Pourquoi un programme axé sur les transformations sociales – comme le programme MOST de l’UNESCO – s’intéresserait-il aux arts ? Après tout, on pourrait dire que les transformations sociales sont du ressort des sciences sociales. Elles concernent les systèmes et leur évolution. Leur étude fait intervenir des variables telles que le PIB, le taux de natalité, les dépenses de défense, le climat, les partis politiques et les idéologies, l’urbanisation et les technologies agricoles – des macro-variables, en d’autres termes, qui interagissent à des niveaux qui dépassent les individus et ne concernent que marginalement leur sensibilité esthétique. Bien entendu, les arts ont des conditions sociales de production, comme tout le reste, et peuvent donc être étudiés dans une perspective de transformations sociales. Mais c’est là que se situe la limite de leur pertinence.
Cette vision n’est pas fausse. En effet, d’une certaine manière, elle n’est pas seulement vraie mais aussi importante. Le niveau systémique de l’analyse est indispensable pour saisir certaines caractéristiques essentielles des sociétés et de leurs interactions. Et, oui, les arts peuvent être étudiés de l’extérieur, pour ainsi dire, de manière à mettre l’accent sur la façon dont ils répondent aux conditions sociales et technologiques qui les rendent possibles. On peut même, comme l’a fait Norbert Elias, étudier Mozart en termes de « sociologie du génie ».
Mais les choses peuvent être vraies et importantes, tout en restant partielles et même profondément trompeuses – comme dans la célèbre parabole des aveugles et de l’éléphant, dans laquelle chaque personne, ne touchant qu’une partie de l’éléphant, décrit comme si cette partie était le tout. C’est également le cas de l’analyse systémique des sociétés et de leurs transformations.
Une société est un système, qui peut être décrit en termes de macro-variables abstraites ; c’est aussi, de manière indissociable, un réseau de significations qui ne peut être compris qu’en termes de création de sens intégrée dans des activités qui ont un sens non seulement pour un observateur extérieur, comme dans les paradigmes coloniaux de la plupart des premières anthropologies, mais aussi pour les acteurs eux-mêmes. Les sciences humaines ont pour rôle spécifique de donner du sens à la création de sens, par le biais des concepts et des méthodes de la philosophie, de l’histoire, des langues et de la littérature et des disciplines artistiques critiques. C’est pourquoi le programme de gestion des transformations sociales de l’UNESCO comporte un volet important – et croissant – consacré aux sciences humaines, qui comprend des engagements à grande échelle tels que l’Histoire générale de l’Afrique et l’analyse historique et culturelle des Routes de la Soie.
Mais encore, pourrait-on dire, il existe un fossé irréductible entre les disciplines artistiques critiques et les arts, c’est-à-dire le fossé entre faire quelque chose et en parler. Wittgenstein a fait remarquer qu’on ne peut pas apprendre à nager simplement en lisant un livre sur la natation. Il en va certainement de même pour les arts : un musicologue peut faire de la musique, mais faire de la musique est une activité profondément différente de faire de la musicologie. Le lecteur sceptique pourrait aller jusqu’à dire qu’après tout, un musicologue peut fabriquer des meubles en bois ou élever des chats persans, et nous ne supposerions aucun lien organique à cet égard.
En effet, la réflexion de bon sens sur les arts pousse souvent cette idée encore plus loin, souscrivant à la forme de spontanéisme ou de primitivisme dans laquelle l’incapacité à rendre compte de la création de manière critique est la forme ultime de la créativité. C’est parce que les grands bluesmen des années 30 et 40 n’ont jamais appris à lire la musique qu’ils étaient grands – pour ne prendre qu’une expression stéréotypée de cette idée.
Mais il n’y a en fait aucune raison de penser que c’est vrai. Tenter d’isoler la création artistique de la réflexion sur le processus de création est une mutilation, non seulement de la manière dont les artistes créent, mais aussi de la manière dont les arts fonctionnent dans leur cadre social. L’histoire de l’art n’est pas de l’art, mais chaque artiste crée dans une certaine mesure, avec en toile de fond des choses apprises, aperçues, à moitié mémorisées, admirées et détestées. C’est ce sentiment que les arts n’expriment pas simplement la société et sa dynamique, mais qu’ils constituent plus profondément un mode important de création de sens qui institue une société telle qu’elle est, et façonne sa dynamique et ses conditions de changement.
Dans son célèbre poème « Annus Mirabilis », Philip Larkin l’a brillamment exprimé :
In nineteen sixty-three
(which was rather late for me) –
Between the end of the “Chatterley” ban
And the Beatles’ first LP.
La littérature, la censure, la musique pop, la révolution sexuelle et l’angoisse existentielle individuelle – tout cela fusionné de manière épigrammatique par le génie poétique. Voilà, en un mot, comment les arts sont liés aux transformations sociales. C’est pourquoi le programme MOST de l’UNESCO s’engage en faveur des arts – et c’est pourquoi nous accueillons ce premier numéro de la revue HAS, et nous nous réjouissons de travailler avec ses éditeurs et son équipe éditoriale pour nourrir une conversation mondiale sur les arts et les sciences humaines.
Depuis qu’il a rejoint l’UNESCO en 2003, John Crowley a été spécialiste de programme en sciences sociales (2003-05) et chef de l’unité de communication, information et publications (2005-07), chef de la section de l’éthique des sciences et des technologies (2008-11), et chef d’équipe pour le changement environnemental global (2011-14). Avant de rejoindre l’UNESCO, il a travaillé comme économiste dans l’industrie pétrolière (1988-95) et comme chargé de recherche à la Fondation Nationale Française de Science Politique (1995-2002). De 2002 à 2015, il a été rédacteur en chef de la Revue Internationale des Sciences Sociales, publiée par l’UNESCO.
Depuis qu’il a rejoint l’UNESCO en 2003, John Crowley a été spécialiste de programme en sciences sociales (2003-05) et chef de l’unité de communication, information et publications (2005-07), chef de la section de l’éthique des sciences et des technologies (2008-11), et chef d’équipe pour le changement environnemental global (2011-14). Avant de rejoindre l’UNESCO, il a travaillé comme économiste dans l’industrie pétrolière (1988-95) et comme chargé de recherche à la Fondation Nationale Française de Science Politique (1995-2002). De 2002 à 2015, il a été rédacteur en chef de la Revue Internationale des Sciences Sociales, publiée par l’UNESCO.