En regard avec la série Mind and Body in Captivity de Rahul Rishi More
L’espoir et l’anxiété sont parmi les traits humains qui nous caractérisent le plus – notre capacité à anticiper – et qui est lui-même construit sur notre capacité à simuler le futur. Cette faculté n’est certes pas exclusive aux humains, mais elle atteint chez ces derniers un degré de sophistication qui leur est bien réservé. Nulle autre espèce n’a jamais manifesté pareille volonté à s’engager sur un investissement immobilier, reposant sur un ensemble de contraintes, d’engagements et de sacrifices personnels, pour la simple satisfaction de revêtir, quinze ans plus tard, le costume de Picsou.
Afin de comprendre la logique et l’utilité propres à l’espoir et à l’anxiété, nous devons dans un premier temps souligner que l’anxiété et l’espoir sont par nature, anticipatoires – c’est-à-dire qu’ils orientent l’individu vers de possibles états d’existence futurs. L’individu anxieux anticipe un état négatif à venir : « fermez les écoutilles, il y a de fortes chances que le futur ne soit pas agréable ». Cet état a une fonction ; l’anticipation permet à l’individu de ne pas rester dans l’ignorance d’un désagrément potentiel et lui permet d’agir de façon à atténuer ce dernier. Évidemment cela ne veut pas dire que l’anxiété se présente à nous de façon si intelligible. Étant moi-même un individu plutôt angoissé, je peux attester que la moitié de la bataille consiste juste à comprendre mon angoisse. Nous pouvons cultiver cette capacité à comprendre nos états d’angoisse avec du temps et des efforts ; son développement est d’ailleurs l’un des intérêts principaux de la psychothérapie.1
L’espoir est lui aussi anticipatoire. Il oriente également le sujet vers de possibles états d’existence à venir mais à la différence de l’anxiété, il anticipe un état positif. En effet, l’espoir dit « Inutile de mobiliser les troupes – il semblerait que l’état d’existence à venir soit exactement, ou assez proche de, ce que nous escomptions ; il y a de fortes chances que les choses se passent bien ». Cet état sert aussi une fonction – il fournit au sujet un élan qu’il pourra employer à la réalisation d’objectifs qui sans ça, pourraient lui sembler hors d’atteinte. Il crée aussi une concentration énergétique qui peut s’avérer extrêmement bénéfique pour le bon fonctionnement de l’individu.
L’anxiété et l’espoir sont de surcroît des outils d’organisation. Exister en tant qu’être humain – et à plus forte raison au XXIe siècle – c’est être constamment bombardé par un torrent d’informations sur les intentions et les désirs des uns et des autres, sur notre environnement sans cesse en mutation, et sur les normes sociales (toujours plus globalisées et complexes) qui déterminent le statut d’un individu au sein des multiples systèmes de valeurs différents. Afin de trouver un sens à ce que William James qualifia de « blooming, buzzing confusion »2, nous avons besoin de structures qui nous permettent d’organiser l’état de notre environnement (James, 488). Pour ce faire, nous devons comprendre ce que ce torrent d’informations représente pour les perspectives futures du sujet. C’est cette compréhension qui permettra au sujet d’être motivé par l’information. Cette motivation passe notamment par des émotions spécifiques qui servent à guider la cognition et les comportements futurs du sujet. Non seulement l’espoir et l’anxiété organisent, ils organisent de façon égocentrique en cela qu’ils organisent le monde pour l’individu. Cela ne veut pas dire que mes perspectives personnelles soient imperméables aux autres, mais simplement que l’espoir et l’angoisse sont des états qui concernent mon rapport aux possibles états futurs des choses.
Nous pourrions en déduire que l’espoir et l’anxiété sont des états mentaux qui remplissent une fonction spécifique : celle de nous aider, au moyen de leur nature organisatrice anticipatoire et égocentrique, à naviguer depuis certains états psychosomatiques (ou d’ensembles de possibles états psychosomatiques) vers d’autres états psychosomatiques (ou ensembles de possibles états psychosomatiques). Or cela pose problème ; tout ce qui a été énoncé jusqu’ici dépeint l’espoir et l’angoisse comme les équivalents psychologiques de serviables petits lutins – une conception clairement lacunaire.
Nous avons beau avancer que les états d’anxiété et d’espoir sont des outils qui sont censés œuvrer dans notre intérêt, dans les faits ce n’est pas le cas. Au XXIe siècle et particulièrement à l’ère de la COVID-19, nous nous trouvons souvent submergés par un profond sentiment d’angoisse qui dans le meilleur des cas ne s’accompagne que d’une infime lueur d’espoir qui perce à peine le miasme d’incertitude dans lequel nous vivons. Il est important d’éclaircir ce phénomène. Comment expliquer que des mécanismes cognitifs censés nous servir aient été cooptés pour nous causer du désarroi ? Pourquoi l’espoir est-il si dur à trouver ? Le sujet mérite d’être traité en profondeur, et nombreuses sont les publications qui s’y sont attelées (voir, dans un premier temps, DeVane et al., 2005). Pour ma part, je n’en développerai qu’un seul aspect, celui de notre environnement.
Pour comprendre l’importance du rôle que joue notre environnement, nous devons d’abord préciser l’asymétrie qui existe entre l’espoir et l’anxiété. Contrairement à l’espoir, l’anxiété se nourrit d’environnements incertains et l’incertitude est elle-même le produit d’un manque de contrôle. L’espoir quant à lui fait son nid dans des environnements où l’individu se sent en confiance, sûr de sa capacité effective ou potentielle à maîtriser son environnement ou la situation. L’asymétrie devient évidente lorsque nous réalisons que, du fait des multiples pressions que nous subissons, les probabilités d’apparition du sentiment de manque de contrôle sont bien plus importantes que celles du sentiment de maîtrise. Ceci explique, du moins en partie, la prévalence de l’anxiété.
Sur cette planète mondialisée, nous existons de plus en plus au sein de réseaux sociaux multiples. Chacun d’entre eux possède un système de valeurs propre et exige de nous des comportements différents et une connaissance approfondie des dangers qui menacent notre survie ainsi qu’une conscience accrue des répartitions inégales du pouvoir de plus en plus réfractaires au changement. Pour le dire simplement, nous vivons dans un monde pétri d’incertitudes qui sert de véritable foyer d’angoisse. Quel espoir reste-t-il à l’espoir dans de telles circonstances ? Que pouvons-nous bien espérer ?
L’innovation technologique fait évoluer le monde à toute allure et nous met face à des défis auxquels nous ne savons pas encore répondre. Par exemple : Comment dois-je me représenter sur [insérer ici le réseau social de votre choix] afin d’être accepté par mes pairs ? Nous nous voyons sommés d’être disponibles et joignables à tout moment sur ces plateformes, en nous représentant sous notre meilleur jour. Comment puis-je communiquer comme je le désire, c’est-à-dire avec nuance et subtilité, par sms et e-mail ? Il y a tout un tas d’indices non-verbaux qui peuvent être communiqués au cours d’échanges en personne qui ne sauraient être transmis en ligne, où le sens d’un message peut facilement être déformé. Comment puis-je créer des amitiés avec d’autres individus s’ils sont collés à leurs smartphones en permanence ? (Turkle, 2012). Le genre d’interactions spontanées qui amènent à former des liens, d’amitiés ou autres, semble s’être volatilisé. Avec le temps, nous pourrions certainement dépasser ces singuliers défis, mais la période d’ajustement nécessaire pour comprendre comment ne nous est pas allouée. La vitesse de l’innovation technologique accorde d’ailleurs rarement ce luxe et de ce fait peut amener à la déstabilisation et au manque de contrôle (Anderson & Rainie, 2019).
Si nous admettons cela, il n’est pas surprenant que l’anxiété ait une telle emprise sur autant de vies ; l’optimisme n’a pas la moindre chance dans un tel environnement. De telles circonstances pourraient d’ailleurs plutôt nous appeler à défendre le désir d’un espoir irrationnel. En effet, étant donné notre situation et afin de mener les vies que nous désirons, nous ferions peut-être mieux de ne pas accorder de crédit à l’incertitude que nous rencontrons. Mais cela pourrait minimiser les chances, déjà maigres, de voir l’espoir fleurir. Nous pourrions nous dire qu’il vaudrait mieux ôter notre casquette rationnelle et agir comme si les choses étaient plus stables que ce qu’elles ne le sont en réalité, afin de mettre toutes les chances de notre côté pour une vie souhaitable. Mais le fait même que nous puissions imaginer qu’ignorer notre réalité soit notre meilleur espoir constitue un signal d’alerte. Notre environnement a besoin de vraies réparations.
Ce besoin de réformer notre environnement a d’ailleurs des implications sur la santé publique. Les sentiments d’angoisse constants ont tendance à se transformer en une affection chronique nommée le trouble d’anxiété généralisé (NHS 2018). Ceux qui luttent contre cette affection devenue bien trop courante, vivent une bataille permanente, où l’angoisse n’est plus l’exception mais la norme. L’anxiété chronique n’est pas uniquement nocive pour la vie sociale et l’équilibre psychique de l’affecté, elle présente aussi des risques pour sa santé physique et peut même causer des dégâts au niveau du cerveau. Cela s’explique par les réactions au stress qui ont des profils biochimiques spécifiques, (Sapolsky, 2018, 124-127, 143; Martin et al., 2009, 551). Ces substances neurochimiques, bien que relativement inoffensives à court terme, deviennent toxiques à long terme.
Comment pouvons-nous donc avancer ? Nous devons commencer par reconnaître que l’angoisse et le manque d’espoir sont des problèmes qu’il faut aborder de façon systémique, et qu’il n’est possible d’y pallier qu’en agissant sur plusieurs fronts. A l’échelle individuelle nous devons accroître notre conscience du fonctionnement de l’anxiété et de ce que ces états peuvent bien vouloir nous communiquer, afin qu’à travers une meilleure compréhension nous puissions mieux les gérer.
Premièrement, nous devons encourager les individus à demander de l’aide lorsqu’ils en ont besoin. Il est nécessaire qu’un individu soit capable de reconnaître un état psychologique anormal en tant que tel avant de pouvoir prendre des mesures pour le gérer. Nous devons aussi encourager les individus à se concentrer davantage sur des questions du comment vivre et sur ce que cela serait, pour eux, d’atteindre un sentiment de bien-être. Nous pouvons le faire en encourageant les individus à se poser des questions aujourd’hui considérées désuètes ou nombrilistes telles que : Qu’est ce que signifie pour moi « une belle vie » ? Quels sont les aspects de la vie qui ont de la valeur pour moi ? Comment puis-je donner du sens à la vie ?
Deuxièmement, au niveau de la société, nous devons reconnaître l’anxiété en tant que problème de santé publique et l’aborder avec au moins la même ténacité que celle qu’on mobilise pour combattre les problèmes nutritionnels et diététiques. Nous pouvons le faire en éliminant la stigmatisation qui entoure le suivi psychologique et en rendant ce suivi accessible à tous. Il nous faut aussi insister systématiquement sur l’enseignement de la gestion du stress aussi bien auprès des jeunes que des adultes (voir Cromwell, 2016 pour un exemple pratique). Il existe des techniques qui permettent de combattre l’anxiété, telles que la méditation consciente, et il est important que nous les assimilions au sein de notre société, de la même façon que nous avons assimilé l’exercice physique.
Troisièmement, nous devons donner aux gens des raisons de se sentir optimiste en leur offrant des opportunités et des métiers qui sont porteurs de sens. Il faut une distribution du pouvoir plus équitable entre employé et employeur, afin que la vie du travailleur ne soit pas totalement en dehors de son contrôle. De plus, nous devons changer les dynamiques de pouvoir sociales afin que le pouvoir ne soit plus à ce point rattaché à la réussite économique. Un changement de valeurs, qui accorderait plus de respect à ceux qui osent sortir du cadre et se risquer à une vie plus créative, contribuerait grandement à faire en sorte que plus de gens se sentent vus.
Enfin, la conception insidieuse d’une disjonction entre santé mentale et santé physique perçues comme appartenant à deux domaines différents doit impérativement être éradiquée. Depuis la perspective neuroscientifique, l’unique différence réelle entre les deux réside dans le fait que les techniques permettant de réparer la première sont plus complexes et varient plus en fonction de l’individu que celles employées pour traiter la seconde. Ce n’est pas une différence de nature mais seulement de degré de sophistication (Ackerman, 1993). Notre anxiété est profondément entremêlée avec notre environnement et à mon sens, ce n’est qu’en nous attelant pleinement à cette question que nous pourrons faire un progrès quelconque dans ce domaine.
Bibliographie
Ackerman, Sandra. Discovering The Brain. Washington, D.C. : National Academy Press, 1993.
Anderson, Janna and Lee Rainie. « Concerns About The Future Of People’s Well-Being And Digital Life ». Dans Pew Research Center: Internet, Science & Tech. Pew Research Center, 31 décembre, 2019.
« Cognitive Behavioral Therapy ». Mayo Clinic: Mayo Foundation for Medical Education and Research, 16 mars, 2019.
Cornwell, Paige. « Schools Create Moments Of Calm For Stressed-out Students ». The Seattle Times. The Seattle Times Company, 9 décembre, 2016. DeVane, C. Lindsay, Evelyn Chiao, Meg Franklin, & Eric J. Kruep, 2005. « Anxiety disorders in the 21st century: status, challenges, opportunities, and comorbidity with depression ». Dans The American Journal Of Managed Care, 11(12 Suppl), S344–S353. « Generalised Anxiety Disorder In Adults ». Accédé 15 septembre, 2020.
James, William. Principles Of Psychology. New York : Cosimo Inc., 2007.
Martin, Elizabeth I., Kerry J. Ressler, Elisabeth Binder, and Charles B. Nemeroff. « The Neurobiology Of Anxiety Disorders: Brain Imaging, Genetics, And Psychoneuroendocrinology ». Psychiatric Clinics of North America 32, No. 3 (2009) : p. 549–75.
Sapolsky, Robert M. Behave: The Biology Of Humans At Our Best And Worst. New York : Penguin Books, 2018.
Turkle, Sherry. Alone Together: Why We Expect More From Technology And Less From Each Other. New York : Basic Books, 2017.
Doctorant en philosophie à l’Université d’Iowa. Il est diplômé en philosophie de l’Université de la Caroline du Nord et du King’s College à Londres. Il s’intéresse aux questions philosophiques de l’esprit, de la psychologie, de la langue, de la santé mentale, de la méthodologie et à la théorie de Ludwig Wittgenstein. Sa recherche actuelle se focalise sur les explications évolutionnaires de la conscience et des désaccords philosophiques profonds.
Rahul Rishi More est un artiste de Dumka dans le Jharkhand, en Inde. Diplômé de la faculté des Beaux-Arts Baroda de l’Université Maharaja Sayajirao avec une spécialisation de l’image en mouvement. Dans son travail, il cherche à intégrer des approches expérimentales de la création d’images et à étudier la politique entre la simplicité de la nature et les comportements complexes des humains.
Doctorant en philosophie à l’Université d’Iowa. Il est diplômé en philosophie de l’Université de la Caroline du Nord et du King’s College à Londres. Il s’intéresse aux questions philosophiques de l’esprit, de la psychologie, de la langue, de la santé mentale, de la méthodologie et à la théorie de Ludwig Wittgenstein. Sa recherche actuelle se focalise sur les explications évolutionnaires de la conscience et des désaccords philosophiques profonds.
Rahul Rishi More est un artiste de Dumka dans le Jharkhand, en Inde. Diplômé de la faculté des Beaux-Arts Baroda de l’Université Maharaja Sayajirao avec une spécialisation de l’image en mouvement. Dans son travail, il cherche à intégrer des approches expérimentales de la création d’images et à étudier la politique entre la simplicité de la nature et les comportements complexes des humains.