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Musique et émancipation
Lamozé (Julien Chirol)
Compositeur
Le projet de Lamozé associe plusieurs instruments millénaires et la technologie moderne de l'IA pour obtenir les sons synthétiques d'interprètes non humains. La forme classique du requiem est revisitée, et élaborée, pour décrire l'effrayante ouverture de notre avenir.
Pipe-player at Pahi, région de Kondoa,Tanzanie, tracé par Mary Leakey, années 1950.
Copyright Leakey Family.

Vivre en ce début du XXIe siècle peut provoquer la sensation oppressante d’être soumis à un flux continu d’informations alarmantes et d’évènements extrêmes dont l’impact croissant ne cesse de nous ébranler. Pour n’en citer que quelques-uns, la pandémie de coronavirus, les conséquences du fanatisme religieux, l’effondrement de la biodiversité ou encore le réchauffement climatique alimentent un sentiment diffus d’incertitude ainsi que nos angoisses individuelles, collectives et existentielles dans des proportions somme toute inédites et historiquement élevées. Pour autant, sommes-nous réellement confrontés à un phénomène objectivement nouveau ?

Notre nombrilisme contemporain ferait facilement oublier que nos ancêtres ont dû, eux aussi, traverser de terribles épreuves. En vue de gérer les situations tragiques et de juguler les peurs insidieuses au pouvoir inhibiteur et a fortiori potentiellement néfaste en matière de survie, Homo sapiens a su concevoir différents types de réponses. De nos jours, les psychologues les regrouperaient sous le terme générique de stratégies de coping. Ainsi, dans l’optique de cerner les motivations précédant l’apparition de la musique, nous évoquerons celles qui intègrent non seulement la création de modalités d’expression symbolique et artistique mais aussi le déploiement de rituels sociaux. Les rhombes, sifflets et flûtes, décelés lors de multiples fouilles archéologiques, attestent les premiers de l’existence d’une activité de production sonore et musicale remontant au Paléolithique.

Au sein de certaines organisations sociales celles et ceux qui manipulent les instruments de musique occupent la place de chamane. Intermédiaire entre les humains et les esprits de la nature, le chamane ou la chamanka est responsable de la transmission culturelle et spirituelle, de la pratique des rituels magiques, de la guérison des malades et parfois même de la direction de la tribu. Ces peuples accordaient à la musique un rôle prépondérant qui contrastait radicalement avec celui qu’elle joue dans les sociétés occidentales contemporaines en tant qu’objet de consommation courante visant le plus souvent à distraire ou à manipuler. Cadencer le rythme de notre déambulation dans les grandes surfaces commerciales, détourner notre attention des inquiétants bruits de machinerie des ascenseurs ou encore inciter à voter pour un candidat plutôt qu’un autre sont des exemples qui figurent sur une liste quasi infinie.

Margalit Berriet, Instrument de Cora, Casamance, 2013

Dans un passé relativement proche, la musique a prouvé à quel point elle pouvait influencer des enjeux sociétaux majeurs. Le jazz, notamment, fut l’un des fers de lance des descendants d’esclaves noirs américains pour acquérir leur émancipation. En effet, la liberté retrouvée grâce à l’abolition de l’esclavage, définitivement entérinée en 1865, ne suffisait pas. L’égalité restait à conquérir. C’est pourquoi, au XXe siècle, l’émergence et le succès mondial du jazz ont été imputables à des générations de musiciens noirs pour qui, dominer cette pratique artistique équivalait à asseoir leur identité, leur talent, leur excellence voire même leur supériorité. La fulgurante progression de la virtuosité des interprètes depuis le bebop jusqu’au freejazz résultait, entre autres, du désir des musiciens noirs de maintenir à distance leurs homologues blancs qui depuis les années 1930 s’appropriaient les codes jazzistiques. Véritable tactique de soft power avant l’heure, le jazz s’apparente à une illustration artistique des principes de non-violence édictés par l’emblématique Martin Luther King.

Ironiquement, les récentes avancées en neurosciences concernant la maladie d’Alzheimer rappellent ce que nous aurions peut-être oublié, à savoir que la musique détient d’extraordinaires pouvoirs curatifs. Il n’est pas rare de constater qu’à un stade avancé de la maladie, la musique demeure accessible pour certains sujets alors que leurs aptitudes linguistiques s’évanouissent. En plus de restaurer le désir de communiquer, une chanson, ô combien aimée, détient la capacité de « réveiller la mémoire et les événements qui lui sont associés » comme l’indique Emmanuel Bigand, professeur de psychologie cognitive à l’université de Bourgogne.

Grâce à la musique, et plus généralement aux arts et au langage, l’Homme s’est hissé au rang de Créateur. L’expression de son potentiel a certes engendré la conception de mille et une merveilles mais aussi la destruction à une échelle telle qu’aujourd’hui et pour certains, le pronostic vital de notre espèce serait engagé. Forts de ce constat, Pierre-Éric Sutter et moi-même avons choisi de composer une œuvre musicale abordant une thématique presque devenue taboue dans nos sociétés actuelles : la mort. Bien que nous entendions parler constamment du nombre de décès attribués au terrorisme, à la maladie ou encore au tabac, la mort paradoxalement reste une terre étrangère. Comme si nous n’étions pas directement concernés. En 1975, cette singularité, proprement occidentale, a été qualifiée de « déni de la mort » par Louis-Vincent Thomas.
Notre projet était donc d’embarquer nos auditeurs dans un périple philosophique et onirique dans lequel ils auraient à transcender leurs angoisses les plus profondes parmi lesquelles trône en maîtresse l’implacable certitude de notre propre finitude. Pour accéder aux sources de ces peurs primitives et originelles, nous avons tout d’abord déterré quelques instruments de musique millénaires tels que des flûtes en os et en corne ainsi que des percussions en peaux animales ; puis nous avons convoqué les traditions musicales ancestrales de l’Inde, d’Afrique, du Tibet et de l’Europe ; enfin, nous avons opté pour une forme musicale très ancienne dont l’origine orientale remonterait au VIIe siècle : le requiem. En latin, « requies » signifie repos ou apaisement. Pour nous, ce n’est pas du repos du défunt dont il s’agit, mais de celui des survivants, ceux qui accompagnent leur proche vers son ultime demeure, nous. Et ce proche qui disparaît sous nos yeux grand fermés, selon l’expression de l’incontournable Stanley Kubrick, pourrait bien être notre monde.

C’est précisément là que le bât blesse. Usuellement, le processus de deuil s’amorce une fois la mort prononcée. Tant qu’un infime souffle de vie persiste, nous nous y accrochons obstinément. Dès lors, notre incorrigible foi dans la puissance du vivant nous empêche-t-elle de conscientiser l’ineffable péril qui nous menace ? Afin de réagir ici et maintenant, intimement convaincus qu’après il sera trop tard, force est de réussir à inverser le mécanisme du deuil en prenant acte du décès, avant l’heure. La raison seule ne parvient pas à opérer ce tour de passe-passe. Il faut certainement forer profondément en nous et impliquer notre intelligence émotionnelle, freiner le processus de mentalisation pour mieux ressentir et vibrer, au rythme d’une oscillation calme, reposante et constructive. In fine, il s’agit de regarder la mort en face et d’accepter sans réserve nos propres limites afin d’appréhender au mieux celles de notre planète.

Quid du Requiem pour les Temps Futurs ? Il vise à déciller nos yeux en acceptant d’examiner le sujet de notre propre extinction et plus globalement celle de notre modèle social. Ainsi, il sera possible de se reconnecter à d’autres philosophies, actuelles ou antérieures, aux antipodes parfois des valeurs de notre société contemporaine mais qui pourraient bien insuffler un nécessaire renouveau. Refusant d’adopter une posture passéiste, nous avons intégré dans notre composition des interprètes non-humains sous la forme d’intelligences artificielles dotées de voix de synthèse lyriques. Certes, l’injection de ces technologies avant-gardistes engendrent de nouvelles angoisses. Serons-nous un jour supplantés par des machines capables désormais de produire des œuvres artistiques ?

En vue de déclencher ce changement radical, nous devons opérer une métanoïa, convertir le regard que nous portons sur le monde et sur nous-même. Les résistances et les forces antagonistes sont si redoutables que, pour défier la considérable inertie des normes bien établies dans l’espoir de s’en libérer, il faut prendre la parole avec puissance et détermination. Regarder en arrière et s’inspirer de nos propres traditions pour nous réinventer constitue une approche à la fois anticonformiste et vivifiante. S’appuyer sur de nouvelles technologies soigneusement sélectionnées pour leurs qualités éthiques et durables ne cautionne pas ipso facto le mouvement de fuite en avant qui nous a conduits au bord du précipice.

Notre requiem donne à entendre des artistes humains et non-humains tendant vers un but identique, celui de surmonter les affres de l’existence et de parvenir à un équilibre réconfortant dans un monde qui vacille dramatiquement. Même si nos technologies ont largement contribué à l’avènement de l’Anthropocène, la volonté d’écarter pour ce seul motif tout progrès technique relèverait d’un obscurantisme stérile. Indéniablement, la voie du juste milieu, la plus tortueuse et difficile à arpenter, reste celle qui mènera vers un avenir plus éclairé.

Ecoutez Requiem pour les Temps Futurs.

Références
Boumendil, Mickaël. Design musical et stratégie de marque : Quand une identité sonore fait la différence ! Paris : Eyrolles, 2017.
Clodoré-Tissot, Tinaig, Patrick Kersalé, Gilles Tosello. Instruments et « musique » de la préhistoire. Lyon : Editions Musicales Lugdivine, 2010.
Cugny, Laurent. Analyser le jazz. Paris : Outre Mesure, 2009.
Dauvois, Michel. « Homo musicus palaeolithicus et Palaeoacustica ». Munibe Antropologia-Arkeologia, Vol. 57. 2005.
De Raymond, Jean-François. L’improvisation, contribution à la philosophie de l’action. Paris : Vrin, 1980.
Filliou, Robert. Enseigner et apprendre, Arts vivants. Bruxelles : Lebeer-Hossmann, 1998.
Hoff, Erika. « Développement du langage en bas âge : Les mécanismes d’apprentissage et leurs effets de la naissance à cinq ans  ». Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants, novembre, 2009.
Jouary, Jean-Paul. Préhistoire de la beauté. Et l’art créa l’homme. Bruxelles : Les Impressions nouvelles, 2012.
Kubrick, Stanley. Eyes Wide Shut. Warnes Bros, USA, 1999.
Louart, Carina. « La musique pour soigner la mémoire ». CNRS Le journal, 20 septembre, 2016.
Montagu, Jérémy. « How Music and Instruments Began: A Brief Overview of the Origin and Entire Development of Music, from Its Earliest Stages ». Frontiers in Sociology, 2017.
Pierrepont, Alexandre. Le Champ jazzistique. Marseille : Editions Parenthèses, 2002.
Thomas, Louis-Vincent. Anthropologie de la mort. Paris : Payot, 1975.
Washington, James M. The essential Writings and Speeches of Martin Luther King. San Francisco : Harper, 1991.

Lamozé (Julien Chirol) est un artiste pluridisciplinaire qui s’inscrit dans la tradition de l’art total. Son expression multimodale se nourrit de la transversalité des pratiques artistiques, mettant en jeu la musique, la performance, la sculpture, la photographie, les arts numériques ainsi que l’interactivité sans limitations d’aucune sorte. Cofondateur du studio de création Music Unit, il est très investi sur les thématiques situées à l’intersection de l’art et des technologies telles que l’intelligence artificielle, l’audio 3D et la synthèse vocale.

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02
Entre anxiété et espoir
Janvier 2021
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Lamozé (Julien Chirol) est un artiste pluridisciplinaire qui s’inscrit dans la tradition de l’art total. Son expression multimodale se nourrit de la transversalité des pratiques artistiques, mettant en jeu la musique, la performance, la sculpture, la photographie, les arts numériques ainsi que l’interactivité sans limitations d’aucune sorte. Cofondateur du studio de création Music Unit, il est très investi sur les thématiques situées à l’intersection de l’art et des technologies telles que l’intelligence artificielle, l’audio 3D et la synthèse vocale.

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