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Le Bauhaus, ou la Route Vers le XXIe siècle
Dietmar Eberle
Architecte
Une enquête sérieuse sur le contexte originel du Bauhaus nous aide à comprendre non seulement ce mouvement important, mais aussi l'applicabilité de ses principes dans notre monde actuel, et son influence sur les devoirs des architectes et des designers, écrit Dietmar Eberle.

Avec Michelle Corrodi

Maison 2226, Lustenau, Autriche, par Baumschlager Eberle Architekten. Photo : Eduard Hueber, archphoto © Baumschlager Eberle Architekten

À l’instar du début du XXe siècle, nous vivons une période de profondes transformations où l’incertitude est un signe des temps.

C’était le Bauhaus qui acheva une synthèse conceptuelle des impulsions et influences culturelles du début du XXe siècle. Dans notre conception actuelle de l’architecture, le Bauhaus fut l’école la plus significative, celle qui transforma et développa les idées de modernisme dans les pays germanophones. En conséquence, il semble approprié de soulever la question de l’application actuelle de ces idées et de considérer si – et jusqu’à quel point – les approches développées à cette époque se montrent applicables aujourd’hui et si nous pouvons toujours en bénéficier. Cependant, le bien-fondé d’une évaluation de ses réussites est conditionné au fait de ne pas seulement accepter le Bauhaus comme un phénomène isolé, ou même simplement esthétique ou formel, mais de l’apprehender dans son contexte social. L’ignorance de ce contexte et des problèmes cruciaux de l’époque, tels que l’industrialisation et l’émancipation sociale, provoqueraient l’échec d’une compréhension du Bauhaus.

Je ne considère pas comme utile l’examen en détail des positions des directeurs individuels du Bauhaus – ils ont tous embrassé le concept de fonctionnalisme. Je considère comme bien plus pertinant d’identifier clairement la croyance principale de cette époque, croyance en la vie moderne. Le Bauhaus est devenu un phénomène culturel global parce qu’il a mis l’accent sur des idées qui étaient jusqu’alors envisagées uniquement sous un angle utopique dans d’autres contextes, pour ensuite les mettre en pratique. En ce qui concerne mes propres opinions sur le Bauhaus, je me sens obligé de dire que leur réception doit nécessairement être basée sur des vues et interprétations contemporaines. Je vais brièvement éclairer la situation du XXe siècle puis détailler les problèmes spécifiques de cette période. J’espère ainsi identifier les stratégies que le Bauhaus a développées par rapport à ces problèmes, pour enfin y réfléchir par rapport à mon propre travail en conception de bâtiments. Enfin, je m’aventurerai à proposer une évaluation personnelle de l’importance du Bauhaus au vu de notre situation présente.

L’expérience de la guerre et de la révolution, le passage du pouvoir au profit des Sociaux-Démocrates, mais également les grand progrès en termes de production résultant d’une nouvelle organisation du travail, sont tous des marqueurs du climat social et intellectuel de la République de Weimar. Après l’effondrement politique régnait un important esprit de renouveau avec lequel naquit l’espoir d’un changement radical. Conséquemment, le mouvement ouvrier, en plein processus d’émancipation, paria sur la rationalisation afin d’améliorer les conditions de vie des masses, contribuant ainsi de manière essentielle à l’essor de la division du travail et à une culture industrielle plus objective. La situation politique, les revendications d’égalité portées par la nouvelle classe de travailleurs, ainsi que les méthodes de fabrication radicalement nouvelles ont également et logiquement déterminé l’orientation du Bauhaus. La jeune école, qui tira une part considérable de ses énergies de son affinité avec le mouvement communiste, explorait deux problèmes cruciaux de son époque : comment peut-on adresser les besoins quantitatifs de la société, et jusqu’à quel point peut-on dépasser le conflit entre art et technologie ?

Maison 2226, Lustenau, Autriche, par Baumschlager Eberle Architekten. Photo : Eduard Hueber, archphoto © Baumschlager Eberle Architekten

L’architecture comme mandat social

Concernant le premier problème, l’espoir que la production industrielle résoudrait tous les problèmes quantitatifs de la société fut grand. Ces espoirs étaient fondés sur la conviction que la production de masse de biens bon marché rendraient possible l’élévation du niveau de vie de la majorité de la population. De plus, les efforts furent dirigés vers la réunion des impératifs du design industriel et la construction d’une utopie sociale réclamant une société d’individus égaux. L’exploration des devoirs sociaux et des moyens de subsistance, ainsi que la libération de l’architecture de son environnement académique, devinrent des thèmes majeurs en architecture.

Une nouvelle conception émergea – une conception qui traitait de la vie quotidienne et des phénomènes cotemporains plutôt que la tradition ou la continuité. L’espoir n’était pas d’atteindre des normes artistiques mais de répondre à de véritables besoins sociaux, et des besoins égaux avaient besoin de réponses égales. En ce sens, les utilisateurs devinrent le centre d’intérêt, et c’était, avec le modernisme, la première fois qu’ils étaient pris au sérieux en tant qu’usagers d’un immeuble.1

Même si l’idée d’une obligation sociale révolutionna le design architectural, nous ne devons pas oublier qu’à l’époque, ceux affectés par le planning n’étaient pas impliqués de manière directe. Ils étaient simplement considérés comme catégorie universelle au sein d’une conception universelle de la société. Le modernisme classique était tout entier prescription – la vie était supposée être subordonnée à l’architecture. Mon approche du design, par opposition, est fondée sur le dialogue. Je cherche à assurer que les préoccupations de tous ceux qui sont impliqués soient entendues et que les problèmes soient discutés sur le fond. Je suis d’accord avec les fondements du modernisme au sens où je considère que l’architecture est ancrée dans la vie de tous les jours et que, selon moi, elle devrait être un complément de vie au sens le plus général.

Je ne considère pas l’architecture comme une forme d’expression individuelle, mais plutôt comme un évènement social qui laisse sa marque dans la sphère publique. Je vois l’architecture comme un effort collectif, ou comme un service – la créativité personnelle n’absout pas les architectes de leur responsabilité envers la société. Un design doit rencontrer certaines conditions de base et, à tout le moins, doit gérer des budgets et des emplois du temps. Néanmoins, notre agence a la conviction que la qualité de l’architecture doivent-être accessible à l’expérience et à la compréhension du consommateur moyen. L’expérience du modernisme démontre que trop d’abstraction dans le design possède un effet déroutant sur les non-architectes. En termes de nécessités sociales, nous avons ainsi fait l’expérience d’une modification essentielle. Malgré son affinité avec le modernisme classique, l’architecture contemporaine tente de rester à l’écart des contenus politiques et sociaux. En tant qu’espèce de « superforme », elle tente plutôt de s’ajuster aux changements dans les besoins-utilisateurs de manière aussi flexible que possible. C’est un aspect important sur lequel je reviendrai plus tard.2

Le design comme forme d’organisation

Le second problème, celui du dépassement de la dichotomie entre art et technologie, était aussi situé dans le contexte de la production industrielle. Cependant, elle s’attaquait au processus de design. Dès le début des années 1920, le Bauhaus s’engagea dans une exploration directe de la technologie. Le but des efforts artistiques était une exploration impartiale et concrète du « sujet ». Il existait également la notion d’une sorte de « raison industrielle » qui pouvait être appliquée à n’importe quelle tâche de design, qu’il s’agisse d’un appareil domestique ou d’un immeuble résidentiel.

L’idée derrière cela était d’établir l’architecture en tant discipline scientifique où les formes n’émergeraient pas d’une interprétation individuelle, mais « objectivement » des spécifications de conditions précisément calculées. « Le design est organisation » était le mot d’ordre de la période. A cette fin, l’analyse des circonstances matérielles était un instrument essentiel afin d’arriver à la « bonne » solution. En même temps, le concept ­d’« utilité » prit le devant de la scène – le critère de proportionnalité détermina la recherche des moyens les plus efficaces pour effectuer une tâche donnée à moindre coût et effort.

Le design architectural contemporain dépend du type de stratégies conceptuelles mises en place par le modernisme classique.3 L’organisation rationnelle du processus de design s’élève à une discipline méthodique que les architectes s’imposent afin de contrôler leur créativité. Néanmoins, ma conviction est que l’architecture devrait compter parmi les arts et non les sciences, en raison du processus de création impliqué et de la manière dont les architectes travaillent. Conséquemment, il ne peut exister d’objectivité étant donné que l’architecture est imaginée et réalisée par des gens. En tant qu’architectes, chefs de chantiers et régulateurs, leurs perceptions subjectives déterminent le processus architectural. Pourtant, tandis que l’art se réclame d’un contre-monde, la tâche essentielle de l’architecture est de créer des mondes utilisables. Pour cette raison, la question de l’utilité a toujours joué un rôle fondamental dans mon travail.

Contrairement au modernisme, cependant, la question n’est plus de savoir comment une zone économique minimale peut être utilisée de la manière la plus efficace possible, mais plutôt d’optimiser les bâtiments afin de permettre un usage diversifié. L’architecture en tant qu’art de la construction implique également de transcender l’utilité dans le domaine culturel. Au-delà des nécessités extrêmement pratiques d’un immeuble, se développe un espace de positionnement culturel de l’architecture ainsi qu’une vision individuelle. L’art de la construction implique un effort vers les dernières nouveautés de l’époque ainsi que la conscience d’une continuité au long terme. Pour cette raison, la tâche actuelle consiste à se débarrasser des dogmes anachroniques du modernisme – l’architecture fait toujours partie de l’histoire, et reflète un modèle intellectuel incorporé à la forme architecturale.

Dietmar Eberle, © Baumschlager Eberle Architekten

Développement durable du savoir ?

Dans mes réflexions sur le Bauhaus, je suis arrivé à la conclusion que c’est probablement ses aspects visibles qui déterminent le moins son importance. Après tout, sa réception superficielle et inconsidérée dans la période d’après-guerre nous mené au déficit de qualité massif auquel nous sommes confrontés aujourd’hui. Au lieu de cela, sa réussite réside dans le fait que le Bauhaus fut capable de produire des solutions aux problèmes quantitatifs de son époque et fit ainsi une contribution essentielle à l’émergence de la société hautement développée du XXe siècle. Nous ne devrions pas oublier que des concepts tels que la production de masse, la standardisation et les normes, aussi impopulaires soient-ils aujourd’hui, signifiaient de grands progrès à l’époque et étaient essentiels pour l’amélioration des conditions de vie. Le succès est fondé également sur l’application de masse. Cependant, nous tournant vers l’avenir, les problèmes que les sociétés occidentales doivent résoudre aujourd’hui ne sont plus les mêmes qu’à cette époque de croissance. Tandis que l’influence de l’architecture d’avant-garde coïncidait avec des conditions de rareté dans la société, nous sommes maintenant confrontés au défi de devoir réagir rapidement et avec flexibilité à des demandes fluctuantes. Aujourd’hui, la « fonction » est la caractéristique la moins pérenne d’un immeuble et, en conséquence, il ne sert à rien de la considérer comme le point de départ du design. En ce sens – comme nous sommes désormais confrontés à des questions de qualité et de maintien du confort existant – les concepts du Bauhaus ne proposent que des intérêts inégaux.

Une réponse à la question de l’applicabilité contemporaine du Bauhaus peut se trouver à un tout autre niveau : selon moi, l’effet pionnier du Bauhaus se trouvait dans le radicalisme qu’il démontrait dans l’élimination des distinctions entre des disciplines individuelles. La méthodologie qui consistait en l’intégration de divers savoirs (que cela relève de la technologie, des sciences ou de l’art) ainsi que la définition qui en découlait d’une stratégie générale, ne peut être suffisamment louée. Étant donné la croissance du savoir dans tous les champs et la division du travail toujours en augmentation, la méthode qui nous permettra de faire de nouvelles avancées ne sera pas la spécialisation mais une généralisation telle que pratiquée par le Bauhaus.4

Dans la profession d’architecte, un processus de changement profond doit avoir lieu. En tant que designers de l’environnement bâti, les architectes seront de plus en plus impliqués dans les problèmes primordiaux de préservation des ressources et, avec une urgence croissante, seront appelés à penser de manière globale, en termes d’urbanisme et de paysage, mais également en termes économiques, politiques et culturels. L’éducation est la clé à cet égard – l’enseignement des compétences transdisciplinaires et des outils appropriés permettra de se saisir de ces problèmes dans toute leur complexité.

  1. Nikolaus Kuhnert, Philipp Oswalt, « Die Sinnlichkeit des Gebrauchs: lm Gesprach mit Michael Müller », dans Arch+, nos. 100, 101, October 1989, pp. 94-99; p. 94.
  2. Werner Sewing, « Die reflexive Moderne – eine Besinnung auf die erste Moderne? (Teil 2) », dans Deutsche Bauzeitung. 12/2003, pp. 28-29; p. 28.
  3. Bruno Reichlin, « Den Entwurfsprozess steuern – eine fixe Idee der Moderne? », dans Daidalos, 71/1999; pp. 6-21, ici pp. 6-9.
  4. À cause de la spécialisation et de la division du travail, la connaissance d’un produit ou d’un service comme propriété commune s’éloigne du sens commun.

Dietmar Eberle est un architecte autrichien, professeur et le co-fondateur des « Vorarlberger Baukünstler ». Entre 1985 et 2010, il travaille avec Carlo Baumschlager. Il dirige le cabinet d’architecture Baumschlager Eberle Architekten, avec 11 bureaux en Europe et en Asie.

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02
Entre anxiété et espoir
Janvier 2021
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Dietmar Eberle est un architecte autrichien, professeur et le co-fondateur des « Vorarlberger Baukünstler ». Entre 1985 et 2010, il travaille avec Carlo Baumschlager. Il dirige le cabinet d’architecture Baumschlager Eberle Architekten, avec 11 bureaux en Europe et en Asie.

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