Nous vivons dans ce que certains appellent l’année de la peste. Une référence au journal de Daniel Defoe, publié en 1722. Cet ouvrage est un rappel que l’humanité est déjà passée par là, et un avertissement que nous le serons à nouveau.
Écoutez Defoe, trois siècles avant que le terme “fake news” ne soit inventé : La peste était en soi très redoutable, et la détresse du peuple très grande… Mais la rumeur était infiniment plus grande1. Bien sûr, Defoe est loin d’être la seule voix qui nous parle du passé. Comme nous le rappelle René Girard, “la peste se retrouve partout dans la littérature”2. On peut penser à Thucydide qui décrit la peste à Athènes, ou à Boccace qui la décrit à Florence. Plus récemment, Tetsuo Takashima a publié en 2010 La Pandémie, qui raconte l’histoire d’un virus parti de Chine et provoquant des confinements à Tokyo. Les arts visuels aussi sont témoins, comme la représentation précise des symptômes par l’œuvre de Tintoretto représentant Saint Roch guérissant les pestiférés.
Au-delà des descriptions et des aperçus, on peut trouver des analyses dans ces archives. Dans son cours sur la philosophie de la nature en 1830, Hegel montre que pour comprendre une épidémie, il faut comprendre les interactions entre le fonctionnement interne de l’organisme, l’ensemble de la nature extérieure à celui-ci, y compris le climat, la géographie et l’histoire3.
Nous pouvons tirer des enseignements du passé pour préparer l’avenir. Les sciences humaines sont les gardiennes de ce savoir, et elles nous fournissent les outils nécessaires pour comprendre notre situation difficile, faire face à ses défis, et même en sortir plus forts.
Deux aspects, au moins, des sciences humaines se sont révélés particulièrement importants dans le cadre de la pandémie.
Premièrement, l’importance des sciences humaines dans la communication des réductions de risques de catastrophe. Il ne sert à rien d’avoir les meilleurs conseils médicaux, les meilleures solutions techniques, si les gens les rejettent. Nous devons comprendre comment les populations prennent leurs décisions, à qui ils font confiance, où ils obtiennent leurs informations. Cela nécessite une compréhension de la culture, de la tradition, de la langue, des normes, de la communauté… Des connaissances qui sont difficiles, voire impossibles à acquérir sans les sciences humaines.
Un deuxième aspect qui prévaut est la nécessité d’appliquer le prisme du genre pour appréhender ces problèmes. Les femmes sont en première ligne de la lutte contre le Covid : dans les métiers de la santé, le secteur de la vente, et toutes ces autres activités dont nous réalisons maintenant l’aspect essentiel. Mais elles sont les victimes d’une pandémie de violence au sein de la pandémie de Covid. Leurs emplois sont souvent les premiers à être supprimés. Elles ont généralement la charge supplémentaire des soins et de l’enseignement à domicile, en plus du travail non rémunéré qu’elles faisaient déjà. D’autres groupes opprimés ont également vu leur oppression s’aggraver, à cause de la montée du racisme et de la discrimination.
Au-delà des données et des datas accumulées, les sciences humaines nous enseignent que les humains et les sociétés qu’ils créent ne sont pas des machines que l’on peut contrôler en actionnant quelques leviers politiques. Le philosophe Edgar Morin nous rappelle que l’incertitude “reste un élément imprenable de la condition humaine et que nous devons l’accepter”4. Ou, comme l’a récemment déclaré Jurgen Habermas à propos de la pandémie, “dans cette crise, nous devons agir dans la connaissance explicite de notre non-savoir”5. Même les meilleures politiques publiques du monde sont impuissantes face à l’incertitude. Le dialogue entre les humanités et les politiques publiques doit trouver un juste équilibre : équilibrer les probabilités, alors que notre civilisation nous a inculqué le besoin de toujours plus de certitudes sur l’avenir, souvent illusoires. Les sciences humaines sont la clé pour retrouver cette forme d’humanisme et de résilience, car nous avons besoin d’elles pour analyser de manière critique les effets sociaux de la pandémie. Les comportements, les événements, les structures sociales, émergent de billions d’interactions entre les personnes, l’environnement, la société, l’économie. Les sciences humaines peuvent nous aider à comprendre comment le passé et nos pensées sur l’avenir influencent ces résultats.
À l’UNESCO, nous promouvons ce vaste objectif comme la seule façon réaliste de comprendre le monde et de guider les actions politiques, surtout à des moments critiques comme aujourd’hui. Ce sont les raisons pour lesquelles nous avons tenu à maintenir, malgré la pandémie, des événements importants tels que la Journée mondiale de la Philosophie et la Journée mondiale de la Poésie, ou le Sommet international sur la Culture du Futur. Au-delà de la crise, l’UNESCO appelle les sciences humaines à répondre aux grands défis auxquels notre monde est confronté.
Tout d’abord, pour aborder, comprendre et combattre les inégalités, nous utilisons l’économie, l’anthropologie, la géographie et la sociologie, par le biais de notre programme Management of Social Transformations (Gestion des Transformations Sociales) et de notre Inclusive Policy Lab (Laboratoire de Politiques Inclusives).
Ensuite, les actions humaines sont fondées sur des schémas culturels, sociaux et éthiques de connaissance, d’interprétation, d’engagement et de sensibilisation. Le projet Humanities, Arts and Society de l’UNESCO soutient la coopération multidisciplinaire entre divers domaines de recherche et les arts dans le cadre du processus visant à renforcer la créativité et à imaginer de nouveaux futurs.
Nous apportons également un nouveau regard sur le passé. Grâce à nos projets General History of Africa (Histoire générale de l’Afrique) et The Slave Route (La Route de l’esclave), ainsi qu’à notre programme sur la route de la soie, nous espérons contribuer à des sociétés plus pacifiques en améliorant notre compréhension des diverses leçons complexes et regards sur le passé. Le projet de L’Histoire générale de l’Afrique, écrite par des Africains, dresse un portrait précis et décolonisé du passé du continent africain, de sa diversité culturelle et de sa contribution au progrès de l’humanité. Aujourd’hui, quinze États africains et la France se sont engagés sur la voie de l’intégration de ce matériel pédagogique dans leurs programmes scolaires pour favoriser une meilleure connaissance réciproque mais aussi pour lutter contre le racisme et la xénophobie, et encourager la cohésion et paix sociale.
Nous nous attaquons aux problèmes globaux tels que l’urgence environnementale par le biais de notre initiative BRIDGES. La session BRIDGES de la conférence européenne des sciences humaines a abordé l’importance d’étendre la science environnementale par le biais de contributions interdisciplinaires provenant des connaissances autochtones, de l’histoire, de la géographie, de la philosophie, de l’anthropologie et des sciences politiques afin de développer des outils pour faire face au problème complexe du climat dans son ensemble. Les sciences humaines sont d’une valeur inestimable pour faire face à la crise environnementale et pour repenser la relation entre l’homme et la planète.
L’une de nos initiatives les plus importantes consiste à rédiger une recommandation sur l’éthique de l’intelligence artificielle, que nos États membres ont adopté en novembre 2021. Pour nous, il ne s’agit pas seulement d’une question technique ou réglementaire. La convergence entre les sciences humaines (notamment la philosophie), l’informatique – et bien sûr l’intelligence artificielle – offre l’opportunité d’établir un dialogue interdisciplinaire qui sert d’outil pour construire un cadre éthique adéquat et nécessaire. Une approche fondée sur les sciences humaines nous incite à poser des questions plus profondes sur la nature de l’intelligence que l’IA cherche à imiter, et fournit un cadre pour examiner qui produit cette technologie, comment, pour qui et avec quelles conséquences, pour le meilleur ou pour le pire.
Enfin, la Recommandation on Open Science (recommandation sur la science ouverte), que nos États membres également adopté, vise à améliorer l’accès à la science, y compris aux sciences humaines. Cela permettrait d’améliorer les conditions de recherche, notamment dans les pays qui en ont besoin, mais aussi de donner plus d’opportunités à la science pour développer des solutions pour nos sociétés.
En conclusion, l’objectif principal de la déclaration de Lisbonne sera d’inviter les États et les institutions à s’engager à soutenir concrètement l’autonomie des sciences humaines et, au-delà, à renforcer la conception des réponses politiques aux grands défis contemporains. Nos sociétés changent, et il est nécessaire de suivre cette transformation sociétale, alors construisons ensemble les politiques et les pratiques qui peuvent aider à poursuivre la résilience et la cohésion sociétale.
Rappelons que dans La Peste, Camus fait également entendre une note d’optimisme : “Ce que nous apprenons en temps de peste: qu’il y a plus de choses à admirer dans les hommes qu’à mépriser.”6
Travaillons ensemble à identifier et à nourrir ce qui est admirable.
Références
1 https://www.gutenberg.org/files/376/376-h/376-h.htm
2 GIRARD, RENE. “The Plague in Literature and Myth.” Texas Studies in Literature and Language 15, no. 5 (1974): 833–50. http://www.jstor.org/stable/40754299.
3 G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, II, Philosophie de la nature, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 2004
4 https://lejournal.cnrs.fr/articles/edgar-morin-nous-devons-vivre-avec-lincertitude
6 CAMUS Albert, La peste, Ed. du Livre de poche, collection Folio, 1972, p.279.
Un programme qui œuvre au renforcement de la connexion entre la recherche et les politiques, à consolider le lien entre la connaissance et l’action, clé pour favoriser un changement social positif vers un développement inclusif et durable.
https://fr.unesco.org/themes/transformations-sociales/most
Un programme qui œuvre au renforcement de la connexion entre la recherche et les politiques, à consolider le lien entre la connaissance et l’action, clé pour favoriser un changement social positif vers un développement inclusif et durable.
https://fr.unesco.org/themes/transformations-sociales/most