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Espoir et identités de villes : engagement et contemplation dans l’art et le design
Desmond Hui
Professeur et chef du département d'art et de design de l'université Hang Seng de Hong Kong
Un roman italien du XXe siècle a inspiré les étudiants en architecture de Desmond Hui à Hong Kong pour imaginer des approches originales en matière de conception et de pratique urbaines, offrant de nouvelles stratégies de développement de la ville et une perspective d'espoir.
Interprétation et conception 3D des espaces et du mobilier de la ville par CHUI Hoi Ting, Daisy.

Cet article présente certains concepts du diplôme en Art et Design fondé en septembre 2020 à l’Université Hang Seng de Hong Kong.1 Une série de projets a été conçue d’après l’ouvrage d’Italo Calvino, Villes Invisibles. Les étudiants ont été invités à interpréter le texte d’une ville choisie en termes de conception urbaine, d’urbanisme, d’espace public et de conception de mobilier, afin de produire un pièce d’art portable en fin de semestre.

Le projet a été poursuivi au cours d’un deuxième semestre de conception numérique, partant de la création d’un logo de la ville, la conception d’une marque de produit avec sa vitrine de magasin et enfin d’une vidéo de promotion de la ville.2 Comme le projet a été mené pendant la période de confinement pandémique, les étudiants ont été poussés à faire résonner leurs projets avec leur vision d’une société et d’un monde post-pandémiques.

Cet article présentera certains projets représentatifs du thème de l’engagement et de la contemplation, afin d’illustrer comment l’idée du care est inhérente à la conception de la ville chez Calvino – une ville qui peut représenter grand nombre des villes réelles que nous habitons, avec nos propres attentes pour un nouvel avenir.

Engagement et contemplation dans l’art et le design

L’art et le design engagent le spectateur, que ce soit visuellement ou dans un sens plus contemporain, de manière immersive.3  L’engagement est le résultat de la contemplation ; par conséquent, pour comprendre la relation entre l’engagement et la contemplation dans l’art et le design, il faut d’abord les analyser en tant qu’actes contemplatifs. La signification de la contemplation dans le domaine de l’art et du design remonte à la racine latine du mot, à savoir l’action de délimiter et d’interpréter un augure au sein du temple (con- templum ; contemplatus ou contemplari). Par conséquent, la contemplation est enracinée dans l’origine spatiale d’un sanctuaire ou d’un temple ou, de façon plus macroscopique, d’une communauté ou d’une ville. On peut même affirmer que c’est uniquement le contexte d’une ville ou d’une communauté qui rend possible l’engagement en tant que fruit de la contemplation. La contextualisation de la contemplation et de l’engagement permet aux artistes et aux créateurs de comprendre pleinement ces actions, qui mènent finalement à l’idée de soin dans leurs projets.  

Dans les sections suivantes, je présenterai comment cette contextualisation de la contemplation et de l’engagement a pu être systématiquement articulée à travers les quatre sous-thèmes de transformation à l’œuvre dans les rendus de l’atelier d’Art et Design réalisés au cours des deux semestres de l’année académique 2020-21.

Fig. 1 : critique d’atelier du projet Wearable Art (Art Portable) avec des critiques invités. (Crédit photo : Desmond Hui)

Passer du littéraire au visuel et à l’immersif

Etant donné que la contemplation implique le contexte spatial d’une ville et d’une communauté, l’acte de conception en tant que contemplation prend naturellement racine dans ce même contexte.  Nous avons donc choisi un texte célèbre décrivant des villes imaginaires le long des routes du voyage entre l’Est et l’Ouest : Les villes invisibles (1971) d’Italo Calvino, inspiré des voyages légendaires de Marco Polo transmis sous forme de récit à Kublai Khan. Chaque professeur a choisi une ville pour son groupe d’étudiants, et chaque étudiant a été invité à élaborer un plan de la ville à partir de sa lecture.4 Cette contemplation transformatrice – de l’interprétation littéraire à l’interprétation visuelle – est la clé de tous les exercices ultérieurs de l’atelier de design, car les étudiants devaient concevoir les principaux espaces urbains de leurs villes. Les séquences spatiales de mouvements et d’événements, interprétées à partir des histoires et des descriptions de Calvino, ont fourni le cadre conceptuel de la conception, qui exigeait que les étudiants imaginent des expériences allant de la macro-perspective d’une vue à vol d’oiseau à un environnement plus tactile et immersif. Ceci a marqué la première transformation à laquelle les étudiants ont dû réfléchir.

Fig. 2 : Vidéo de la critique d’atelier du projet Wearable Art. (Crédit vidéo : Desmond Hui)

Fig. 2 : Vidéo de la critique d’atelier du projet Wearable Art (Crédit vidéo : Desmond Hui)

Du macroscopique au vécu corporel

Le cheminement imaginaire de la ville à l’espace urbain a été affiné lorsque les étudiants ont été invités à meubler leurs espaces en concevant une pièce de mobilier urbain – à savoir un banc pour s’asseoir et se détendre. Pour cet exercice contemplatif, les élèves ont d’abord dû s’intéresser à la forme et à la structure de leur propre corps. Ils ont donc dû mesurer les parties de leur corps et produire un dessin conforme, semblable aux diagrammes des maîtres de la Renaissance tels Léonard de Vinci et Cesare Cesariano. Les inspirations pour la conception de leurs bancs devaient observer non seulement l’environnement objectif et contextuel des espaces urbains, mais aussi intégrer les interprétations subjectives des étudiants sur leur propre ergonomie corporelle ainsi que leur vision première de la ville selon le texte littéraire. La contemplation transformatrice, de la ville à l’espace urbain puis à l’objet d’habitation, représente ainsi trois niveaux d’engagement différents. L’engagement corporel a culminé avec l’exercice final du premier semestre, dans lequel les étudiants devaient concevoir une pièce d’art portable qui soit propre à leur ville. Cette expérience s’est conclue par un défilé de mode dans lequel les étudiants ont porté leur œuvre d’art.

Fig. 3 : Plan de la Ville de Dorothea par CHUI Hoi Ting, Daisy. (AD1001, étudiant 2010-21)
Fig. 4 : Plan de la Ville de Dorothea par CHUI Hoi Ting, Daisy. (AD1001, étudiant 2010-21)
Fig. 5 : Interprétation et conception 3D des espaces et du mobilier de la ville par CHUI Hoi Ting, Daisy.
Fig. 6 : Interprétation et conception 3D des espaces et du mobilier de la ville par CHUI Hoi Ting, Daisy.

Fig. 7: Dessins du projet d’art portable pour la Ville de Dorothea par CHUI Hoi Ting, Daisy. (Crédit photo : Desmond Hui)

Fig. 8 : Modèle de prototype du projet d’art portable pour la Ville de Dorothea par CHUI Hoi Ting, Daisy. (Crédit photo : Desmond Hui)
Fig. 9 : Défilé de mode du projet Wearable Art à l’Université Hang Seng de HK. (Crédit photo : Desmond Hui)

Du tangible au numérique

Le second semestre a poursuivi ce cheminement contemplatif des villes invisibles5 dans le domaine numérique, avec la formation des étudiants à l’utilisation de logiciels tels que Adobe Premiere. La structure pédagogique du semestre était divisée en quatre projets. Le premier consistait à concevoir une identité de marque et un logo pour la ville invisible, ce qui a principalement donné lieu à des représentations graphiques en 2D. Le passage de créations tangibles vers des représentations numériques s’est accompagné d’un déplacement parallèle de l’engagement, allant des besoins physiques et spatiaux des villes vers un plan plus conceptuel et spirituel. S’en est suivi le projet de concevoir un objet ou un produit qui donne à la ville sa marque unique. Cependant, comme le processus contemplatif était limité au domaine numérique, les étudiants n’étaient pas tenus de produire leurs objets ou produits physiquement, et le lien entre la marque ou le logo de la ville et le produit/objet est resté à l’échelle visuelle et sémiotique.

Fig. 10 : Conception du logo de la ville de Baucis par Anselm CHAN. (AD1001, étudiant 2010-21)
Fig. 11 : Conception de la vitrine de la ville de Baucis par Anselm CHAN.
Fig. 12: Conception du logo de la ville de Baucis par CHUI Hoi Ting, Daisy.
Fig. 13 : Conception du produit de la ville de Baucis par CHUI Hoi Ting, Daisy.
Fig. 14 : Conception du logo de la ville de Sophronia par Mia LEUNG (AD1001, étudiante 2010-21).

De l’icône au symbole

Le troisième exercice de l’exploration numérique du second semestre consistait à concevoir une vitrine de magasin pour présenter un produit de la marque de la ville. Similaire au passage de l’objet à l’espace abordé au premier semestre, le défi pour les étudiants consistait à fournir un cadre spatial à un objet emblématique qu’ils avaient conçu, opérant un passage de l’icône au symbole. L’étudiant devait traduire la signification de l’objet qu’il avait créé, aussi bien dans son aspect matériel que dans sa puissance d’évocation. Ce processus d’abstraction, ainsi que le dialogue entre symboles et icônes, avaient déjà été abordés dans le projet d’art portable du premier semestre, qui consistait à habiller le corps avec des objets symboliques plutôt qu’à l’aide de représentations iconiques de vêtements et de matériaux réels. Ainsi, le processus de conception d’une marque de ville, allant de l’association d’idée en termes de style de vie jusqu’à la création tangible d’une parure corporelle, était donc complétée.

Le dernier projet du second semestre impliquait quant à lui, une transition de l’icône vers le symbole. Les propositions des villes invisibles des étudiants se sont conclues conclue par la production d’une vidéo multimédia promouvant la marque de la ville. Cette vidéo a également servi de documentaire, articulant les créations des ateliers précédents dans un discours cohérent et une vision claire de l’interprétation singulière de la ville faite à partir du texte par l’étudiant.6

Vision du monde post-pandémique

Le dernier exercice demandait aux élèves non seulement de présenter leurs lectures et interprétations de leurs villes invisibles, mais aussi de les situer dans la réalité déprimante d’une société frappée par la pandémie – littéralement empruntée à Hong Kong et à d’autres villes que les élèves connaissaient à travers les médias. Pour ce dernier exercice, nous avons organisé plusieurs cours en ligne avec le personnel et les étudiants du département d’architecture et de design industriel de l’université de Compania Luigi Vanvitelli à Naples, en Italie. 7 Sans que le cahier des charges du projet ne le demande explicitement, tous les étudiants ont pu naturellement réfléchir à la manière dont leurs propres projets pourraient incarner des manifestations d’espoir et de care pour la ville et la communauté, réalisant ainsi une signification plus profonde de l’art et du design au-delà de leurs fonctions utilitaires voire même symboliques.8

Fig. 15 : Capture vidéo de la dernière scène de Brand Baucis (La Marque Baucis) réalisé par CHUI Hoi Ting, Daisy.

REMARQUE : Tous les crédits photographiques de la propriété intellectuelle ont été approuvés par les auteurs.

Références

 1 Je tiens à remercier le personnel et les étudiants du département d’art et de design de l’Université, en particulier mes co-enseignants, le Dr Rochelle Yang, Mme Laura Cavanna, et notre technicien, M. Samson Wong.

2 La documentation des travaux du semestre 2 peut être consultée sur le site https://aad.hsu.edu.hk/zh/fundamental-concepts-and-skills-online-exhibition-of-student-works/

3 La tendance à l’immersion dans l’art et le design met davantage l’accent sur le thème de l’engagement et de la contemplation et est liée à une tendance culturelle plus large observée dans le marketing, le divertissement et les médias sociaux. Cfr. Numéro spécial de Art in America, janvier/février 2021. https://www.artnews.com/art-in-america/features/immersive-art-1234580701/.

4 Les trois villes choisies pour le premier semestre étaient Diomira, Dorothea and Valdrada.

5 Les trois villies choisies pour le second semestre étaient Baucis, Irene, and Sophronia.

6  Ci après, quelques exemples de vidéos réalisées pour la ville de Baucis : https://youtu.be/ArTPOOAW-r4; https://www.youtube.com/watch?v=IXEMU6CHxEE; https://www.youtube.com/watch?v=bkdAIoXO8yQ. Pour la ville de Sophronia: https://www.youtube.com/watch?v=pF0Z5fHwP2U; Pour la ville d’Irene: https://www.youtube.com/watch?v=N4IURCnJH7Y&t=6s

À cet égard, je tiens à remercier le personnel et les étudiants italiens, en particulier le professeur Sabina Martusciello, Francesca Muzzillo et Carla Langella.

7https://youtu.be/ArTPOOAW-r4  Pour cette animation vidéo, l’étudiant a travaillé avec la ville de Baucis et sa déclaration finale, expression d’espoir et d’attention pour la ville, était la suivante: “Avec le sourire, rien ne se séparera.”

Professeur Desmond Hui est professeur et chef du département d’art et de design de l’université Hang Seng de Hong Kong. Architecte agréé à Hong Kong et au Canada, il a occupé des postes de professeur invité, honoraire et auxiliaire en Chine continentale et à Hong Kong. Auparavant, il était doyen associé des arts et professeur à l’Université chinoise de Hong Kong. Il a enseigné l’architecture à l’université de Hong Kong et a été directeur du Centre de recherche sur la politique culturelle de cette université. Il a siégé à divers comités consultatifs internationaux, notamment en tant que conseiller expert auprès de l’UNESCO et du British Council sur les industries culturelles et créatives, et est membre du Comité international des critiques d’architecture (CICA). Il est l’auteur et l’éditeur en chef de plusieurs études gouvernementales et publiques liées à la politique artistique et culturelle de Hong Kong, notamment l’étude de base sur les industries créatives de Hong Kong (2003), l’étude sur l’indice de créativité (2005), l’étude sur la relation entre le delta de la rivière des Perles et les industries créatives de Hong Kong (2006) et l’étude cartographique des pôles créatifs de Hong Kong (2010 et 2015). Il a été sélectionné comme conservateur principal pour la 11e exposition internationale d’architecture de la Biennale de Venise, le pavillon de Hong Kong, en 2008 et comme co-conservateur en 2012.

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JANVIER 2022
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Professeur Desmond Hui est professeur et chef du département d’art et de design de l’université Hang Seng de Hong Kong. Architecte agréé à Hong Kong et au Canada, il a occupé des postes de professeur invité, honoraire et auxiliaire en Chine continentale et à Hong Kong. Auparavant, il était doyen associé des arts et professeur à l’Université chinoise de Hong Kong. Il a enseigné l’architecture à l’université de Hong Kong et a été directeur du Centre de recherche sur la politique culturelle de cette université. Il a siégé à divers comités consultatifs internationaux, notamment en tant que conseiller expert auprès de l’UNESCO et du British Council sur les industries culturelles et créatives, et est membre du Comité international des critiques d’architecture (CICA). Il est l’auteur et l’éditeur en chef de plusieurs études gouvernementales et publiques liées à la politique artistique et culturelle de Hong Kong, notamment l’étude de base sur les industries créatives de Hong Kong (2003), l’étude sur l’indice de créativité (2005), l’étude sur la relation entre le delta de la rivière des Perles et les industries créatives de Hong Kong (2006) et l’étude cartographique des pôles créatifs de Hong Kong (2010 et 2015). Il a été sélectionné comme conservateur principal pour la 11e exposition internationale d’architecture de la Biennale de Venise, le pavillon de Hong Kong, en 2008 et comme co-conservateur en 2012.