Les arts visuels entre big data et singularités
Il peut sembler, de prime abord, un peu surprenant d’étudier les rapports du Big Data et des singularités avec les arts visuels. En entendant le terme de Big Data, on pense automatiquement à des domaines tels que l’informatique, les technologies de l’information, l’industrie, l’économie, le business ou bien même les sciences naturelles ou médicales. Lorsqu’on examine les implications, applications et inquiétudes concernant le Big Data, la sociologie, la politique ou encore l’éthique s’imposent à l’esprit bien avant les arts. Néanmoins, et précisément à cause de cela, j’aimerai offrir quelques considérations à propos des possibles interconnections entre ces domaines, en incluant certains exemples d’œuvres et de processus créatifs d’artistes, dans l’espoir de pouvoir éclairer à la fois la nature du Big Data et de ces processus créatifs. En même temps, j’aimerai introduire le lecteur à une interprétation plus large du Big Data en l’analysant au-delà de ses sens et apparences traditionnels – souvent limités à l’informatique. En conséquence, dans le bref aperçu de la question qui va suivre, je discuterai d’abord de quelques considérations éloignées du sens strictement techn(olog)ique du Big Data, pour ensuite réduire la question à son sens originel.
Habituellement nous ne pensons pas le Big Data en relation aux beaux-arts ni aux arts visuels, sans doute parce que nous nous sommes accoutumés à l’idée que nous devons y célébrer avant tout la singularité. L’importance est mise sur les réalisations individuelles ainsi que le style personnel de chaque artiste, surtout lors du lancement d’une nouvelle forme (artistique) qui va ensuite devenir « école », « mouvement » ou « isme »: une solution innovante à un problème pictural, une nouvelle approche d’un sujet, un point de vue osé quant à un sujet brûlant, une déclaration politique au travers d’une œuvre unique. Énormément de ces créateurs canonisés en tant que figures tutélaires de l’histoire de l’art – Giotto, Léonard, Rembrandt, Cézanne, Picasso – l’ont été en vertu de leurs réussites individuelles, et peuvent être rattachés aux formes d’innovation et de singularité que j’ai mentionné. Aujourd’hui, les créateurs émergeants aspirent aussi à devenir, littéralement, exceptionnels – être l’exception à la masse énorme de données, de stimulation visuelle et d’offre esthétique que rencontrent constamment les spectateurs contemporains.
Ainsi, dans cette première partie de mon analyse des connections entre Big Data, beaux-arts et arts visuels, le Big Data peut, en un sens, se référer à la masse de productions artistiques, à la fois des périodes historiques et de notre temps présent, dont les connaisseurs essayent d’embrasser la totalité, et avec laquelle les artistes eux-mêmes travaillent, luttent et souvent rivalisent. Les connaisseurs tentent de repérer leurs préférences individuelles, et par là de découvrir ces œuvres et genres qui s’approchent le plus de leurs goûts et idéaux – évidemment, ce goût personnel fera d’eux, en tant que connaisseurs, des êtres singuliers – tandis que les artistes œuvrant au sein et pour une économie de marché espèrent trouver l’approche singulière qui fera d’eux la coqueluche des galeries, musées et collectionneurs.
En prenant la question dans un sens plus large, cependant, il existe d’autres manières dont on peut retracer les pas du Big Data dans la production et les processus artistiques et créatifs. Ici encore, le Big Data n’est pas (seulement) interprété au sens strict de la collection massive d’information, son stockage et son élaboration par des machines suivant des instructions et des algorithmes spécifiques, mais est considéré selon le travail créatif et humain de cette matière – la créativité obtenue grâce à l’information. De ce point de vue, nous pouvons considérer la multitude d’influences, d’élaborations, de réinterprétations et de revisites de l’immense tradition de l’histoire de l’art mondial comme une partie intégrante du Big Data.
Lorsqu’un artiste crée une nouvelle œuvre en ayant une œuvre plus ancienne à l’esprit, ou bien sous l’influence inconsciente d’œuvres passées, les possibilités sans limites de l’effet de ces œuvres émergent. En ce sens, la relation des concepts de Big Data et de singularité peut être retracée dans le processus créatif de l’artiste – ce qu’il ou elle choisit au sein de l’immense tradition historique et sa manière de la transformer en une pièce nouvelle et singulière, avec laquelle et par laquelle, idéalement, le spectateur contemporain atteint à une plus grande compréhension de l’œuvre et du monde contemporain. En avançant cette idée, nous pouvons dire que chaque œuvre d’art, une fois créée, devient une partie du Big Data de la tradition artistique humaine, et ainsi peut devenir elle-même le possible sujet de futures réinterprétations. Naturellement, cette modification d’une pièce unique dépend d’une multitude de facteurs – la célébrité de l’œuvre, ses qualités artistiques et esthétiques, les manières dont elle a contribué à définir son époque, son exemplarité, et/ou selon qu’elle doive-t-être ou non interrogée selon les problématiques sociales et politiques de son époque. Naturellement, beaucoup d’œuvres ne seront jamais redécouvertes et seront ainsi complètement oubliées, tandis que d’autres auront de longues périodes d’hibernation de dizaines, voire de centaines d’années, avant d’être redécouvertes. D’autres déclenchent des réactions immédiates et conduisent à un flot incessant de réinterprétations aussitôt qu’elles sont finies.
A ce stade, nous mentionnerions des œuvres qui font partie, ou constituent une sous-catégorie, de ce qui précède – des œuvres qui sont inclues dans des champs d’investigation plus larges. Cette sous-catégorie peut inclure des œuvres ouvertes, infinies, en cours ou infinissables, ainsi que des collections encyclopédiques de matériaux visuels et leur réélaboration. A titre d’exemple, nous pouvons citer la série photographique d’Ákos Czigány sur les cours intérieures de Budapest, Skies – Hommage à Hiroshi Sugimoto, réunies grâce au prix Lucien Hervé et Rudolf Hervé, et dans laquelle le contour délicat des toits, vus depuis la cour, encadre le ciel qui apparaît en de large zones blanches et homogènes, comme les écrans dans la série de Sugimoto autour des cinémas et à laquelle je reviendrai plus tard dans cet article. En ce sens, l’héritage architectural historiciste et moderniste de Budapest est non seulement délimité et collecté, mais également transformé via un changement de statut – de matériel architectural en matériel visuel – qui devient ainsi un élément pictural constitutif de la nouvelle œuvre.
Une intention différente motive Gregory Buchakjian – documenter la guerre civile qui déchire Beirut et ses fascinantes constructions. En 2009, il commença à documenter plus de 700 immeubles, composant un inventaire impressionnant du délabrement et de l’état d’abandon des intérieurs de la capitale, fait de plusieurs dizaines de milliers de photographies, pendant que, en même temps et en parallèle à cette collection documentaire, il créait des œuvres où certains de ces espaces réapparaissent en tant qu’environnement d’accueil polyvalent pour des mises en scène photographiques interrogeant son attachement et sa réponse personnels à l’espace délabré. Une autre collection « encyclopédique » qui nous vient à l’esprit est Das Anatomische Theater de Milorad Krstic. Cette fois, cependant, le point de départ n’est pas le patrimoine architectural, mais l’histoire du XXe siècle. Dans la collection détaillée d’analyses visuelles des figures, mouvements et évènements des temps modernes – ainsi que de leurs connections imbriquées – Krstic réussit à créer une encyclopédie visuelle et critique de l’histoire et de l’histoire de l’art du XXe siècle, où le siècle lui-même est étendu sur la table de dissection.
En nous rapprochant du sens restreint et original de Big Data, nous pouvons mentionner une autre de ces importantes connections au monde des arts – ces œuvres, contemporaines en particulier, qui contiennent et font usage d’une grande quantité d’information visuelle et/ou digitale et leur élaboration. Certaines d’entre-elles sont créées avec des techniques et des médiums qui semblent désormais classiques, comme la photographie argentique. Pensez, par exemple, à la série fascinante de Hiroshi Sugimoto dans les cinémas, où le temps d’exposition est le même que la durée du film et où, au final, la photographie, si elle n’est qu’un écran lumineux, «contient» néanmoins l’intégralité du film. Un autre exemple, cette fois créé par le biais de la photographie numérique, est la série Stainless d’Ádám Magyar dans laquelle l’artiste collecte méticuleusement une quantité énorme de données numériques avec son appareil pour la création de chaque pièce, en « scannant » les métros sortant d’un tunnel grâce à une technique spéciale qu’il a développée, et dans laquelle au final le résultat apparaitra avec un rendu apparemment stérile, pur, mécanique, qui réussit même à analyser poétiquement différents aspects de la réalité urbaine contemporaine par le biais de détails haute-résolution.
Arrivant à la fin de notre tour d’horizon, et retournant au sens originel de Big Data, je mentionnerais des œuvres qui non seulement fonctionnent grâce à une large quantité de données – œuvres passées, sujets ou motifs hérités comme (res)sources visuelles d’inspiration et réinterprétations dans la création d’œuvres nouvelles- mais qui rendent visible le Big Data lui-même, en créant des œuvres fascinantes et, en même temps, singulières qui explorent le flux et la nature du Big Data. Certains des artistes qui œuvrent dans cette direction tentent principalement de rendre visible la nature ordinairement abstraite du Big Data, en utilisant, par exemple, sa matière même pour créer une œuvre aux effets sublimes. Ryoji Ikeda, dont les installations à grande échelle et les animations par ordinateur intitulées « data-verse » ne montrent pas seulement le Big Data, mais en donnent une expérience démesurée. L’étrangeté sublime de ses œuvres ne vient pas uniquement de la manière que nous avons de faire l’expérience des données, mais également des difficultés à les comprendre. Et c’est exactement là que l’on peut tracer l’intérêt saisissant de son travail: les données qui étaient originellement recueillies dans le but de comprendre un phénomène particulier deviennent si abondantes et imposantes qu’elles remplissent nos esprits jusqu’au point où nous devons cesser d’essayer de les comprendre et plutôt tenter d’apprécier le flux d’information visuelle et mathématique que nous percevons mais ne parvenons pas à saisir.
Claude Closky utilise des données visuelles, et la qualité visuelle des données, d’une manière différente dans son œuvre de 2003 intitulée Untitled (NASDAQ), pour laquelle tout le mur d’une galerie a été couvert d’un papier-peint conçu par Closky contenant des données issues de la bourse. Il va sans dire que les chiffres perdaient tout leur sens, non seulement parce qu’il était impossible d’en percevoir l’immense quantité, mais aussi parce qu’ils perdaient également leur actualité, car que dans notre économie au rythme incessant, c’est toujours la dernière valeur qui compte. Dans le cas de Closky, nous avons une large part du Big Data qui est retirée de son contexte et utilisée pour sa pure qualité visuelle, afin de créer un motif décoratif. L’artiste réussit donc à la fois à impressionner le spectateur grâce à « l’utilisation » inhabituelle des chiffres et de l’information, et en même-temps à implicitement se moquer des aspects commerciaux du marché de l’art mondial et son infrastructure.
Ceci n’est qu’un aperçu des myriades d’interconnections possibles entre le Big Data et les singularités en ce qui concerne les beaux-arts et les arts visuels. J’ai fourni seulement quelques exemples singuliers du Big Data au travers d’œuvres qui emploient l’immense tradition historique de l’art, explorant et réinterprétant ce matériau ou bien en l’utilisant directement et rendant visible le Big Data dans la création d’une nouvelle œuvre d’art. Dans chacun de ces exemples, la singularité de l’œuvre d’art domine – à savoir, la façon unique dont chaque artiste fait usage de ses influences, travaillant l’ensemble des matériaux disponibles afin de construire une nouvelle œuvre ; une œuvre qui propose une nouvelle interprétation de notre réalité contemporaine.
Historien de l’art, secrétaire général et rédacteur du site web de l’Association internationale d’esthétique, membre du comité exécutif du Conseil International de la Philosophie et des Sciences Humaines et consultant en Marché de l’art pour la Foire internationale d’art contemporain de Budapest. Il est directeur du département des Beaux-Arts de l’Université de Sharjah et professeur associé en Histoire de l’art à l’Université Károli Gáspárde l’Église réformée en Hongrie.
Historien de l’art, secrétaire général et rédacteur du site web de l’Association internationale d’esthétique, membre du comité exécutif du Conseil International de la Philosophie et des Sciences Humaines et consultant en Marché de l’art pour la Foire internationale d’art contemporain de Budapest. Il est directeur du département des Beaux-Arts de l’Université de Sharjah et professeur associé en Histoire de l’art à l’Université Károli Gáspárde l’Église réformée en Hongrie.