Cela fait presque dix ans depuis que le journal Guardian a publié un court article de Slavoj Žižek dans lequel il réfléchit à grands traits à la manière dont le Capitalisme a intégré, au niveau de la consommation, l’héritage de 68 – c’est à dire la critique de la consommation aliénée – au travers du développement de ce que Jeremy Rifkin appelle le « Capitalisme culturel »1. Žižek emploie la distinction lacanienne/psychanalytique entre le plaisir et la jouissance afin de caractériser la façon dont la société actuelle, permissive, utilitaire (nous devrions ajouter « libérale » ici), apprivoise cet « excès mortifère » au delà du plaisir2. Il argue que c’est cette distinction opérante qui aujourd’hui facilite la marchandisation de nos expériences « authentiques » – c’est à dire l’expérience du sujet libéral contemporain qui prend soin de lui-même, de sa santé, de l’impact environnemental global que provoquent ses choix de consommation. Il est le sujet acquis à l’articulation de moyens « nouveaux » et « créatifs » pour exprimer son souci pour la constellation de crises contemporaines, notamment la pandémie globale, la crise écologique et la crise raciste/politique.
© Carla Della Beffa Dress Code, 2016
Ce sujet contemporain est engagé dans les industries de l’art, les institutions de l’art et les évènements culturels d’une façon inédite, en accord avec la logique capitaliste et l’idéologie libérale de la liberté de choisir, ancrée dans l’idée du sujet doué de propensions qu’il ou elle tente de réaliser créativement – révélant ses véritables potentiels dans le lieu même d’insécurités croissantes et de forces mercantiles qui agissent pour miner la sécurité de l’emploi et la sécurité sociale au nom de la liberté. Libéré des contraintes d’un emploi garanti, il est affirmé au sujet que ceci est, en fait, une opportunité pour se réinventer – encore et encore.
Au sein des crises globales actuelles – à la fois élidées et articulées au travers du capital – la distinction entre agir et penser est cruciale si nous sommes amenés à mieux saisir les opérations de contradictions apparentes, où les gens votent contre leurs propres intérêts, où des « vérités privées » opèrent indistinctement dans des champs localisés, articulées sur le terrain de faits vérifiables, où l’art et l’éducation sont déterminés par la finance et où la gauche échoue systématiquement à articuler une position cohérente et viable malgré les effets souvent catastrophiques des politiques de droite. A la suite de Žižek, nous devrions considérer « la crise d’aujourd’hui » comme une unité inter-reliée plutôt que comme des crises distinctes les unes des autres articulant des domaines incompatibles où le problème, en tant que tel, qui doit être adressé est principalement le fonctionnement collaboratif d’un système plutôt que les parties spécifiques de ce système. Il clarifie ceci en discutant avec Laclau et Butler:
La structure de classe-et-marchandise du capitalisme n’est pas simplement un phénomène limité au domaine particulier de l’économie, mais le principe structurant qui surdétermine la totalité sociale, de la politique à l’art et la religion…3
La jouissance est articulée de manière succincte par Jacques Lacan dans le Séminaire XX en tant que la radicalisation du surmoi Freudien – ce qui force le sujet au plaisir4. Comment est-ce que cet excès de vie, cette vitalité surabondante, structure le champ du souci qui articule notre crise globale actuelle? Ou bien, vu d’un autre angle, comment approchons-nous le concept de souci aujourd’hui au sein d’un champ du souci qui a été largement articulé et (mal)compris à l’intérieur de systèmes de pouvoir, notamment au sein d’institutions artistiques et culturelles, où des interprétations diverses et souvent réductrices du projet généalogique de Foucault deviennent plus largement acceptées? La concentration sur le pouvoir lui-même en tant que capacité politique directe de l’Art ne manque-t-elle pas le point crucial de l’opération réelle du pouvoir au travers des institutions? Nous devrions nous souvenir ici de l’observation de Searle qui soutient qu’au coeur de la composition de l’institution il se trouve quelque chose qui nous rend impossible de penser au delà de celle-ci, que cette institution prenne la forme du langage, de l’économie ou, pourrait-on ajouter, de l’art5.
Ce point pourrait également être lu au travers du concept Lacanien du Grand Autre, ce qui accorde une certaine dignité symbolique au sujet au travers d’une reconnaissance incarnée par le regard de « l’absolu », et qui est enregistré au sein de l’armature symbolique de l’institution. C’est ici que l’amateur d’art éclairé et cultivé, ou bien l’artiste/sujet post-idéologique, s’identifie au travers des flots d’une reconnaissance privilégiée et obtient l’accès au prestige, aux avant-premières, aux mailing-lists, etc. Le Grand Autre – unique à chaque sujet – ne peut pas être assimilé par une identification directe. En d’autres mots, je ne peux faire l’expérience de moi-même comme ce que je pense être sans recourir à mon inscription, déjà intégrée au sein du réseau symbolique. Mais devrions-nous chercher à particulariser l’autorité comme un moyen d’engagement dans l’art qui peut opérer contre notre « unité de fond » des crises? Foucault, dont l’œuvre est devenue très influente ces dernières décennies, ne se concentre pas, nous devrions nous le rappeler, sur des points isolables, mais toujours sur une relation. Mais est-ce assez?
Dans son essai “Who Cares? Understanding The Role Of The Curator Today,” publié dans Cautionary Tales: Critical Curating (2007), Kate Fowle, la directrice du MoMA PS1, appelle à «…étendre le champ…pour compliquer les dialectiques et reconnaître la diversité des pratiques qui continuent de se développer autour des artistes et de leurs idées. »6 Elle présente une division entre les camps curatoriaux indépendants et institutionnels. S’appuyant sur Rosalind Krauss, elle milite pour une vision de l’Art élargie qui étend ses paramètres spatiaux jusqu’aux domaines conceptuels et virtuels, et cite des exemples possibles comme une diffusion radio continue de vingt-six jours en direct et en streaming web; des œuvres d’art qui peuvent être touchées, utilisée et retirées de leurs présentoirs; une jungle à taille humaine installée à côté d’une chambre à gaz hilarant; des unités mobiles, des performances, des musées en extérieur et des projections cinématographiques en plein désert.7 S’inspirant des travaux de Szeemann, elle positionne le rôle du curateur indépendant comme distinct du rôle académique ou bureaucratique du curateur traditionnel, le curateur indépendant facilitant un changement de fonction d’une position de gouvernance présidant aux goûts et aux idées vers une fonction se trouvant au sein de l’art (ou des objets), de l’espace et du public.8 Elle soutient qu’en s’engageant auprès de l’artiste « au niveau de l’artiste » pour prendre plus de risques etc. ce nouveau curateur indépendant est mieux placé pour traiter de l’historicisation de ou au sein de l’art. En guise de conclusion, elle s’appuie de nouveau sur Krauss en appelant à l’expansion du champ de la sculpture/exposition qui agirait comme une forme de défense ou de stratégie contre les « ruptures » qui seraient autrement historicisées au travers de catégories que nous comprendrions comme des « symptômes du délitement dans des conditions culturellement changeantes de la logique de la définition originelle. »9
Fowle utilise Foucault afin de caractériser les opérations d’une galerie publique ou d’un musée qui « pourrait être historiquement compris comme étant autant préoccupé de l’administration et de la gouvernance de la culture que de sa préservation et sa présentation. » Le souci de soi, ou l’auto-cultivation, seraient importants pour le curateur dont le rôle est d’être un propagateur de goût et de connaissance pour le bien public: « … cependant depuis les années 1950 la fonction du curateur a été potentiellement déliée de ces responsabilités charitables et du service du pouvoir. »11 Ouvert à la réinterprétation, le rôle est devenu plus flexible et par conséquent plus vulnérable.
A la lumière de son analyse prescriptive des pratiques curatoriales, il serait sans doute raisonnable de mettre en question la qualité – ou en effet la quantité – des lectures de Foucault par Fowle, nonobstant la forte influence foucaldienne qui irrigue l’art contemporain et les institutions culturelles. Cette position foucaldienne est caractéristique, non pas tant quant à ce que Fowle lui attribue spécifiquement, mais caractéristique de son idée revisitée du curateur au sein de l’art, avec sa concentration sur la « participation active », le soutien aux dialogues ainsi qu’à la formation et reformation des opinions.
N’est-ce pas, en fait, la position qui est soutenue de plus en plus par les galeries et institutions qui opèrent de plus en plus efficacement au sein des rapports de pouvoir qu’elles scrutent par le biais d’expositions, de performances, d’évènements etc. ? La question ici serait la même que celle posée succinctement par Joan Copjec dans Read My Desire: Lacan Against the Historicists. La question posée concerne le mode du pouvoir:
[C’est] la notion de l’immanence, cette conception d’une cause immanente dans le champ de ses effets [qui pose problème]… Bien que Foucault se rende compte de la nécessité de la conceptualisation du mode de l’institution d’un régime de pouvoir, il ne peut [le faire]…12
Todd McGowan l’exprime bien quand il dit que Foucault – et ici par extension, nous indiquons un corpus de pensées qui forme, consciemment ou inconsciemment, la base de bon nombre de discours artistiques-théoriques contemporains – opère sur le fondement d’une valeur de la vie de facto désirable et précieuse en soi, sans examiner le mécanisme de sa production et de sa circulation. C’est pour cela que Copjec voit le projet de Foucault comme compromis par un historicisme inhérent – c’est à dire la réduction de la société à son réseau interne de relations de pouvoir et de savoir13. Le pouvoir est analysé et « déconstruit » sans fin, exposition après exposition.
Ceci n’illumine-t-il pas la position que Fowle adopte comme idéologique, tout court? En imposant une division au sein de la pratique curatoriale, Fowle attribue soigneusement un « extérieur » au système du curateur indépendant et nie la cause de cette distorsion inévitable (cause de division) – le réel de l’impasse à laquelle nous réagissons dans nos projets et engagements.14 Opérant au travers du « champ élargi », le curateur est à la fois avec l’art, indépendant et preneur de risques grâce à ce qui est « exclu » – l’institutionnel. Et à cause de cette nouvelle vulnérabilité du curateur, Fowle affirme que ce qui est nécessaire est une « maintenance » créative, contrairement au « souci » de Foucault, en ce que cela implique de soutenir les germes d’idées, d’entretenir des dialogues, de former et reformer des opinions etc.
Il y a donc, affirme-t-elle, une idée du curateur et de l’exposition plus expansive, plus créative, qui est plus ancrée dans la pratique et l’engagement. Cependant, ne devrions-nous pas nous demander s’il s’agit ici de la profondeur d’une quelconque analyse pour l’apparence, ou a tout du moins la lisibilité, de quelque chose comme un « processus d’art dé-historicisant » ou bien, plus précisément, du lieu de l’espace de l’art en tant que pratique curatoriale au sein du champ des crises globales actuelles constituées au travers de formes particulières, comme formes, données sous les conditions de cette division de la pratique? Sa position de base n’est-elle pas fondamentalement idéologique dans la distinction qu’elle fait entre indépendant et institutionnel, sans reconnaître qu’une telle distinction est toujours déjà opérante et inscrite dans sa pensée? Et, au niveau du pouvoir, ne néglige-t-elle pas la constitution proprement esthétique du sujet dans les œuvres tardives de Foucault concernant l’epimeleia heautou Grecque comme une éthique du souci? N’est-ce pas là l’argument même de Foucault quand il dit que « l’espace » du sujet est constamment rempli non seulement au travers d’une normalisation bio-politique, mais également au travers d’une auto-création?
[…] au cours de leur histoire, les Hommes n’ont jamais cessé de se construire eux-mêmes, c’est à dire de déplacer continuellement le niveau de leur subjectivité, de se constituer eux-mêmes en une infinie et multiple série de différentes subjectivités qui n’atteindront jamais de fin et ne nous placeront jamais en présence de quelque chose qui serait « l’homme. »15
Pour Foucault, le sujet est inventé selon plusieurs modes à l’intérieur du mouvement des rapports de pouvoir – et s’invente également soi-même. Foucault dit que « le sujet est constitué par des pratiques de subjectivation, ou, de manière plus autonome, par des pratiques de libération, ou liberté sur la base de règles, styles, inventions, trouvés dans l’environnement culturel. »16 Tournons-nous rapidement vers Le Souci de Soi de Foucault, puisqu’il a eu un impact large sur les humanités.
Il nous donne une définition succincte de sa manière d’envisager le « souci de soi » au tout début de son séminaire sur L’Herméneutique du Sujet.17 Premièrement, le « souci de soi » est « une certaine façon de considérer les choses et d’avoir des relations avec d’autres personnes. » C’est une « attitude envers soi, les autres, et le monde. »18 Deuxièmement, c’est une « forme d’attention, de regard… une certaine manière de prêter attention à ce que l’on pense et ce qui se passe dans notre pensée. »19 Et troisièmement, c’est une série d’actions – ou de pratiques – qui sont « exercées par le soi sur le soi » et « par lesquelles on prend responsabilité de soi et par lesquelles on change, se purifie, se transforme et se transfigure. »20 Le « souci de soi » est quelque chose comme un mode d’attention et une pratique particulière, ou un ensemble de pratiques.
C’est en partie ce à quoi Fowle se réfère dans la position du « curateur connaisseur. » Cependant, malgré les doutes que soulève Rorty en rapport à sa capacité de solidarité potentielle, le souci de soi est, comme y insistait Foucault, une préoccupation politique. Comme l’indique le spécialiste de Foucault, Frédéric Gros:
Ce qui intéresse Foucault dans le souci de soi c’est la façon par laquelle il s’intègre dans le tissu social et constitue un moteur pour l’action politique. Le souci de soi était exercé dans un cadre largement communautaire et institutionnel. […] Ce n’est pas une question de renoncer au monde et aux autres, mais d’une modulation alternative de cette relation à l’autre par le souci de soi.21
N’est-ce pas ce vers quoi Fowle tend quand elle parle du rôle qu’elle envisage pour le nouveau curateur « indépendant » – de soutenir les germes d’idées, d’entretenir des dialogues, de former et reformer des opinions? N’est-elle pas en fait en train de plaider pour la compréhension orthodoxe de la position foucaldienne d’un programme généalogique constant de déstructuration des rapports de pouvoir, mais toujours sous l’opération du sujet en tant que « curateur indépendant »? Ce « curateur indépendant » ne rentre-t-il pas lui aussi dans cette logique du pouvoir – un pouvoir qui structure le « champ élargi » qu’elle cherche à adresser en réorganisant ou en ré-articulant des « ruptures » évolutives, historicisées? Peut-être que Fowle ne verrait pas cela comme un problème.
Cependant, nous sommes aujourd’hui immergés dans une industrie artistique/culturelle sans précédent, en constante expansion, qui opère parfaitement au sein de notre constellation de crises globales (opérant souvent en tandem). Ces crises sont subjectivées de manière exemplaire et bien connue par le supporter de Trump, qui poursuit activement ce qui se trouve être contre son intérêt propre – est-ce cela le sujet de la solidarité? En d’autres mots, malgré les possibilités de relations alternatives exercées au travers de la pratique d’un souci de soi tel que soulignée par Foucault (ci-dessus) dans son expression basique, nous suggérons que ce champ étendu de l’art tel que décrit par Fowle sert à propager une forme de répétition qui exclut la possibilité « d’accéder » en tant que tel au champ de la subjectivation propre à « l’unité des crises. »
Ce que Fowle soutient – une pratique curatoriale « indépendante » (nonobstant sa position à la tête du MoMA PS1) – reste une pratique articulée dans la logique des institutions, l’institution de l’Art comme opérant au sein d’une identification symbolique. Ici nous devons nous souvenir de la logique de l’identité au sein du capitalisme – que vous devriez rester vous-même même si vous devez changer tout le temps.22 Cette identité capitaliste, telle que Žižek en parle dans son entretien avec Michael Hauser, est une identité individualiste, plastique, performativement engagée, performativement construite, et les mouvements de révolte visent donc à rejeter « la vieille idéologie patriarcale. » Ce mouvement de changement continu facilite la permanence de la structure sous-jacente, qui est articulée dans le problème de l’universalité en tant que telle. Ce n’est donc pas la dynamique plastique de l’identité que nous devrions considérer dans le contexte de l’art dé-historicisant ou de la réorganisation ou ré-articulation des ruptures au sein du contexte de l’art, mais plutôt un déplacement ontologique vers une redéfinition de l’identité elle-même. Néanmoins, quand Fowle parle du champ étendu dé-historicisant au-delà de l’espace historique donné, contingent, institutionnel, elle répète, en termes psychanalytiques lacaniens, l’insertion traumatique/catastrophique dans l’ordre symbolique comme sujet et cela est toujours déjà le lieu où l’art se situe grâce à son néant.
Cela nous ramène au Fat Free Chocolate et à la marchandisation de nos expériences authentiques. Il y a une croissance dans la demande d’achat d’expériences de vie, là où le concept foucaldien de transformation de soi en œuvre d’art trouve une confirmation inattendue: j’achète ma forme physique et ma santé avec des produits de santé qui évaluent mon rythme cardiaque et ma pression sanguine, ainsi qu’en allant régulièrement à la gym. (Ceci n’est-il pas le supplément propre au régime de pouvoir, où l’érotisation de la vie doit être réintroduite via la concentration scrupuleuse sur les produits de santé ainsi que sur le spectacle de la mort? Voir Todd McGowan, « The Eroticization Of Power. »)23 Comme l’indique Žižek, j’achète également mon éveil spirituel en m’inscrivant à des cours de méditation transcendantale, et je peux acheter ma personnalité publique en me rendant dans des restaurants fréquentés par les gens avec qui je veux être associé24. C’est le sujet du plaisir, le sujet libéral, disons – qui, en parlant avec un supporter de Trump, dirait « mais tu sais qu’il n’a pas construit le mur?, » simplement pour se voir ahuri de la réponse à ce fait vérifiable par un insondable déni. Ce sujet est incapable de voir que les mensonges de Trump augmentent et assujettissent le plaisir – en tant qu’il force le sujet à abandonner son propre attachement à la vérité – en transgressant la limite, qui est la raison fondamentale de l’investissement en un tel personnage. C’est à cause des mensonges, non pas en dépit d’eux, qu’un personnage comme lui gagne en popularité. C’est aussi pourquoi Hillary Clinton n’a pas pu trouver le même rapport. Etant vue comme une technocrate, elle est l’antithèse de la figure exceptionnellement transgressive du plaisir obscène.
Dans le rapport de la Hansard Society de 2019, 54 pour-cent des gens ont déclaré que la Grande Bretagne avait besoin d’un leader fort qui soit prêt à enfreindre les règles25. Et bien qu’il serait facile de tomber dans le cynisme en lisant cela, une telle chute nous mènerait simplement vers le danger d’un piège post-idéologique. Hal Foster poursuit en cela Sloterdijk:
… la raison cynique est une « fausse conscience éclairée. » Le cynique sait que ses croyances sont fausses ou idéologiques, mais s’y tient quand-même au nom d’une auto-protection, comme un moyen de négocier les injonctions contradictoires qui lui sont faites. Cette duplicité rappelle l’ambivalence du fétichiste chez Freud: un sujet qui reconnaît la réalité de la castration ou du trauma […] mais qui la renie. Pourtant le cynique ne renie pas tant sa réalité plutôt qu’il l’ignore, et cette structure le rend presque imperméable à la critique idéologique, car il est déjà démystifié, déjà éclairé quant à sa relation idéologique au monde (ce qui permet au cynique de se sentir supérieur aux critiques idéologiques également). Ainsi, idéologique et éclairé tout à la fois, le cynique est « amorti réflexivement » : son fractionnement le protège, sa propre ambivalence l’immunise.26
Comme le dit Matt Mcbride, le cynisme est la protection que l’on obtient après s’être absenté de l’idéologie. Le cynisme est un moyen de se dés-identifier, de se dissocier. C’est un geste dont le message est « bien que je fasse ça, je ne suis pas ça. »27 L’erreur de ce geste est que nos expériences vécues ne peuvent fondamentalement pas être dissociées de l’idéologie.28
L’idéologie est une formation inconsciente attachée au fantasme fondamental du sujet, et ainsi également à la manière dont ce fantasme fondamental organise la jouissance du sujet. Le curateur indépendant qui cherche un champ élargi pour adresser/réorganiser/réarticuler des ruptures historicisées est positionné, donc, comme l’absence manquante/constitutive occupée par le photographe inscrit dans chaque photographie.
Nous devrions conclure, donc, avec la différence entre l’historicisme et l’historicité. L’Historicisme est le projet d’écrire l’histoire après la rencontre (avec le Réel), tandis que l’Historicité est le retour continuel du noyau du réel, ou de la menace d’un tel retour, qui détrône le potentiel de toute Ur-narration. Ainsi, les ruptures dont parle Fowle seraient, plutôt que de micro-narrations qui doivent être réorganisées, la répétition d’un spectre fantasmatique dont la présence garantit la consistance même de notre édifice symbolique.
Références
1Žižek, Slavoj, “Fat Free Chocolate And Absolutely No Smoking: Why Our Guilt About Consumption Is All-Consuming,” The Guardian, 21 mai 2014. https://www.theguardian.com/artanddesign/2014/may/21/prix-pictet-photography-prize-consumption-slavoj-zizek
2i Ibid.
3ii Butler, J., Laclau, E., Žižek, S., Contingency, Hedgemony, Universality, Londres: Verso, 2000, p. 96.
4v Lacan, Jacques, On Feminine Sexuality: The Seminar, Book XX, New York: Norton, 1998, p. 3
5 Balzer, Wolfgang, “Searle On Social Institutions: A Critique,” Dialectica, Wiley Online Library, Vol. 56, Issue 2, 2002. https://doi.org/10.1111/j.1746-8361.2002.tb00239.x
6 Fowle, Kate. “Who Cares: Understanding The Role Of The Curator Today,” Cautionary Tales: Critical Curating, 2007. https://curatorsintl.org/images/assets/Fowle_Kate.pdf
7 Ibid.
8 Ibid.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 Ibid.
12 Copjec, Joan, Read My Desire: Lacan Against The Historicists, New York: Verso, 2015.
13 Ibid.
14 Žižek, Slavoj, The Year Of Dreaming Dangerously, New York: Verso, 2012.
15 Foucault, Michel, Discipline And Punish: The Birth Of A Prison, trad. A. Sheridan, Londres: Penguin, 1991.
16 Nica, Daniel, “The Aesthetics Of Existence In Late Foucault,” in Viorel Vizureanu, ed., Re-thinking The Political In Contemporary Society, Bucarest: Pro Universitaria, 2015, pp. 39-62.
17 Foucault, Michel, The Hermeneutics Of The Subject: Lectures At The Collège de France 1981-1982, trad. Graham Burchell. Frederic Gros, ed. New York: Picador, 2005.
18 Ibid.
19 Ibid.
20 Ibid.
21 Gros, Frédéric, “Course Context,” in M. Foucault, The Hermeneutics Of The Subject: Lectures At The Collège de France 1981-1982, pp. 507-550.
22Žižek, Slavoj, “Fat Free Chocolate And Absolutely No Smoking: Why Our Guilt About Consumption Is All-Consuming,” The Guardian, 21 mai 2014. https://www.theguardian.com/artanddesign/2014/may/21/prix-pictet-photography-prize-consumption-slavoj-zizek
23 McGowan, Todd, “The Eroticization Of Power,” in On Psychoanalysis and Violence: Contemporary Lacanian Perspectives, New York: Routledge, 2018.
24 Žižek, Slavoj, “Fat Free Chocolate And Absolutely No Smoking: Why Our Guilt About Consumption Is All-Consuming,” The Guardian, 21 mai 2014. https://www.theguardian.com/artanddesign/2014/may/21/prix-pictet-photography-prize-consumption-slavoj-zizek
25 Hansard Society, Audit Of Political Engagement 16: The 2019 Report: https://assets.ctfassets.net/rdwvqctnt75b/7iQEHtrkIbLcrUkduGmo9b/cb429a657e97cad61e61853c05c8c4d1/Hansard-Society__Audit-of-Political-Engagement-16__2019-report.pdf
26 Foster, H., The Return Of The Real, Cambridge, Massachusetts: The MIT Press, 1966.
27 McBride, Matt, “Diane Arbus And Albert Oehlen: Some Notes Towards A Dialectical Conception Of Art,” International Journal Of Žižek Studies: http://zizekstudies.org/index.php/IJZS/search/search?simpleQuery=art&searchField=query
28 Ibid.
…la question reste la même qu’à l’époque : comment considérer l’érudition du point de vue de l’artiste, et l’art du point de vue de la vie.
Fredrich Nietzsche
Artfold est actuellement basé à Berlin et à Shanghai. Leur travail se situe à l’intersection de l’art, de la philosophie, de la psychanalyse et de la politique. Ils ont publié des essais dans divers formats en tant qu’extension de leur pratique en studio qui se concentre principalement sur la peinture et l’installation. Ils se sont actuellement retirés des médias sociaux.
http://www.carladellabeffa.com/
Carla Della Beffa vit à Milan, en Italie. Elle est photographe, vidéaste, artiste visuelle, relationnelle et écrivain. Sa pratique était le dessin jusqu’en 1992, quand a commencé à peindre. Elle est ensuite passée par plusieurs phases, médias et thèmes, du net-art aux livres, chacun étant apprécié quelque part, au niveau international ou plus près de chez elle, par des galeries, des conservateurs et d’autres artistes, parfois un éditeur.
La nourriture, l’économie, les mots et les relations sont au cœur de son travail.
…la question reste la même qu’à l’époque : comment considérer l’érudition du point de vue de l’artiste, et l’art du point de vue de la vie.
Fredrich Nietzsche
Artfold est actuellement basé à Berlin et à Shanghai. Leur travail se situe à l’intersection de l’art, de la philosophie, de la psychanalyse et de la politique. Ils ont publié des essais dans divers formats en tant qu’extension de leur pratique en studio qui se concentre principalement sur la peinture et l’installation. Ils se sont actuellement retirés des médias sociaux.
http://www.carladellabeffa.com/
Carla Della Beffa vit à Milan, en Italie. Elle est photographe, vidéaste, artiste visuelle, relationnelle et écrivain. Sa pratique était le dessin jusqu’en 1992, quand a commencé à peindre. Elle est ensuite passée par plusieurs phases, médias et thèmes, du net-art aux livres, chacun étant apprécié quelque part, au niveau international ou plus près de chez elle, par des galeries, des conservateurs et d’autres artistes, parfois un éditeur.
La nourriture, l’économie, les mots et les relations sont au cœur de son travail.