/ HAS MAGAZINE
Aspirer à procréer
Hsiung Ping-chen
Directrice du Centre taïwanais de la recherche à l'Université chinois de Hong-Kong
Le thème de ce numéro – l'inquiétude et l'espoir – n'est pas nouveau. Certains de ses éléments remontent à des époques historiques, comme le montre Hsiung Ping-chen dans son étude de la médecine traditionnelle chinoise, de l'éthique et de la représentation visuelle de la procréation.

Médecine, déontologie et représentation artistique en Chine impériale tardive

Zhou Chen, Regarder tranquillement les enfants ramasser des fleurs de saule, dynastie Ming

La société chinoise est loin d’être la seule à s’intéresser à la procréation, mais le culte des ancêtres qui y est présent depuis des millénaires a participé à faire de la question de la reproduction une véritable obsession. Dans cet essai, je développerai le savoir médical qui accompagne cette tradition, l’éthique confucéenne qui la soutient et les travaux artistiques qui ont pu représenter cette préoccupation au cours de la période impériale tardive (XIIe–XVIIIe siècles) et qui constituent ­l’illustration par excellence des espoirs que peuvent nourrir des gens ordinaires et les angoisses que ces désirs peuvent faire apparaître sur le chemin de leur accomplissement incertain.

Médecine reproductive

Dans la médecine traditionnelle chinoise, la pédiatrie (youke), la gynécologie (fuke) et plus tard l’andrologie (nanke) étaient toutes tournées vers la garantie d’une reproduction fructueuse et de la santé de l’enfant. Les deux premières branches de médecine traditionnelle ayant déjà été détaillées dans des publications précédentes1, je me consacrerai à développer la troisième, qui a fait l’objet de très peu de travaux de recherche.

Contrairement à l’Europe où la pédiatrie émerge au cours de l’ère moderne, l’on trouve en Chine des praticiens, des écrits et des dossiers cliniques entiers consacrés à la pédiatrie dès le XIIe siècle, au moment de la dynastie des Song du Sud, une ­période particulièrement influencée par l’injonction sociale à la reproduction et au lignage biologiques. Très tôt au cours de la seconde moitié du premier millénaire, à l’ère des Sui-Tang, les textes en médecine se sont vu enrichis de chapitres sur la santé des nourrissons. Au moment de l’exercice de Qian Yi (1032-1113), père fondateur de la pédiatrie chinoise, les discours médicaux, prescriptions pharmaceutiques et dossiers cliniques témoignent d’une pédiatrie opérant déjà sous une forme très aboutie.2 Il ne fait aucun doute que les croyances confucéennes en ce qui concerne notamment le culte des ancêtres et l’éthique familiale, aient constitué le terreau fertile ayant favorisé l’émergence de ces connaissances spécialisées et encouragé leur développement.

L’obstétrique et la gynécologie traditionnelles chinoises attestent d’un développement intellectuel et professionnel similaire. Les chercheurs en histoire de la médecine des femmes3 et en anthropologie4 sont à l’origine de nombreuses publications concernant les façons dont les préoccupations gynécologiques se sont tournées vers l’amélioration de la santé des femmes avec pour but la santé reproductive. Traditionnellement, l’espace domestique était conçu afin de cultiver et d’étendre les liens généalogiques, que ce soit au sens social ou biologique. Certains accords ritualisés ont notamment été mis en place afin de créer des mères de substitution socioculturelles. L’on compte parmi ces arrangements, la maternité sociale (cimu), ­l’adoption au sein du clan (guoji) et le partage des ancêtres dans le but de nourrir et préserver la flamme du feu des aïeux (xianghuo). Le mariage polygame avait ainsi été largement adopté sous l’injonction sociale d’enfanter des descendants mâles.

Au regard des connaissances et du savoir-­faire dont disposait la médecine, l’apparition de textes sur la médecine masculine (nanke) représentait une évolution remarquable. Bien que l’andrologie soit apparue bien après la médecine pour les femmes et les enfants, les textes et praticiens consacrés à améliorer la fertilité des hommes méritent toute notre attention.

Enfants en jeu, dynastie Yuan

Selon les textes fondamentaux en andrologie actuellement disponibles, le nanke aurait atteint son apogée en tant que pratique clinique entre la moitié du XVIe siècle et la fin du XVIIe. L’accumulation de connaissances et de savoir-faire médicaux répondait à une demande croissante de la part de la noblesse terrienne et des familles érudites de la vallée basse du Tangtze. Il convient de rappeler que le développement de l’imprimerie commerciale qui a fleuri à cette période et dans cette région a fortement aidé à la fabrication de produits culturels nécessaires à la circulation de ces connaissances spécialisées, et a permis de laisser une trace matérielle témoignant – des siècles plus tard – de la vitalité des forces sociales alors à l’œuvre.

L’analyse de ces sept textes fondamentaux révèle deux types d’auteurs. Les premiers sont des docteurs ou des érudits ayant suivi un parcours en médecine. Les textes Principes importants pour l’augmentation de la progéniture (Important Principles For The Increase Of Offspring) de Wan Quan (1499-1582) et Propositions pour une panification réussie (Proposals For Successful Breading) de Zhang Jiebin (1563-1642), en sont deux exemples. Nous avons ensuite des textes, comme De véritables intuitions priant pour la naissance des enfants (Genuine Insights Praying For The Birthing of Offsprings) du célèbre Yuan Huang (1533-1606), qui sont quant à eux des formes qui vulgarise ces connaissances spécialisées en médecine reproductive aux besoins d’information du consommateur. Ainsi, alors que l’appétence du lectorat pour ce genre de littérature explose, l’industrie de l’impression assemble des produits culturels en empruntant des noms de célébrités et en réunissant un assortiment de citations piochées au hasard dans les écrits de praticiens divers qu’une plume éditoriale transformait en information quasi-­spécialisée. Le célèbre texte Médecine pour les hommes (Medicine for Men) de Fu Qingzu (1606-1680) en est un exemple clair. De façon générale, les livrets écrits par les auteurs de médecine de demi-rang, diffusant de simples conseils, semblent avoir gagné la bataille. Traité médical correct sur la plantation des graines du studio Miao Yi (Correct Medical Treatise On Planting The Seeds From The Miao Yi Studio) de Yue Fujia, apparu sur le marché en deux volumes en 1636, ou encore Mots importants pour augmenter la progéniture (Important Words For Increasing The Offspring) de Yu Qiao en sont deux bons exemples.

L’analyse des contenus produits au cours de cette vague de conseils populaires nous permet de conclure que le poids du devoir de procréation était clairement mis sur les épaules, les corps et les esprits des hommes. En tant que père potentiel, il était du devoir de l’homme de se préparer pour une reproduction fructueuse. Ces préparatifs comprenaient la culture de l’individu aussi bien sur le plan religieux, éthique et philosophique, que des ablutions corporelles et diverses purifications ; tout cela des années avant que la prescription pharmaceutique et l’intervention manuelle ne puissent être invoquées afin de faciliter la reproduction. C’est ainsi l’homme et non plus la femme compagne qui assumait la pression de la procréation.

Bloc en bois, dynastie Qing

Le coût éthique de la procréation

Rien n’a pu révéler plus succinctement le besoin de procréer que de voir l’andrologie, ses auteurs, praticiens et clients – tous hommes de la Chine impériale tardive – assujettir volontairement le corps masculin au devoir de reproduction. Dans l’éthique confucéenne autant que dans la vie de tous les jours, cela est apparu comme une importante concession en matière de rapport de genres et a exigé des hommes de payer le prix fort dans la gestion de leur vie personnelle.

Dans l’histoire sociale et intellectuelle qui a mené à ce façonnement culturel de l’individu, nous pouvons voir comment la tendance à un hédonisme charnel et andro-centré hérité de la Chine médiévale s’est inclinée face à l’enseignement Daoïste de l’auto-préservation et de la longévité (shesheg) survenu après l’ère Sui-Tang. Cela a préparé le terrain à la valorisation de la procréation biologique et de la reproduction socioculturelle au moment du second millénaire, après la dynastie Song (960-1279). Ainsi, la valeur d’un homme au sein de la lignée de son clan reposait désormais sur sa position de fils adulte et d’homme marié en attente d’un héritier.

L’éthique néo-confucéenne de la dynastie Song-Ming a vu la vérité philosophique des reproductions biologiques et socio-­culturelles réunies pêle-mêle.5 Un engouement, datant du milieu de la dynastie Ming, pour la place de l’émotion au sein de l’interaction sociale a offert à l’époque impériale plus tardive un environnement plus propice à plus d’équilibre entre les genres, ouvrant ainsi la voie à des échanges sociaux et à une conduite sexuelle réciproques. Des travaux de recherches concernant le mariage-compagnonnage pratiqué dans les élites cultivées du Jiangnan (vallée basse du Yangtze) au cours du XVIe et XVIIIe siècle attestent d’un climat social plus clément vis-à-vis de rapports négociables entre homme et femme.6 La figure du mari cultivant les conditions propices, patientant dans les chambres, à l’affût du doux moment orgasmique de sa partenaire féminine devient moins envisageable à partir du XVIe siècle.

Néanmoins, assumer les principaux devoirs en matière de reproduction biologique reste une lourde tâche en cela qu’elle cible précisément le lieu de l’espoir collectif de continuer la lignée familiale ainsi que celui de l’angoisse y attenant. Et le fardeau était plus lourd encore, car l’objectif n’était pas seulement de produire un enfant, ni même un enfant mâle. L’objectif commun était pour un homme bon de produire un garçon qui aurait une longue vie et qui deviendrait instruit, diplômé, et tout cela grâce aux vertus religieuses et éthiques du corps du géniteur au moment de la conception.

Ces moments de préparation commençaient bien avant ce que l’on peut croire. C’était toute une vie de culture de vertu personnelle, qui menait ensuite aux ablutions et autres rites de purification. Ces préparatifs comprenaient aussi des rituels de séparation volontaire qui précédaient le rapport sexuel, le choix des jours et moments appropriés au coït et une attention et des soins médicaux suivant le rapport qui visaient à améliorer les chances d’une reproduction prospère.7 Si tout cela peut sembler étonnamment moderne en ce qui concerne les responsabilités et obligations imposées aux hommes, les historiens remarquent que certains de ces éléments socioculturels ont pu perdurer, de manière souterraine, dans le terreau social de la Chine, jusqu’à refaire surface au moment de la tumultueuse révolution sexuelle qui contribua à la transformation du pays au cours de l’ère moderne, et faisant même son chemin jusqu’à la postmodernité en influençant la culture reproductive, sexuelle et de genre.

Su Hanchen, Enfants en jeu, dynastie Qing

La représentation dans les arts

L’art dans la Chine impériale tardive était le véhicule de l’expression des désirs collectifs et individuels d’une procréation prospère. La médecine se chargeait de fournir le savoir-faire technique au même moment que la philosophie néo-­confucéenne prêchait les vertus de la pratique spirituelle en la matière. En ce qui concerne l’histoire de l’art, la représentation d’enfants jouant (yingxi tu) pendant la dynastie Song peut être difficilement surévaluée, notamment au regard de déclarations excessives comme celle de Philip Ariès qualifiant l’enfance d’invention de la modernité.8

Les représentations d’enfants jouant tendaient, à leur apogée – c’est-à-dire au moment de la Dynastie des Song du Sud – à représenter une fille et un garçon jouant en extérieur, au cours des quatre saisons ; printemps, été, automne, hiver. Bien qu’aucune série complète de ces quatre tableaux ne soit encore visible aujourd’hui, il existe un ou deux originaux conservés notamment au Palace Museum de Taipei. Ces œuvres d’art étaient réalisées par des spécialistes qui ont peint exclusivement des figures d’enfants pendant des générations. Su Hanchen et son fils figurent parmi les peintres spécialisés les plus connus du style Gong bi, ou « méticuleux ». Le fait que des œuvres de telles dimensions et qualité aient survécu presque un millier d’années sur de si fragiles supports en papier atteste qu’il s’agit de témoignages des forces qui ont tant prié et désiré d’entendre éclater le rire d’enfants.

Le Printemps au bord de la rivière, dynastie Qing

Si l’on considère ces œuvres au regard des forces sociales de l’époque, soucieuses d’accroître la fertilité, et des enseignements néo-confucéens insistant sur le devoir de chacun de transmettre l’héritage culturel à travers la lignée familiale, il est facile d’imaginer les motivations des artistes. En regardant ces représentations de garçons et filles jouant, chacun pouvait en conclure que cela signifiait un résultat heureux ; voici des enfants qui ont été conçus de façon prospère mais qui ont aussi survécu à l’accouchement, surpassé les épreuves de l’allaitement, des poussées dentaires et ainsi de suite. Les voici maintenant insouciants, jouant avec leurs petits camarades dans le jardin familial, rondelets, joyeux, en bonne santé, entourés d’animaux domestiques, de jouets, de fruits et de fleurs, préservés des maux du monde, loin de tout signe de maladie ou de peste qui étaient pourtant une réalité de l’époque.

Au point culminant de cette quête culturelle, des œuvres issues de genres picturaux similaires tels que « le marchand de bibelots » (huolang tu) ou « le labourage et le tissage » (gengzhi) datant de la dynastie des Song et allant jusqu’à la dynastie de Ming, révèlent des regards experts en matière de l’enfant et du nourrisson. Des représentations d’enfants joyeux peuvent être trouvés dans d’autres médiums tels que le travail du bois et du bambou, la porcelaine et la sculpture miniature. À partir de la dynastie Ming, le genre artistique a néanmoins perdu de son zèle ; le peu d’œuvres ayant perpétué la représentation du sujet de l’enfance n’ont plus jamais atteint le même degré de charme artistique. À l’ère Qing, l’expression d’intérêts semblables a pu être identifiée dans la représentation d’activités de jeunesse dans le cadre de festivités (suizhao huanqing, par exemple) ou de fêtes religieuses (taiping chunshi), sur des xylogravures telles que Enseigner aux enfants (Teaching the Children, jiaozi jiaonu tu) et sur des imprimés populaires du Nouvel An (nianhhua). Les forces natalistes sont restées bien vivantes.

Marchand dans la rue, dynastie Song
  1. Hsiung, A Tender Voyage ; Furth, A Flourishing Yin.
  2. Hsiung, A Tender Voyage.
  3. Furth, A Flourishing Yin.
  4. Bray, Technology, Gender And History In Imperial China.
  5. De Bary, Neo-Confucian Orthodoxy And The Learning Of The Mind-And-Heart.
  6. Ko, Teachers Of The Inner Chamber ; Mann, Precious Records.
  7. Hsiung, A Tender Voyage.
  8. Aries, Centuries Of Childhood.
Dynastie Qing

Bibliographie
Aries, Phillipe. Centuries Of Childhood: A Social History Of Family Life. Traduction Robert Baldik. New York : Vintage Books, 1965.
Bray, Francesca. Technology, Gender And History In Imperial China: Great Transformations Reconsidered. Abingdon-on-Thames : Routledge, 2013.
De Bary, William Theodore. Neo-Confucian Orthodoxy And The Learning Of The Mind-And-Heart. Cambridge University Press, 1981.
Furth, Charlotte. A Flourishing Yin: Gender in China’s Medical History: 960–1665. University Of California Press, 1999.
Hsiung, Ping-chen. A Tender Voyage. Stanford University Press, 2005.
Ko, Dorothy. Teachers Of The Inner Chamber: Women and Culture In Seventeenth-Century China. Stanford University Press, 1995.
Mann, Susan. Precious Records: Women in China’s Long Eighteenth Century. Stanford University Press, 1997.

Hsiung Ping-chen est professeur d’histoire et directrice du Centre taïwanais de la recherche à l’Université chinois de Hong-Kong. Elle a fait son doctorat en histoire à l’Université de Brown et son Master en sciences en études démographiques et santé internationale à Harvard. Dans ses recherches, elle s’intéresse à la santé de la femme et de l’enfant.

Publication précédente
Sommaire
Publication suivante
02
Entre anxiété et espoir
Janvier 2021
Auteur

Hsiung Ping-chen est professeur d’histoire et directrice du Centre taïwanais de la recherche à l’Université chinois de Hong-Kong. Elle a fait son doctorat en histoire à l’Université de Brown et son Master en sciences en études démographiques et santé internationale à Harvard. Dans ses recherches, elle s’intéresse à la santé de la femme et de l’enfant.

Version PDF