendre soin qui peut s’en voir transformée.
Les relations haptiques
Parfois, Mary me demande de l’accompagner dans sa promenade habituelle au sein de son appartement de 50 mètres carrés qu’elle parcourt à l’aide de son déambulateur. Je l’aide à se relever depuis sa position quasi-horizontale, allongée sur son lit médicalisé, en plaçant mes mains juste au-dessus de ces coudes, saisissant ses bras maigres. Une fois qu’elle se tient à son déambulateur, mes mains se posent sur ses hanches, lui offrant un support par l’arrière. Nous traînons nos pieds en direction de la fenêtre. Elle s’avance en déséquilibre permanent, la hanche gauche s’élevant parfois plus que l’autre. Parfois je me demande si elle danse. Les jours où elle est en forme, elle étire ses bras au plus loin que son corps le lui permette et elle lâche un grand soupir, comme pour lâcher ne serait-ce qu’une fraction de l’emprise de la maladie – une emprise qui parvient jusqu’à mes mains, jusqu’à mon corps. Alors même que j’applique une légère pression sur les hanches de Mary, je ne perds pas mon équilibre. Je la tiens (« Kun je me houden? » elle demande), je la soutiens tandis que son corps expire la fatigue, le stress. Pour revenir à Brennan, la transmission de l’affect – la douleur, l’angoisse, la fatigue – est en effet sociale à la base mais elle est aussi responsable des changements corporels. Nos différentes physiologies, sans compter nos âges de plus de cinquante ans d’écart, réagissent différemment au toucher.
Nous réalisons plusieurs allers retours le long de ces sept mètres qui séparent le lit de la fenêtre et nous nous arrêtons devant le petit balcon orné de géraniums suspendus. Des tons rouges vifs contrastent avec l’obscurité de l’appartement. Les yeux de Mary s’ouvrent en grand et s’éveillent, absorbant cet ensemble de lumière et de couleur – de petits détails qui semblent sinon lui échapper. Je la reconduis sur son lit, nos pieds traînant toujours sur la moquette au sol. Il me semble sentir son corps s’alléger – comme si soudain l’espace s’agrandissait pour laisser l’air frais emplir ses poumons – et je crois même voir un sourire s’esquisser. Et pourtant, mon corps ne s’alourdit pas pour autant. L’anxiété et la fatigue de Mary n’ont pas été simplement transférées. Elles ont été comme lâchées dans l’atmosphère pour affecter le cours de ce qui reste de cette journée de travail ainsi que toutes les autres journées de travail. Les affects, nous rappelle Brennan, ne sont pas échangés dans un vide3 . Lorsque Mary ressent le soutien d’un corps qui, si différent du sien, est en mesure de se tenir en équilibre, elle franchit une frontière qui lui permet de relâcher ses affects qui sans cela ne pouvait s’exprimer.
Balcon avant avec géraniums rouges
Cette intrusion corporelle m’affecte moi aussi. Ne me détournant pas de l’abject, la maigreur de ses bras, ses côtes saillantes et le creux de son ventre, j’accède à une réalité visiblement autre que la mienne.
L’habitus écologique
Il existe d’autres réalités qui semblent ne plus faire partie de la vie de Mary. Les géraniums suspendus au balcon avant ne sont qu’un échantillon d’une vaste collection de plantes fleuries dont Mary prend soin et qui prennent soin d’elle. Sur le balcon arrière, qu’elle peut voir depuis son lit, se trouve une autre composition florales: des géraniums lilas entourés de lobélies bleu clair et d’astéracées jaunes, patientant chaque jour la venue des abeilles. Chaque printemps, Mary songe à la manière dont elle composera son jardin et le réalise avec l’aide des autres. Elle ne peut ni rempoter les fleurs ni même poser le pied sur le balcon ; mais c’est un tout autre rapport qu’elle éprouve au jardin. Elle vit, largement, en relation. C’est précisément parce que Mary ne peut pas exécuter les actions nécessaires à l’entretien d’un jardin, qu’elle choisit les fleurs les plus colorées et contrastées afin de créer une atmosphère émotionnelle qui pourra être effectivement éprouvée et vécue et avec laquelle elle est en constante communication.
Ainsi, notre habitus social comporte aussi une dimension écologique. En prenant soin de ces fleurs, Mary prend soin d’elle-même. Non pas d’elle en tant qu’individu contenu émotionnellement mais plutôt comme un acteur de plus, agissant au sein de cette « écologie surhumaine » – encore une expression que je dois à Probyn4. Notre habitus est profondément matériel. Nous vivons avec les éléments qui nous façonnent, avec notre environnement. Les couleurs vives et les coulées de vert apaisent la fatigue de Mary et encouragent son activité. Elle me raconte comment elle a choisi chaque fleur (au téléphone, à partir des descriptions qui lui sont faites par les employés du magasin) et l’emplacement qu’elle a choisi pour chaque pot afin qu’elles restent vibrantes le plus longtemps possible (à l’abri des nuées de poussière venant de l’appartement en rénovation du voisin). Ce jardin est pour Mary une image du monde extérieur. C’est la source dans laquelle elle, ainsi que notre habitus, puisent la lumière, le vent, les couleurs et les éléments qui leur transmettent de l’énergie.
Les relations sonores
Un jour, Mary m’a demandé de brancher un radiateur à une rallonge grise et de débrancher un autre radiateur pour le rebrancher directement au mur. Aussi trivial que cela puisse paraître, tous ceux qui auront vécu à Amsterdam comprendront l’importance d’une bonne répartition électrique. La tâche à réaliser était peu claire. Mary était allongée sur son lit et ne pouvant se tourner vers moi, ne pouvait m’indiquer les objets qu’elle souhaitait que je déplace. Nous avons ainsi cherché à nous comprendre en jonglant avec les mots pendant plus de trente minutes, en usant de pantomime et de traductions en langues diverses et variées. Le dilemme se resserrait autour d’un câble, que Mary ne voyait pas et que je ne pouvais pas débrancher étant donné qu’il fournissait l’électricité à plus de la moitié des ampoules de l’appartement. Je me tenais debout derrière elle, tenant le câble dans ma main, cherchant mes mots et soudain éclate un fou rire. C’était d’une telle absurdité ! Je laisse tomber le câble et je rejoins Mary. Alors qu’elle parvient à peine à reprendre son souffle et qu’elle s’apprête à me dire quelque chose, le rire s’empare de nous à nouveau, se répandant de façon contagieuse.
Les yeux de Mary étincelaient avec la gaieté d’un enfant. Son corps avait tant besoin de retrouver le rire cathartique, le ridicule, l’expression de sa personnalité. Inédit dans cette atmosphère empreinte de douleur et d’épuisement, ce ridicule a été accueilli à bras ouverts. Selon l’analyse de Deborah Kapchan, le champ social de l’écoute, l’habitus que Mary et moi occupions, avait été altéré. Si nous comprenons l’écoute en tant que « conduit actif pour la transmission sociale affective » tel que le propose Kapchan5, nous pouvons estimer combien les modes d’écoute et les vibrations physiques peuvent affecter voire même subvertir la structure du champ social. Le rire de Mary n’était pas un événement isolé du reste. Son rire était imprégné d’autres moments d’écoutes qui, selon Kapchan, « ne réclament pas de place »6– des actes d’écoute qui s’accordent avec la réalité matérielle au niveau vibratoire.
J’ai pu témoigner de la douleur et de l’anxiété de Mary des mois durant. Écouter la douleur, écouter le sublime est un exercice inconfortable puisqu’il transgresse ce qui est usuellement tacite ou somatique, comme les catégories de « privé » et « public »7. En tant qu’employée je ne m’attendais pas à écouter des récits d’amour, de perte ou de trauma. Mais en témoignant de sa vie par les sons – des soupirs, des pleurs, des essoufflements et bien sûr des mots – ces catégories, et les frontières qui nous séparent, sont devenues malléables. Ni Mary ni moi ne sommes indifférentes aux affects qui façonnent notre habitus, et c’est cela qui a permis un rire libérateur de s’exprimer dans un espace incertain, à la fois ouvert et soulageant. Consciente de l’habitus affectif, je suis à l’écoute, désireuse d’être transformée et de transformer à mon tour. Dans la transmission de la douleur et de l’anxiété, il y aussi la joie et le rire – d’autres façons d’être au monde, libérées de l’emprise de la maladie.
Mon amateurisme, qui ressemble presque à de l’inefficacité, a contribué à fomenter ces façons d’être. Je ne suis pas médecin et Mary n’est pas une patiente ; je ne suis pas anglophone, Mary est néerlandophone ; je ne suis pas une employée et elle n’est pas employeur. Nous flottons dans un espace fait de tâtonnements, d’essais et d’erreurs, qui permet l’existence de relations pluridimensionnelles, de relations qui ne soient pas purement transactionnelles. L’incident de la rallonge n’est qu’un moment trivial au sein d’une journée lambda. Mais il y a eu d’autres moments comme celui-là, et c’est leur effet composite, leur présence et action constante au sein de notre habitus qui altèrent la matérialité de mon corps et du corps de Mary. Prenons l’exemple de la fois où Mary m’avait demandé de classer ses cassettes par genre musical, chose que j’étais incapable de faire étant donnée mon ignorance en la matière. Mon échec a non seulement déclenché un autre moment de ridicule, mais il a aussi provoqué une expérience d’écoute nouvelle, lorsque Mary s’est mise à chantonner ses mélodies préférées, en modifiant même la musique – car il s’agissait beaucoup de compositions laissant une grande part à l’improvisation. Étant consciente de la transmission des affects, j’occupe une place privilégiée.
Vivre en relation
J’ai arrêté de travailler pour Mary au mois de mai de cette année. Je lui ai rendu visite avant de partir en Colombie pour l’été puis à nouveau à mon retour à Amsterdam, fin août. J’étais heureuse d’apprendre qu’elle avait bien reçu la carte postale que je lui avais envoyée.
Je continue de lui rendre visite malgré le fait que je ne peux plus l’assister en tant qu’aide à domicile. Elle me demande comment vont mes amis, ma famille et adore voir des photos de la Colombie. Quelquefois, elle prend plaisir à me montrer une scène de film ou me jouer une chanson pour qu’on l’écoute ensemble. Elle partage avec moi tout autant les choses qui lui font du bien que les choses qui sont pour elle source de détresse. Lors de ces échanges, je suis toujours émue par l’habitus que nous avons créé. A travers le toucher, la douleur et la fatigue deviennent malléables. A travers le son, notre habitus se charge de vibrations physiques. A travers le jardin que nous avons observé au fil des saisons, nous avons reçu des apprentissages de ces autres formes d’existences et de leurs propres espaces de communication.
C’est précisément parce que les méthodologies affectives nous hantent et envahissent qu’elles façonnent activement notre habitus. Retracer les manières dont l’information est transmise dans les pratiques du soin c’est donc ouvrir un espace de nouveaux possibles pour permettre à ces actions et ces gestes de nous transformer. Vivre en relation, c’est vivre dans la conscience de son environnement et donc dans la disponibilité de se laisser affecter par l’autre.
Références
1Brennan, Teresa, The Transmission of Affect, Ithaca: Cornell University Press, 2004, p.3
2Ibid, p.2
3Ibid, p.6
4Probyn, Elspeth, “Following Oysters, Relating Taste,” in Eating the Ocean, Durham: Duke University Press, 2016, p.75.
5Kapchan, Deborah, Theorizing Sound Writing, Middletown, CT: Wesleyan University Press, 2017, p. 277.
6Ibid, p.285
7Ibid, p.288
Bibliographie
Brennan, Teresa, The Transmission of Affect, Ithaca: Cornell University Press, 2004.
Kapchan, Deborah, Theorizing Sound Writing, Middletown, CT: Wesleyan University Press, 2017.
Probyn, Elspeth, “Following Oysters, Relating Taste,” in Eating the Ocean, Durham: Duke University Press, 2016, pp. 49-75.
Verónica Copello-Duque est étudiante en analyse littéraire et culturelle à l’université d’Amsterdam. Ses travaux sur la détermination humaine et l’éthique pratique dans la littérature ont été présentés dans des revues de premier cycle, et elle poursuit ses recherches dans le domaine des études sur l’affect et la mondialisation. Explorant les combinaisons de la théorie et de la pratique, elle a joué un rôle de premier plan dans la promotion et la création d’opportunités éducatives égales pour les jeunes en Colombie et dans d’autres pays d’Amérique latine. Au cours de l’année écoulée, Verónica a collaboré à un projet avec le Dr Esther Op de Beek (Université de Leiden), qui retrace les pratiques d'(in)visibilité rendues par les conditions narratologiques de l’espace et du temps dans la littérature moderne.
Verónica Copello-Duque est étudiante en analyse littéraire et culturelle à l’université d’Amsterdam. Ses travaux sur la détermination humaine et l’éthique pratique dans la littérature ont été présentés dans des revues de premier cycle, et elle poursuit ses recherches dans le domaine des études sur l’affect et la mondialisation. Explorant les combinaisons de la théorie et de la pratique, elle a joué un rôle de premier plan dans la promotion et la création d’opportunités éducatives égales pour les jeunes en Colombie et dans d’autres pays d’Amérique latine. Au cours de l’année écoulée, Verónica a collaboré à un projet avec le Dr Esther Op de Beek (Université de Leiden), qui retrace les pratiques d'(in)visibilité rendues par les conditions narratologiques de l’espace et du temps dans la littérature moderne.