/ HAS MAGAZINE
Subsistance et pérennité
Sara Khan
Artiste visuelle et éducatrice
Utilisant la narration et la lecture pour examiner les histoires personnelles et collectives, Sara Khan combine des expériences réelles et imaginaires grâce au pouvoir du langage.
Une poupée arménienne que m’a offerte ma grand-mère quand j’étais enfant et que j’ai toujours gardé quelque part dans mes affaires.
© Anaïs Pachabézian

En dialogue avec

Petit Inventaire Familial

de l’artiste Anaïs Pachabézian

J’ai récemment trouvé une valise de lettres familiales que ma mère avait conservées. Cette découverte m’a rappelé quelque chose oublié depuis longtemps. En arrivant au Royaume-Uni, enfant, j’ai dû oublier l’écriture cursive et réapprendre à écrire, mais en caractères romains. Je me suis également rappelé que c’est mon amour de la lecture et du monde naturel qui m’a soutenu pendant cette période. Je n’étais pas la seule dans ce cas – Cressida Cowell, lauréate du prix Children’s Laureate de Watertones, note que “des décennies de recherche montrent qu’une personne lisant pour le plaisir a plus de chances d’être heureuse, en meilleure santé, de mieux réussir à l’école et de voter – tout cela indépendamment de son origine”1. Aujourd’hui, en tant qu’artiste visuelle et éducatrice, les histoires m’inspirent toujours. Elles rendent de nouvelles possibilités visibles, mettent en évidence mes valeurs et mes croyances et m’aident à imaginer des avenirs différents, autant pour moi et que pour les autres. Ce que je lis génère de nouvelles idées qui suscitent ma curiosité et mon intérêt.

Un livre de et sur Grégoire de Narek, théologien, poète et philosophe arménien du Xe siècle qui m’a été offert par le cousin de mon père, Viken alors que j’étais chez lui à Montréal en 2012.
© Anaïs Pachabézian

Nous pouvons considérer la contemplation et l’engagement comme des pensées/idées (internes) et des actions (externes) respectivement, menées par l’esprit et le corps. Cependant, cela implique une relation linéaire entre les deux et cela est limitatif, car cela exclut les émotions et le cœur. Si nous contemplons quelque chose, comme une histoire, nous nous engageons de fait avec ou à travers elle. Qu’il s’agisse d’un mythe, d’une nouvelle, d’une blague ou d’une partie d’une conversation, les histoires peuvent générer une réponse émotionnelle. Elles peuvent nous aider à éprouver de l’empathie pour une situation, un contexte ou des personnages, et à créer un sentiment d’appartenance. Comme le note George Saunders, “le ‘sujet’ d’une histoire est la curiosité qu’elle suscite en nous, qui est une forme de compassion”2.

La photographie de mon arrière-grand-père, le père de ma grand-mère alors que je cherche toujours celle de mon arrière-grand-père, le père de mon grand-père, celui qui a été tué durant le génocide.
© Anaïs Pachabézian
Un document de l’intendance militaire française de Damas daté du 13 mai 1936 décrit mon grand-père comme un employé « ponctuel, consciencieux, travailleur et très sérieux ».
© Anaïs Pachabézian

Le partage d’histoires peut également être perçu comme une façon de montrer que nous nous sentons concernés, et peut contribuer à notre bien-être et à notre sentiment d’identité. Nous nous souvenons des fables de notre enfance et les racontons à nos petits-enfants. Parfois, les histoires sont nos seuls souvenirs de personnes et de lieux que nous avons perdus ou que nous avons dû quitter. Selon l’intention du conteur, elles peuvent être utilisées pour inclure et exclure, unir et diviser, inspirer et contrôler, être un moyen de parvenir à une fin ou être une fin en soi. Il y a toutefois une différence entre se soucier de quelque chose ou de quelqu’un et se soucier suffisamment de quelque chose ou de quelqu’un pour changer notre façon de penser et de nous comporter. C’est là que l’application et le transfert des valeurs et des compétences acquises en s’engageant et en réfléchissant à des histoires peuvent jouer un rôle. Sarah Mears souligne que “la lecture donne aux enfants l’occasion de pratiquer des sentiments d’empathie qu’ils peuvent transférer à des situations de la vie réelle”3.

En lisant, nous sommes souvent exposés à diverses façons de vivre et de penser. En discutant du processus d’écriture des histoires, Michael Rosen déclare : “Ce que nous créons, c’est un mélange d’idées et de sentiments liés les uns aux autres, de sorte que le tout est ensemble sans faille”4. Accueillir et entendre les mots d’une autre personne lors d’un échange direct et intime est une expérience puissante. Elle peut réaffirmer, changer, défier ou influencer notre compréhension de nous-mêmes, des autres et du monde qui nous entoure.

Une photographie de mes grands-parents prises par le studio A. Anouchian de Tripoli au Liban, entre 1944 et 1946, après leur mariage.
© Anaïs Pachabézian
Un document du service des réfugiés de Syrie attestant un dépôt de demande d’indemnisation pour des pertes subies en Syrie par mes grands-parents.
© Anaïs Pachabézian

L’une des choses qui nous rendent uniques est le fait que nous choisissons celles des expériences que nous voulons examiner ou ignorer. Hannah Critchlow déclare : “Notre sens individuel de la réalité est une construction et le potentiel de différences dans la réalité qui façonne l’expérience de différents individus est vaste”5. Nos récits personnels influencent nos actions et nos pensées, et donc notre engagement et notre contemplation du et envers le monde. L’étude de la relation entre nos mondes intérieur et extérieur, entre les émotions et la nature se fait à travers de nombreux médiums créatifs, y compris la littérature et l’art. Lorsque, enfant, j’ai acquis la capacité d’identifier de nouveaux arbres tels que le sycomore et le marronnier d’Inde, j’ai ressenti un début de sentiment d’appartenance. L’idée d’un autre type d’alphabétisation, celle de la nature, est identifiée et explorée par Robert Macfarlane6. Construire une relation avec un lieu, une personne ou un animal est une façon de commencer à les comprendre, et par la suite à en prendre soin. Si nous réussissons à offrir des possibilités et un accès aux personnes pour qu’iels se connectent aux lieux par le biais d’émotions, d’histoires et d’idées, avec le temps, nous pourrons éventuellement créer des communautés plus diversifiées.

Nous pouvons également considérer la relation entre les histoires et le temps à travers la perspective de l’histoire et de la mémoire, des espoirs et des rêves. Le pouvoir des mots inclut leur capacité à nous faire ressentir, anticiper, réfléchir et agir sur des émotions, dans des cadres temporels multiples et à partir de perspectives diverses. Combiné à l’imagination, cela devient un outil puissant. Dans “The Good Ancestor”7, Roman Krznaric propose des moyens inspirants et pratiques de réfléchir et d’agir de manière durable ; ses idées sur la planification de l’avenir m’ont inspiré pour examiner les relations possibles entre la contemplation (réflexion et imagination) et l’engagement significatif (action bienveillante, c’est-à-dire la création de communautés et la conservation).

Une petite bassine en cuivre étamé, avec de l’étain en surface, ramenée, d’après mon père, par mes grands-parents du Moyen-Orient. Elle servait durant son enfance à se laver.
© Anaïs Pachabézian

L’action présente et le passé. 

  • Contemplation (imaginer et réfléchir à) des histoires sur qui nous étions, ce que nous savions et comment nous vivions, pour nous aider à nous engager de manière significative avec les autres et notre monde présent.
  • Réflexion sur (contemplation de) l’action bienveillante passée (engagement) du point de vue de qui nous sommes et de comment nous vivons aujourd’hui.

L’action et le présent 

● Contemplation (imaginer et réfléchir à) des histoires sur qui nous sommes, ce que nous savons et comment nous vivons aujourd’hui, pour nous aider à nous engager de manière significative avec les autres et notre monde.

● Réflexion sur (contemplation de) l’action bienveillante aujourd’hui (engagement) du point de vue de qui nous sommes et de comment nous vivons aujourd’hui.

L’action présente et l’avenir.

● Contemplation (imagination et réflexion sur) des histoires sur qui nous voulons devenir, ce que nous voulons découvrir et comment nous voulons vivre, pour nous aider à nous engager de manière significative avec les autres et notre monde.                                         

● Réflexion sur (contemplation) d’éventuelles actions futures (engagement) du point de vue de qui nous sommes et de comment nous vivons.

Chacun de ces scénarios possibles a son propre récit et peut pousser à développer l’empathie, en particulier si le “nous” évoqué est examiné du point de vue de différentes parties prenantes. L’engagement et la contemplation, ainsi que l’imagination et la créativité, peuvent se conjuguer pour nous aider à tirer les leçons de l’histoire, à évaluer notre présent et à imaginer et planifier notre avenir. Nous pouvons croire que la façon dont nous vivons aujourd’hui définit qui nous sommes et qui nous avons toujours été. Nous pouvons même penser à certains aspects de notre passé en termes d’héritage et de patrimoine si cela nous convient, et en rejeter ou en ignorer d’autres. Si nous incluons dans nos programmes d’études davantage d’histoires, provenant de perspectives variées, sur la façon dont nos sociétés se sont formées – par exemple, la contemplation (l’imagination et la réflexion) d’histoires sur qui nous étions, ce que nous savions et comment nous vivions, pour nous aider à nous engager de façon significative avec notre monde et les autres – nous avons plus de chances de construire une société plus inclusive. En ce qui concerne la valeur de l’histoire en Grande-Bretagne, Neil MacGregor, historien de l’art et ancien directeur du British Museum, déclare : “Je ne pense pas qu’elle soit suffisamment valorisée… nous ne lui accordons pas la même place (qu’en Allemagne) dans nos écoles et je ne pense pas que nous examinions suffisamment notre passé pour comprendre correctement notre présent. “8

Un document daté de 1946 autorisant mes grands-parents à s’embarquer sur un bateau pour faire le voyage Beyrouth-Marseille.
© Anaïs Pachabézian

Regarder les livres que j’ai lus il y a de nombreuses années me rappelle la personne que j’étais au moment où je les ai lus. J’ai peut-être changé, mais la lecture continue de me nourrir et de me motiver. Elle me permet d’examiner toute une série d’expériences, tant positives que négatives. Nous pouvons recourir aux émotions, l’engagement et la contemplation qui découlent de l’acte de lire pour favoriser des modes de pensée et de vie plus durables. Anne Michaels commente : “Je pense que nous devons nous entraîner à faire ce qui est juste, et la littérature est vraiment un endroit fantastique pour s’exercer à cela, pour exercer ce muscle”9. En concevant plus explicitement dans nos programmes d’études des récits qui inspirent la connexion et l’attention, et en donnant l’exemple de la façon dont l’empathie peut se traduire en action, nous pourrions avoir un impact sur notre façon de vivre et sur ce que nous voulons être. En combinant le pouvoir du langage, les expériences réelles et imaginaires, la nature et la créativité dans une équation robuste, nous pouvons trouver de nouvelles histoires pour relever les défis auxquels les humains et les non-humains sont confrontés ensemble.

Une étoffe achetée à Damas en 1997 lors d’un voyage que j’ai effectué sur les traces de vie de mes grands-parents en Syrie et au Liban.
© Anaïs Pachabézian

Petit inventaire familial par la photographe Anaïs Pachabézian

Je suis d’origine arménienne par mon père.  Mon  arrière-grand-mère  avec  ses trois fils a fui le génocide et le sud de l’actuelle Turquie au début du XXe siècle. Réfugiés en Syrie, mes grands-parents se sont mariés à Damas puis ils ont vécu au Liban avant d’émigrer en France.

Mon père est né à Beyrouth en 1946 quelques mois avant d’embarquer  sur  un bateau en direction de Marseille, avec mes grands-parents tout juste naturalisés français.

Depuis vingt ans, je tente d’assembler des morceaux de puzzle de cette histoire. Ce petit inventaire  familial  est  ainsi  un  début  de  réponse  à  la  reconstruction de ce récit  où les objets  assemblés parlent de  près ou  de loin d’un  bout de ce roman familial.

Pour moi, réunir ces objets c’est me permettre en me les appropriant de mieux cerner cette histoire  familiale  et  de  tenter  d’en  révéler  des  pans  mystérieux. En partant sur  les  traces  du  passé  et  en  interrogeant  ces  fragments,  je  tente de combler les manques, de reconstituer l’histoire familiale et de trouver des réponses aux questions en suspens.

Ainsi cette série de  neuf  photographies  représente  un  début  d’ inventaire (travail en cours) rassemblant quelques objets et documents m’appartenant ou appartenant à mon père et à mon oncle.

Références

 1Cressida Cowell, “‘Libraries Change Lives’ : Lire la lettre ouverte de Cressida Cowell au Premier ministre Boris Johnson”. Book Trust : Getting Children Reading, 13 avril 2021, www.booktrust.org.uk/news-and-features/features/2021/april/libraries-change-lives-read-cressida-cowells-open-letter-to-prime-minister-boris-johnson.

 2George Saunders, A Swim in a Pond in the Rain : In Which Four Russians Give a Masterclass on Writing, Reading, and Life. Londres : Bloomsbury Publishing, 2021, 19

 3Sarah Mears, “L’empathie peut-elle s’apprendre ?” Books2All, 28 mai 2021, books2all.co.uk/blog/2021/05/can-empathy-be-learnt/.

 4Le Centre for Language, Culture and Learning de l’université Goldsmiths accueille Philip Pullman “en conversation” avec Michael Rosen, le vendredi 21 mai 2021. https://www.eventbrite.co.uk/e/philip-pullman-in-conversation-with-michael-rosen-tickets-148347283719?aff=ebdsoporgprofile

 5Hannah Critchlow, The Science of Fate : Why Your Future is More Predictable Than You Think. Londres : Hodder and Stoughton Ltd, 2019, 111

 6Robert MacFarlane, Landmarks, Penguin, 2015, 237

 7Roman Krznaric, The Good Ancestor : How to Think Long Term in a Short-Term World. Virgin Digital, 2020, 102. https://www.amazon.co.uk/Good-Ancestor.

 8Nihal Arthanayake anime Neil MacGregor avec Nihal Arthanayake, The Penguin Podcast (podcast audio), 16 février 2021, consulté le 2 mai 2021. https://play.acast.com/s/thepenguinpodcast/neilmacgregorwithnihalarthanayake

 9Bidisha accueille Anne Michaels et Bidisha : The Necessary Word, London Review Bookshop Podcast, 20 janvier 2021, consulté le 5 avril 2021. https://play.acast.com/s/londonreviewbookshoppodcasts/annemichaelsandbidisha-thenecessaryword

Sara Riaz Khan est une artiste visuelle et une éducatrice. Dans sa pratique artistique, Sara explore les concepts de transformation, une humanité commune et notre lien avec la nature. Elle a soutenu des projets artistiques communautaires, des actions de sensibilisation dans les hôpitaux, des initiatives de secours aux sinistrés et d’alphabétisation, a enseigné l’art et le design dans le cadre du Middle Years Program et a été artiste en résidence dans une école. En tant que directrice de Harbord and Khan Educational Consultants, Sara élabore des programmes d’études éthiques et a coécrit deux ressources du Baccalauréat international intitulées “Interdisciplinary Thinking for Schools : Ethical Dilemmas MYP 1, 2 & 3 ” et ” Interdisciplinary Thinking for Schools : Ethical Dilemmas MYP 4 & 5 ” (Harbord et Khan, 2020).

www.sarakhan.org

 

Anaïs Pachabézian construit depuis une quinzaine d’années un travail photographique autour de parcours de vie où se mêlent histoires individuelles et collectives. La notion de déplacement (volontaire ou forcé) est au cœur de ses projets.  Elle s’intéresse également au traumatisme, à la résilience et plus récemment aux questions de transmission intergénérationnelle. Elle utilise principalement la photographie mais également la vidéo et le son pour tenter de saisir ce qui se révèle en creux. Parallèlement à ces travaux, elle réalise des commandes et intervient auprès de divers publics lors d’ateliers de pratique artistique. Elle travaille également sur un projet de film documentaire (bourse Brouillon d’un rêve SCAM) où elle s’intéresse à ses origines familiales arméniennes.

https://www.anaispachabezian.com/

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04
Engagement et contemplation
JANVIER 2022
Auteur

Sara Riaz Khan est une artiste visuelle et une éducatrice. Dans sa pratique artistique, Sara explore les concepts de transformation, une humanité commune et notre lien avec la nature. Elle a soutenu des projets artistiques communautaires, des actions de sensibilisation dans les hôpitaux, des initiatives de secours aux sinistrés et d’alphabétisation, a enseigné l’art et le design dans le cadre du Middle Years Program et a été artiste en résidence dans une école. En tant que directrice de Harbord and Khan Educational Consultants, Sara élabore des programmes d’études éthiques et a coécrit deux ressources du Baccalauréat international intitulées “Interdisciplinary Thinking for Schools : Ethical Dilemmas MYP 1, 2 & 3 ” et ” Interdisciplinary Thinking for Schools : Ethical Dilemmas MYP 4 & 5 ” (Harbord et Khan, 2020).

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Anaïs Pachabézian construit depuis une quinzaine d’années un travail photographique autour de parcours de vie où se mêlent histoires individuelles et collectives. La notion de déplacement (volontaire ou forcé) est au cœur de ses projets.  Elle s’intéresse également au traumatisme, à la résilience et plus récemment aux questions de transmission intergénérationnelle. Elle utilise principalement la photographie mais également la vidéo et le son pour tenter de saisir ce qui se révèle en creux. Parallèlement à ces travaux, elle réalise des commandes et intervient auprès de divers publics lors d’ateliers de pratique artistique. Elle travaille également sur un projet de film documentaire (bourse Brouillon d’un rêve SCAM) où elle s’intéresse à ses origines familiales arméniennes.

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