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Indispensable garde-fou aux excès des puissants, la transparence est récurrente dans les discours publics mais reste une notion problématique. A l’heure des fake news et de la manipulation de l’information par certaines puissances étrangères, l’équilibre des pouvoirs en démocratie repose plus que jamais sur le rapport de forces susceptible de s’instaurer entre ceux qui savent (les insiders) et ceux qui sont privés du pouvoir que confère l’information (les outsiders). Or, l’abus de secret déséquilibre les relations de pouvoir entre gouvernants et gouvernés rappelle Frank Pasquale, « (…) celui qui est invisible, et qui donc peut voir tout ce que font les autres à leur insu, dispose d’un avantage stratégique énorme ».1 Il ne fait toutefois non plus guère de doute que la transparence portée à son paroxysme porte en elle les germes de l’autoritarisme car, comme le rappelait Guy Carcassonne, celle-ci « confond la fin et les moyens et, dans son absolutisme, se rattache beaucoup plus étroitement au totalitarisme qu’à la démocratie ».2
En résumé, il ne fait guère de doute que les démocraties constitutionnelles ne peuvent s’accommoder du secret, mais ne peuvent pas non plus vivre sans, ce qui implique de mettre en œuvre des procédures permettant de fixer un équilibre satisfaisant entre nécessité du secret, et injonction à la transparence. Vitales pour stimuler le débat démocratique, les procédures d’accès à l’information publique et privée contribuent à la mise en place et au rayonnement de ce que le professeur de Yale Jack Balkin nomme une politique « démocratique » de l’information,3 à savoir une gouvernance de l’information limitant l’opacité entourant les activités gouvernementales, tout en réduisant au strict nécessaire la quantité de données personnelles pouvant être collectées par l’Etat auprès des citoyens.
Loin ainsi d’avoir vocation à supprimer les secrets, la transparence envisagée comme une valeur instrumentale vise généralement à trouver un équilibre entre transparence et secret dans le but d’améliorer l’effectivité de l’action publique, et l’auto-détermination des citoyens. Or, ces deux impératifs peuvent impliquer que, dans certaines hypothèses, le secret doit prévaloir sur la transparence, notamment lorsqu’il s’agit de secrets visant à protéger l’intimité de personnes vulnérables, tel que le secret médical.
Ainsi, la transparence envisagée comme une fin en soi n’est pas anodine et peut, si elle fait l’objet d’abus ou est utilisée à des fins étrangères à l’intérêt général, avoir des effets délétères sur le bon fonctionnement d’un espace public ouvert et démocratique et fragiliser la démocratie dans son ensemble. Dans une société de réseaux où l’information devient une ressource et un enjeu de pouvoir, l’injonction à la transparence est susceptible, en nombre d’hypothèses, d’ouvrir la voie à une manipulation de l’information à des fins étrangères à l’intérêt général et à une confiscation corrélative du débat public. (1.).
Chercher à développer une culture de la transparence susceptible de contribuer authentiquement à préserver l’intérêt du public doit nécessairement conduire à examiner de manière critique le rôle des acteurs de la transparence, et questionner leur légitimité à décider de ce qui doit être maintenu secret, ou publié. Dans une société de réseaux où l’information devient une ressource stratégique, il est difficile de déterminer quelle institution démocratique peut se prévaloir d’une légitimité suffisante pour trouver le nécessaire équilibre entre secret et transparence (2.)
A l’instar de la pipe de Magritte, les procédures d’accès à l’information publique et privée susmentionnées n’offrent trop souvent aux citoyens qu’une vision partielle et biaisée des activités de l’Etat. Les débats doctrinaux à propos de la transparence aux Etats-Unis sont, en raison de leur ancienneté et de leur ampleur, particulièrement parlants et informatifs à cet égard.
Ainsi, comme le souligne avec justesse Mark Fenster,4 notre conception de la transparence repose sur un idéal type d’un contexte de communication impliquant l’existence, tout à la fois, d’un sens prédéterminé à l’information compilée, stockée puis divulguée (1.), et d’un public prêt à comprendre et saisir le sens des informations portées à son regard (2.). Or, cette conception dominante, “cybernétique” de la transparence, qui suppose une trajectoire linéaire de l’information de l’organisation vers le public, repose sur un schéma erroné. L’information communiquée dans le cadre de la transparence n’est pas neutre, car ceux qui la divulguent ne se contentent pas de répliquer une information déjà existante et prête à être rendue publique. En opérant des choix sur ce qu’il faut divulguer et sur la manière dont il faut le divulguer, les procédures de transparence sont porteuses d’un message, d’un sens déterminé par une série de choix humains. La transparence entendue en ce sens est éminemment politique, ce qui implique qu’elle peut être instrumentalisée par ses acteurs.
Ce type d’instrumentalisation est d’autant plus aisément réalisable que l’émergence des réseaux numériques facilite la fuite massive de documents. Parce que les procédures d’accès à l’information sont souvent longues et coûteuses, et n’offrent qu’un accès partiel à l’information, la fuite de documents sur internet est devenue le seul moyen par lequel le public a accès à des informations susceptibles de nourrir le débat d’intérêt général, avec des effets potentiellement délétères lorsque l’outil est utilisé à mauvais escient. Nous vivons en effet dans ce que Castells nomme la « société de réseau », à savoir une société dans laquelle le partage de l’information n’est plus tant vertical – de la presse au public – qu’horizontal, par le biais de partage d’informations entre citoyens via le réseau Internet.5 Désormais, des quantités vertigineuses d’informations peuvent être partagées sans frontières, ce qui change de manière conséquente la physionomie des fuites, plus massives et plus difficiles à résorber. Sur Internet, tout peut se répliquer et il n’y a pas de « bouton “effacer” », ce qui rend encore plus difficile, pour une source d’information, d’évaluer quels seraient les effets d’une divulgation d’informations sur des plateformes de leaking « à la » Wikileaks. Or, certaines fuites de cette plateforme ont conduit à révéler des informations susceptibles de causer un dommage certain à l’intérêt général, ou des informations sensibles sur la vie privée des personnes dont la publication n’était pas opportune au vu du faible intérêt que le public pouvait avoir à obtenir ces informations et du dommage causé aux personnes dont les données personnelles ont été fuitées sur Internet.
Plus largement, la difficulté d’identifier les sources des informations et leurs motivations sur ce type de plateformes ouvre la voie à une manipulation croissante de l’espace public par des hackers au service de puissances étrangères, et des hauts fonctionnaires des services de renseignement soucieux de modeler l’opinion publique en leur faveur.6 In fine, cela peut conduire à saturer l’espace public d’informations généralement invérifiables ou erronées nuisant à la qualité du débat public. A cet égard, soulignons que les motivations des fuiteurs d’informations restant anonymes peuvent être nobles, mais peuvent aussi et souvent constituer un moyen pour ceux-ci de défendre des intérêts strictement privés. Comme l’a souligné l’étude désormais classique de Stephen Hess, une fuite peut également avoir pour fondement des motifs peu avouables tels que celui d’influer sur le cours d’un procès (Trial Balloon Leak), nuire à une personne en raison de griefs personnels (Animus Leak) ou encore de flatter son propre ego (Ego Leak).7
Enfin, comme le souligne David Pozen, la transparence peut faire l’objet d’un usage « réactionnaire » par les acteurs économiques. Initialement envisagées comme un moyen de faire rendre des comptes à l’exécutif, les lois sur la transparence telle que la loi dite Freedom of Information Act (1966) Nord-Américain se sont essentiellement focalisées sur l’accès à l’information publique, au détriment de l’accès à l’information détenue par les entreprises privées. Or, les dernières années d’application des lois sur la liberté d’accès à l’information ont laissé à voir l’émergence d’un phénomène de « transformation idéologique » de la transparence.8 Créées dans le but de favoriser la reddition de comptes des puissants, les lois sur la transparence ont été utilisées de manière croissante par les acteurs économiques opposés à la régulation comme un moyen de puiser dans les ressources informationnelles des pouvoirs publics en forçant ceux-ci à rendre publiques des données valorisables sur le plan économique, sans pour autant être soumis à une obligation de transparence similaire.
Identifier les risques liés au mésusage de la transparence conduit nécessairement à s’interroger sur les pouvoirs et la légitimité des acteurs de la transparence, afin de déterminer lesquels sont les plus à même de parvenir à créer le nécessaire équilibre entre transparence et secret.
La recherche d’un tel équilibre pourrait sans nul doute reposer sur le juge. Il s’agit en Europe d’une option d’autant plus logique qu’au regard du récent arrêt Magyar Helsinki de la Cour Européenne des Droits de l’Homme,9 les juges de Strasbourg ont ouvert un large droit d’accès aux informations publiques lorsque celles-ci concernaient des questions qui « (…) touchent le public dans une mesure telle qu’il peut légitimement s’y intéresser, qui éveillent son attention ou le préoccupent sensiblement », ce qui inclut les questions qui « (…) sont susceptibles de créer une forte controverse, qui portent sur un thème social important, ou qui ont trait à un problème dont le public aurait intérêt à être informé ».10 Or, dans ce cadre, la Cour Européenne des Droits de l’Homme exige de longue date que le juge amené à examiner des informations secrètes ou confidentielles puisse le cas échéant procéder à une déclassification d’informations dont l’importance serait telle que l’urgence de leur publication devrait primer sur toute autre obligation de confidentialité.11
Les juges sur lesquels reposent un tel fardeau feront néanmoins face à une difficulté majeure, dite « contre-majoritaire » : celle à laquelle font face des Cours qui, exerçant un contrôle non pas au titre de la majorité dominante, mais contre celle-ci, se voient en permanence soumises à un impératif majeur de légitimation. Or, à l’heure du développement de législations sécuritaires où l’impératif de sécurité nationale est utilisé de manière croissante pour maintenir des informations secrètes, il paraît peu probable que le juge s’oppose frontalement au pouvoir exécutif en lui enjoignant de rendre publiques des informations pouvant potentiellement nuire à la sécurité nationale.
Un tel fardeau pourrait alors reposer sur les lanceurs d’alerte, qui sont souvent les premiers témoins des violations de l’intérêt général intervenant dans les organisations publiques et privées. Cela conduirait toutefois à faire reposer sur des individus vulnérables la charge de trouver un équilibre entre secret et intérêt général et de choisir ce qui doit être divulgué ou maintenu secret, alors même que ceux-ci sont rarement en mesure d’avoir une vision complète de ce qui est dénoncé en raison de leur accès nécessairement partiel à l’information. Une solution – certes insatisfaisante – pourrait être trouvée en mettant en œuvre dans les droits internes les principes dits « de Tshwane» sur la sécurité nationale et l’accès à l’information. Le principe 43 des « Principes de Tshwane » exigent « que les agents publics bénéficient d’une exception de « défense de l’intérêt public » » et ce « même lorsqu’ils font l’objet de poursuites pénales ou civiles pour avoir fait des révélations qui n’étaient pas protégées par ces principes », dès lors que l’intérêt général présenté par la divulgation de l’information en question prévaut sur l’intérêt général qu’il y aurait à ne pas la divulguer. Organisée selon un principe de rationalisation de l’alerte commun à de nombreuses législations, cette exception d’intérêt public ne jouerait que de manière subsidiaire, lorsque les voies d’alertes internes et externes auprès des autorités de régulation n’ont pas abouti. Surtout, le lanceur d’alerte doit avoir eu la conviction que l’étendue de la divulgation ne dépassait pas ce qui était nécessaire pour que celle-ci soit efficace ainsi que la conviction que la divulgation était d’intérêt général.
Il serait en outre naturel de faire reposer sur les journalistes la responsabilité de trouver un équilibre satisfaisant entre secret et intérêt public. Comme le soulignait Bob Woodward au cours d’un colloque réalisé à l’Université de Yale,12 il appartient au journaliste de jouer le rôle d’intermédiaire (gatekeeper) capable d’évaluer l’intérêt d’une publication au regard de son intérêt pour le public, mais également du dommage potentiellement causé à la sécurité nationale dans l’hypothèse d’une publication. Dans ce cadre, Wikileaks a joué un rôle utile dans la révélation des secrets les mieux gardés, mais a péché en publiant des documents de manière brute sans chercher à déterminer ceux qui méritaient publication et ceux qui ne le méritaient pas. Toutefois, les relations complexes entre journalistes et plateformes de fuites conduit à accroître le risque de censure privée et de censure collatérale. Censure privée tout d’abord car, comme l’a montré Yochai Benkler,13 les journalistes sont plus réticents à l’égard des lanceurs d’alerte à l’origine des fuites massives, car, bien souvent, ces fuites sont d’une telle ampleur qu’elles constituent un risque assez clair pour les gouvernants qui, faute de pouvoir prévenir celles-ci, vont chercher à décrédibiliser les lanceurs d’alerte. Dans ce cadre, la presse traditionnelle a souvent été amenée à ne pas publier du tout des informations issues des plateformes de leaks, soit par peur des représailles, soit parce qu’elle se considérait en concurrence directe avec Wikileaks.
Enfin, s’il est possible de compter sur les Parlements et des commissions d’enquête habilitées à connaître des secrets pour parvenir à l’équilibre susmentionné, il paraît peu probable que ceux-ci puissent de manière effective s’opposer aux abus des secrets, en particulier lorsque ceux-ci sont justifiés par la nécessité de sauvegarder la sécurité nationale et les relations diplomatiques. Comme le souligne Rahul Sagar,14 permettre à un petit nombre d’élus de connaître des secrets du pouvoir exécutif ne dissipera pas les craintes du public quand à une utilisation abusive du secret. Tout au contraire, les membres de ce groupe restreint deviendront eux-mêmes des objets de suspicion dans la mesure où leur propre comportement de surveillants est à l’abri de la vue du public.
Ce bref aperçu des solutions envisageables s’agissant de trouver un équilibre entre secret et transparence démontre la difficulté de résoudre la quadrature du cercle en la matière. Loin d’être un obstacle insurmontable, une telle difficulté constitue une source de controverses susceptibles d’alimenter le débat public et de dynamiser la démocratie. Reste néanmoins à poser les termes du débat de telle façon qu’il n’érige ni le secret, ni la transparence, en nouvel opium des peuples.
Dystopia – Court métrage – Sans Raison Production 2020
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Références
1 Pasquale, Frank. The Black Box Society: The Secret Algorithms that Control Money and Information. Harvard University Press, 2015.
2 Carcassonne Guy « Le trouble de la transparence. », Pouvoirs 2/2001 (2001) : 17-23
3 Balkin, Jack M. “The first amendment is an information policy.” Hofstra L. Rev. 41 (2012): 1.
4 Fenster, Mark. “The opacity of transparency.” Iowa L. Rev. 91 (2005): 885.
5 McCurdy, Patrick. “From the Pentagon papers to Cablegate: how the network society has changed leaking.” Beyond WikiLeaks. Palgrave Macmillan, London, 2013. 123-145.
6 Pozen, David E. “The leaky Leviathan: Why the government condemns and condones unlawful disclosures of information.” Harv. L. Rev. 127 (2013): 512.
7 Hess, Stephen. The government/press connection: Press officers and their offices. Vol. 2. Brookings Institution Press, 2010.
8 Pozen, David E. “Transparency’s Ideological Drift.” Yale LJ 128 (2018): 100.
9 Cour. EDH, Gr. Ch., 8 novembre 2016, Magyar Helsinki Bizottsàg contre Hongrie, Req. n° 18030/11
10 Idem, §161 et 162
11 Cour EDH, 2e Sect., 8 janvier 2013, Bucur et Toma contre Roumanie, req. n° 40238/02, §102.
12 Organisée par des membres de l’Information Society Project (Rebecca Crootof, Jean-Philippe Foegle) rejoints par le Center for Global Legal Challenges (Iulia Padeanu, Oona Hataway) avec le soutien financier de l’Oscar M. Ruebhausen Fund, la conférence « The International Law of Whistleblowers » a réuni nombre d’experts de la thématique issus tant de la société civile (Anna Myers, Tom Devine, Sandra Coliver) que du monde universitaire (Susan McGregor, Patrick Weil , Patrick McCurdy et s’est doublée d’un entretien avec une figure historique du journalisme d’investigation Américain (Bob Woodward – Affaire du Watergate) par Emily Bazelon, staff writer au New-York Times et Senior research fellow à la Yale Law School
13 Benkler, Yochai. “A free irresponsible press: Wikileaks and the battle over the soul of the networked fourth estate.” Harv. CR-CLL Rev. 46 (2011): 311.
14 Sagar, Rahul. Secrets and leaks: the dilemma of state secrecy. Princeton University Press, 2016.
Jean-Philippe Foegle est doctorant en droit public à l’Université de Nanterre et juriste, chargé de plaidoyer, à la Maison des Lanceurs d’Alerte. Sa thèse porte sur les encadrements juridiques du lancement d’alerte en droits comparés (Etats-Unis, France, Royaume-Uni).
Sans Raison Production est une maison de production audiovisuelle créée par Romain Rodrigues et Jennifer Gold en 2017. Elle est spécialisée dans la fiction, le film expérimental, le vidéo-clip et la performance-live.
Dystopia est le premier court-métrage produit par Sans Raison et réalisé en 2020. Loin de tout, une famille nomade cherche le lieu idéal pour construire son idylle. Alors que les atomes se détachent du noyau, la mère fait une étrange rencontre qui pourrait bien bouleverser le destin de tous.
Jean-Philippe Foegle est doctorant en droit public à l’Université de Nanterre et juriste, chargé de plaidoyer, à la Maison des Lanceurs d’Alerte. Sa thèse porte sur les encadrements juridiques du lancement d’alerte en droits comparés (Etats-Unis, France, Royaume-Uni).
Sans Raison Production est une maison de production audiovisuelle créée par Romain Rodrigues et Jennifer Gold en 2017. Elle est spécialisée dans la fiction, le film expérimental, le vidéo-clip et la performance-live.
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